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Full text of "Revue de Paris"

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Iittp://www.arcliive.org/details/revuedeparis11840brux 


REVUE 


DE  PARIS. 


REVUE 

DE  PARIS, 


EDITIO:*    ADGMENTEB 


DES  PRINCIPAUX   ARTICLES 
DE    LA   REVUE  DU  XIX'  SIÈCLE. 


TOME  PREMIER. 


JANVIER  1840. 


SOCIÉTÉ    TYPOGRAPHIQUE  BELGE, 

AD.    WAHLEW  ET  COMPAGNIE. 
1840 


L'ARCHIPRETRE 


DES  CEVENNES. 


XiV  (1). 

TOINOS   lA    PSYCHÉ. 

Pendant  que  rinsurreclioii  religieuse  soulève  la  population 
cévenole,  nous  allons  conduire  le  lecteur  à  une  modeste  hôtel- 
lerie d'Alais ,  ville  située  à  dix  lieues  environ  du  théâtre  des 
scènes  que  nous  venons  de  retracer. 

Cette  auberge,  dont  la  pieuse  enseigne  représentait  une  croix 
pastorale,  était  tenue  par  Thomas  Rayne,  bon  catholique. 

Sans  doute  des  voyageurs  de  distinction  venaient  d'arriver, 
car  on  voyait  à  la  porte  de  l'hôtel  une  chaise  de  poste  dételée, 
des  chevaux  écumant  de  sueur,  un  postillon  comptant  l'argent 
qu'il  venait  de  recevoir,  et  un  laquais  vêtu  en  courrier  qui  aidait 
une  suivante  accorle  et  égrillarde,  véritable  Mar'on  de  comé- 
die, à  déballer  quelques  cartons. 

Un  jeune  homme  très-petit ,  très-gros ,  à  figure  commune  , 
suffisante,  vêtu  d'un  habit  de  voyage  ridiculement  chargé  de 
broderies,  surveillait  celte  opération. 

(I)  Voyez  tom.  Xli ,  paç.  21  1839. 

1  1 


6  REVUE  DE  PAKIS. 

Craignant  qu'une  des  caisses  placées  sur  l'impériale  ne  fût 
pas  enlevée  avec  assez  de  précaution,  le  gros  jeune  homme 
monta  résolument  sur  une  des  roues  de  la  chaise,  en  disant  au 
laquais  :  —  Tête-bleue  !  prends  donc  garde,  Mascarille,  c'est  la 
caisse  aux  senteurs  de  Martial...  et... 

—  J'ai  déjà  prié  monsieur  de  ne  pas  me  tutoyer ,  dit  le  grand 
laquais,  en  interrompant  son  maître,  d'un  air  à  la  fois  respec- 
tueux et  insolent.  Je  n'ai  quitté  la  maison  de  monseigneur  le 
duc  de  Nevers  et  je  ne  suis  entré  chez  monsieur  qu'à  cette  con- 
dition. 

—  Allons,  allons,  il  suffit,  Mascarille;  faites  seulement  bien 
attention  à  cette  caisse,  dit  le  jeune  homme  en  rougissant. 

—  Vous  ne  savez  donc  pas,  monsieur  Taboureau,  reprit  la 
brune  suivante  en  riant  d'un  air  malin,  en  montrant  deux  ran- 
gées de  dents  du  plus  bel  émail,  vous  ne  savez  donc  pas  que 
M.  de  Mascarille  ne  permet  à  ses  maîtres  de  le  tutoyer  que  lors- 
qu'ils sont  ducs...  et  encore  je  ne  sais  pas  même  s'il  accorde  ce 
privilége-là  aux  ducs  à  brevet. 

—  Taisez-vous ,  Zerbinette ,  dit  M.  Taboureau  d'un  air  cour- 
roucé. 

A  ce  moment  une  voix  d'un  timbre  charmant  fit  entendre  ces 
mots  accentués  avec  une  impatience  croissante  : 

—  Monsieur  Taboureau  !  monsieur  Taboureau  !  monsieur 
Taboureau  ! 

Au  premier  appel,  l'heureux  possesseur  de  ce  beau  nom  de 
Taboureau  avait  vivement  levé  la  tête  vers  la  fenêtre  d'où  sem- 
blait sortir  la  voix  ;  au  second  appel,  ils'était  écrié  :  Me  voici, 
belle  Psyché...  el  il  avait  perdu  l'équilibre  ;  au  troisième  appel, 
il  avait  lourdement  sauté  de  la  roue,  en  entraînant  malheureu- 
sement la  caisse  de  parfums  qu'il  soutenait,  et  qui  se  brisa  avec 
un  sourd  fracas  ;  enlîn,  au  quatrième  appel,  il  s'était  précipité 
dans  l'hôlellerie  en  répondant  :  Me  voici  !  me  voici  !  me  voici  ! 
Car  la  jolie  voix  appelait  toujours  Taboureau,  et  commençait  à 
se  raontur  sur  un  diapazon  assez  voisin  de  la  colère. 

Lorsque  M.  Taboureau  entra  dans  la  plus  belle  chambre  de 
l'auberge,  Toinon  la  Psyché,  car  c'était  elle,  s'irritait  déjà 
très-fort  de  la  lenteur  de  son  gros  chevalier. 

Toinon  avait  vingt  ans  au  plus  ;  sa  taille  petite  et  mignonne 
était  d'une  grâce  juvénile,  d'une  perfection  tellement  idéale,  que 


REVUE  DE  PARIS.  7 

!e  roi  Louis  XIV  ,  devant  qui  Toinon  avait  représenté  Psyché 
dans  l'intermède  de  Molière  qui  porte  ce  nom,  n'avait  pu  s'em- 
pêcher de  dire  en  voyant  danser  cette  adorable  créature  : 

—  Foilà  assurément  Psyché. 

Depuis  ce  jour,  les  gens  de  la  cour  et  du  bel  air  n'appelèrent 
plus  Toinon  que  la  Psyché,  et  bientôt  elle  éclipsa  les  fameuses 
danseuses  Pécourt  et  Desmâtins ,  jusque-là  sans  rivales  dans 
la  danse  des  sylphides  de  la  Statue  d'Or,  ballet  du  temps  (1). 

Il  était  impossible  de  voir  quelque  chose  de  plus  charmant  et 
à  la  fois  de  plus  naïf  et  de  plus  éveillé,  que  la  fraîche  et  jolie 
mine  de  Toinon.  Ses  cheveux  châtains  clairs  à  reflets  dorés 
entouraient  son  front  de  neige.  Au-dessous  de  deux  minces 
sourcils  bruns,  étincelaient  ou  mouraient,  à  travers  leurs  fran- 
ges de  longs  cils  noirs,  deux  grands  yeux  gris-bleu  qui  pou- 
vaient, selon  le  caprice  de  Toinon,  pétiller  de  malice,  ou  se  noyer 
de  langueur.  Un  petit  nez  relevé,  mutin,  moqueur,  insolent, 
dont  le  bout  rosé  s'agitait  imperceptiblement  à  la  moindre  émo- 
tion ,  relevait  de  son  piquant  attrait  cette  délicieuse  physiono- 
mie, ronde,  blanche,  purpurine,  dont  les  lèvres  humides,  ver- 
meilles et  rebondies,  respiraient  la  malice  et  la  sensualité. 

Toinon  ne  connaissait  ni  son  père  ni  sa  mère.  Son  roman  était 
simple.  Enfant  trouvée  de  Paris,  ramassée  dans  une  rue  du 
IMarais  par  des  bateleurs,  elle  avait  suivi  leur  troupe  jusqu'à 
l'âge  de  quatorze  ans.  Un  jour  Feuillet,  célèbre  choréographe 
et  maître  des  ballets  de  l'hôtel  de  Bourgogne  (2),  vit  danser 
Toinon  sur  la  place  Royale  :  frappé  de  sa  grâce  et  de  sa  gen- 
tillesse, il  proposa  aux  saltimbanques  de  la  lui  abandonner. 
En  peu  de  temps,  grâce  aux  soins  de  ce  maître  habile,  Toinon 
fit  de  rapides  progrès,  parut  dans  tous  les  intermèdes,  et  fut 
enfin  remarquée  par  le  roi,  qui  d'un  mot  fit  la  fortune  de  la 
petite  fille  en  l'appelant  Psyché. 

De  ce  mot,  de  ce  jour,  la  Toinon  fut  à  la  mode. 

Moralement,  la  Psyché  était  fort  de  l'école  de  Marion  Delorrae 
et  de  M"e  de  l'Enclos;  si,  comme  ces  belles  émules,  elle  ne  se 
piquait  pas  généralement  de  fidélité,  comme  elles  Toinon  avait 


(1)  Livret  d'opéra  de  Le  Roi,  1699. 

(2)  Voir  la  Chorcographie  de  Feuillet;  Paris,  1701. 


8  REVUF,  DE  PARIS. 

toujours  cherché  ou  choisi  ses  préférences  parmi  les  gens  de  la 
meilleure  compagnie.  Son  dernier  amour,  ou  plutôt  la  seule  et 
la  première  passion  qu'elle  eût  ressentie  de  sa  vie  avait  été  pour 
le  marquis  Taiiciède  de  Florac,  que  nous  avons  vu  à  la  tête  des 
dragons  de  Saint-Sernin,  servant  d'escorte  à  l'archiprêtre.  Le 
marquis  Tancrède  était  de  tous  points  capable  d'inspirer  un  tel 
allachement.  Nul  n'était  plus  renommé  pour  l'ampleur  ébou- 
riffée de  ses  perruques  blondes,  pour  l'audace  cavalière  de  son 
débraillé  à  la  gourgandine,  pour  la  magnificence  de  ses  équi- 
pages, de  ses  habits  et  de  ses  dentelles  :  «  Il  était  malines  de- 
puis le  col  jusqu'aux  chaussons,  et  pouvait  faire  armes  sédui- 
santes de  ses  tabatières,  montres  et  poivrières,  tant  elles  étaient 
d'un  furieux  bon  goilt  (1).  Toujours  barbouillé  de  tabac  d'Es- 
pagne, toujours  ivre,  grand  brelandier,  habile  académiste,  des 
pins  redoutables  à  la  paume,  jouant  du  luth  comme  un  archange, 
et  dansant  une  courante  ou  un  pas  de  caractère  comme  L'É- 
tang (2)  lui-même,  le  marquis  Tancrède,  moqueur,  brillant, 
îiardi,  avait  eu  des  galanteries  sans  nombre,  mais  seulement 
parmi  la  fine  fleur  des  femmes  de  la  cour,  fuyant  comme  peste 
les  femmes  de  robe,  les  bourgeoises  et  les  comédiennes. 

Toinon  a\ait  bien  des  fois  en  soupirant  lorgné  le  beau  Tan- 
crède, lorsqu'il  venait  étaler  ses  canons,  ses  rubans  et  sa  perru- 
que sur  les  banquettes  de  la  scène,  d'où  il  interrompait  effronté- 
ment les  acteurs.  Mais  le  marquis  était  resté  de  marbre  aux 
coquettes  agaceries  de  la  Psyché. 

Une  si  dédaigneuse  insouciance  devait  exaspérer  une  tête 
ardente  et  folle  comme  celle  de  Toinon.  Elle  se  piqua  au  jeu, 
tant  et  si  bien,  que  le  beau  Tancrède  fut  heureux  à  peu  près 
malgré  lui.  Le  bonheur  ne  changea  rien  aux  airs  méprisants 
dont  il  continua  d'accabler  la  pauvre  créature.  Soit  dépit,  soit 
esprit  de  contradiction,  soit  véritable  amour,  malgré  les  .inso- 
lences, malgré  les  duretés  du  marquis,  celte  fille  qui  n'avait 


(1)  Voyez  poui-  ce  portrait  des  merveilleux  du  temps  la  Thèse  des 
Dames,  acte  lei-,  scène  iv.  .GheraUli,  théâtre  de  Thôtel  de  Bour- 
gogne, 1701.  Ce  répertoire  est  un  trésor  de  documents  précieux  sur 
les  mœurs  et  usages  de  l'époque. 

(2)  Fameu\  danseur  du  temps. 


REVUE  DE  PARIS.  9 

jamais  eu  d'autre  loi  que  ses  cliaiigeantes  fantaisies,  éprouva 
pour  ce  gentilhomme  un  sentiment  profond,  jaloux,  mais  hum- 
ble et  résigné.  Elle  ressentit  enfin  tous  les  violents  symptômes 
d'une  première  passion.  Les  gens  de  cour  qui  formaient  sa 
société  habituelle  furent  peu  à  peu  éloignés.  Assez  riche  pour 
quitter  le  théâtre,  Toinon  vécut  dans  la  retraite,  heureuse, 
éperdument  heureuse ,  lorsque  Tancrède  daignait  lui  donner 
une  heure  sans  la  railler  trop  cruellement  sur  ses  goûts  de  Ma' 
deleine  repentante. 

Cette  liaison  insouciante  et  presque  brutale  du  côté  de  Tan- 
crède, timide  et  dévouée  du  côté  de  Toinon,  dura  trois  mois. 
Au  bout  de  ce  temps,  le  marquis  fut  obligé  d'aller  rejoindre  son 
régiment  dans  les  Cévennes. 

Le  désespoir  de  la  Psyché  fut  d'autant  plus  amer,  que  le  mar- 
quis Tancrède  riait  comme  un  fou,  lorsque  la  pauvre  fille  par- 
lait du  chagrin  affreux  (ju'elle  éprouvait  à  le  quitter. 

Un  jour  elle  avait  même  poussé  l'impertinence  jusqu'à  pleurer, 
mais  le  marquis  lui  avait  formellement  déclaré  :  Prima,  que 
les  plus  beaux  yeux  du  monde  devenaient  hideux  lorsqu'ils 
étaient  rouges;  secxmdà ,  que  ces  airs  d'Ariane  éplorée  que  la 
danseuse  se  permettait  à  son  endroit ,  le  compromettaient  d'une 
étrange  sorte.  Depuis  ce  jour  ,  Toinon  lâchait  toujours  de  pa- 
raître souriante  quand  Tancrède  arrivait. 

Le  marquis  parti ,  Toinon  souffrit  d'affreuses  douleurs  ;  son 
amour  s'exalta  tellement ,  qu'au  risque  de  se  faire  impitoyable- 
ment chasser,  elle  résolut  d'aller  rejoindre  Tancrède.  Ce  qu'elle 
fit. 

Voici  à  quelle  propos  elle  avait  pris  pour  chevalier  Claude 
Taboureau. 

Ce  dernier ,  fils  d'un  fermier  des  aides  et  gabelles  ,  avait  hé- 
rité d'une  fortune  énorme,  Voulant  trancher  du  grand  seigneur, 
le  Taboureau,  d'abord  éperdument  amoureux  de  Toinon,  avait 
commencé  par  lui  offrir  tout  un  Potose;  aussi  Toinon  l'a- 
.  vail-elle  fait  mettre  à  la  porte  comme  un  petit  bourgeois  qu'il 
était. 

Pourtant,  au  moment  de  partir  pour  les  Cévennes,  trouvant 
la  route  dangereuse  pour  deux  femmes  seules  ,  car  elle  emme- 
nait sa  suivante  Zerbinette,  la  Psyché  avait  fait  venir  Tabou- 
reau, et  lui  avait  dit  : 


ÎO  REVUE  DE  PARIS. 

—  Monsieur  Taboiireau  ,  vous  m'aimez  ,  dites-vous  ? 

—  Plus  que  mon  âme  ,  belle  Psyché  i  Aussi  vrai  qu'il  n'y  a 
que  vous  au  monde  pour  faire  le  pas  de  Sissone  et  le  pas  Tor- 
tillé (1)  ,  je  vous  suis  dévoué  corps  el  âme. 

—  Prouvez-le  moi  :  je  vais  en  Languedoc  retrouver  M.  le  mar- 
quis de  Florac;  seule  dans  ma  chaise  avecZerbinette ,  j'ai  peur  ; 
accompagnez-moi, 

—  Cruelle  tigresse  !  que  me  proposez-vous  là  ? 

—  C'est  oui  ou  c'est  non  ,  monsieur  Taboureau  :  je  vous  parle 
avec  franchise,  décidez-vous. 

Après  les  réflexions  les  plus  mortifiantes  pour  son  amour- 
propre  ,  Taboureau  avait  fini  par  accepter  la  proposition  de 
Toinon ,  pensant  que  rien  ne  serait  de  meilleur  air  que  de  pou- 
voir dire  à  ses  amis ,  en  se  promenant  aux  Tuileries  dans  l'allée 
du  Contrôle  (2)  :  Je  pars  demain  avec  la  Psyché  ! 

II  consentit  donc  à  servir  de  sigisbé  à  Toinon,  et  se  mit  en 
route  avec  elle ,  emmenant  son  grand  laquais  Mascarille  qui 
courait  devant  la  chaise  .  et  qu'il  avait  à  prix  d'or  débauché  de 
la  maison  de  M.  le  duc  de  Nevers. 

Pendant  tout  le  chemin  ce  ne  furent  de  la  part  de  Toinon  et 
de  sa  suivante  que  moqueries  et  que  plaintes  sur  l'embonpoint 
monstrueux  de  Claude  Taboureau,  qui  se  faisait  pourtant  pelil , 
petit  dans  un  coin  de  la  chaise  pour  ne  point  étouffef  Zerbiiiutle, 
qui  était  placée  entre  lui  et  la  Psyché. 

Enfin  les  trois  voyageurs  arrivèrent  à  Alais  oii  Toinon  comp- 
tait avoir  les  renseignements  nécessaires  pour  retrouver  le  mar- 
quis ,  car  elle  avait  appris  à  Montpellier  que  les  dragons  s'é- 
taient déjà  dirigés  vers  les  montagnes  des  Cévennes. 


(1)  Pas  du  temps.  Voir  la  choréographie  de  Feuillet,  déjà  citée. 

(2)  Maintenant  l'allée  du  bord  de  l'eau. 

Cl  Arlequin.  —  L'une  est  Tallée  de  la  Fronde  ou  du  Contrôle. 

Pierrot.  —  Ces  allées  où  sont  ces  bancs? 

Arleqiiin,  —  Oui ,  c'est  là  qu'on  s'assied  pour  médire  à  son  aise  , 

Que  l'on  parle  du  beau  ,  du  mauvais  et  du  bon  ; 
Enfin  c'est  là  où  tout  se  pèse , 

Et  qu'à  chaque  passant  on  taille  son  lardon,  » 

(  Les  Promenades  de  Paris.) 


REVUE  DE  PARIS.  11 

Telle  était  Toinon  la  Psyché  qui  venait  d'appeler  si  impaliem- 
meiit  Taboureau. 

Le  sigisbé  entra  précipitammeht  dans  la  chambre  de  l'auberge 
et  trouva  Toinon  plus  jolie,  plus  séduisante  que  jamais  ,  avec 
sa  longue  robe  de  voyage  de  taffetas  gris  perle,  et  ses  coiffes  de 
même  étoffe  et  de  même  couleur. 


XV. 


Là   NOUVELLE. 

—  Mais,  monsieur  Taboureau,  VOUS  êtes  insupportable;  voilà 
plus  de  dix  fois  que  je  vous  appelle  ,  dit  Toinon  en  frappant  du 
bout  de  son  pelit  pied  avec  colère. 

—  Tigresse  !  répondit  le  sigisbé  tout  essoufflé.  A  moins  d'être 
un  oiseau  ,  un  sylphe  ,  il  est  impossible  d'être  plus  prorapt. 

—  Oh  !  certainement  vous  èles  leste  et  preste  comme  un 
sylphe,  je  n'en  doute  pas...  Quelle  heure  est-il? 

Claude  tirade  sa  veste  une  montre,  ou  horloge  de  poche, 
comme  on  disait  alors ,  épaisse  de  deux  pouces  environ,  et  ré- 
pondit: Trois  heures  un  quart  de  relevée. 

—  Nous  allons  demander  notre  route,  et  à  quatre  heures  nous 
repartons  ,  dit  Toinon  d'un  air  décidé. 

—  Repartir!  à  quatre  heures  !  s'écria  Taboureau  ;  mais  ,  ti- 
gresse, vous  n'y  songez  pas.  Nous  n'avons  pas  déjeuné,  nous 
n'avons  pas  dîné  ,  vous  ne  voulez  donc  pas  même  que  nous  sou- 
pions  ? 

—  Eh!  mon  Dieu,  mangez ,  déjeunez  ,  dînez,  soupez  ,  tant 
que  bon  vous  semblera.  Mais  soyez  prêt  à  partir  à  quatre  heures, 
voilà  tout  ce  que  je  vous  demande. 

—  U  me  serait  d'abord  ,  je  crois  ,  très-difficile  ,  belle  tigresse, 
de  trouver  de  quoi  faire  trois  repas  dans  celte  misérable  au- 
berge ;  c'est  tout  au  plus  s'il  y  aura  moyen  d'en  faire  un  ;  mais 
toutes  vos  caisses  sont  déballées,  et... 

—  Eh  bien  !  vous  les  ferez  emballer  de  nouveau.  Cela  suffit. 

—  Mais ,  mademoiselle!  s'écria  Taboureau  avec  impatience. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie,  monsieur  ?  dit  Psyché  d'un  air 


12  REVUE  DE  PARIS. 

majeslueusomeiU  courroucé;  vous  hésitez  à  m'obéir?  Pourquoi 
restez-vous?  Qui  vous  retient  auprès  de  moi?  Si  ma  façon  de 
voyager  vous  semble  incommode  ,  allez-vous-en  ;  mais  si  vous 
restez  ,  ne  me  contrariez  pas. 

—  Mais  ,  depuis  notre  départ  de  Paris ,  songez  donc  que  vous 
ne  vous  êtes  arrêtée  qu'à  Lyon  ,  une  nuit;  vous  devez  être  hor- 
riblement fatiguée  ;  prenez  au  moins  ici  quelques  heures  de 
repos. 

—  Je  ne  suis  pas  fatiguée.  Le  désir  d'arriver  près  de  M.  de 
Florac  me  donne  une  inquiétude  brûlante  ,  c'est  vrai  ;  mais  celte 
inquiétude,  je  l'aurai  jusqu'au  moment  où  je  pourrai  le  voir, 
jusqu'au  moment  où  je  saurai  s'il  me  permet  de  rester  près  de 
lui.  Il  faut  donc  que  j'arrive  le  plus  tôt  possible. 

—  Vous  n'avez  pas  l'ombre  de  pitié  ,  s'écria  le  malheureux 
Taboureau  ;  vous  ne  songez  pas ,  cruelle  femme  que  vous  êtes , 
à  fout  ce  que  vous  me  faites  souffrir  en  me  parlant  ainsi. 

—  Et  pourquoi  donc  vous  parlerais-je  autrement?  Vous  ai-je 
caché  le  but  de  mon  voyage?  vous  ai-je  caché  mon  amour  ,  le 
seul  amour  que  j'aie  éprouvé  et  que  j'éprouverai  de  ma  vie  ?  dit 
tristement  la  Psyché.  Je  me  suis  adressée  à  vous  comme  à  un 
ami ,  comme  à  un  frère.  Vous  vous  êtes  montré  jusqu'ici  géné- 
reux et  bon  ,  si  le  rôle  vous  ennuie  ,  allez-vous-en. 

—  AUez-vous-cn  !  allez-vous-en  !  vous  savez  bien  que  je  ne 
puis  pas  m'en  aller.  Un  charme  diabolique  m'attache  à  vos  pas. 
J'ai  beau  me  répéter  que  vous  ne  m'aimez  pas,  que  vous  ne 
m'aimerez  jamais,  que  vous  êtes  ensorcelée  par  un  autre;  eh 
bien!  rien  ne  fait  ;  je  suis  auprès  de  vous  ,  cela  me  ravit ,  et 
j'oublie  tout  le  reste. 

—  Allons  ,  allons  ,  mon  bon  monsieur  Taboureau  ,  dit  la  si- 
rène en  prenant  sa  voix  douce  et  donnant  sa  main  blanche  et 
délicate  à  baiser  à  Claude  ,  ne  vous  abusez  pas  :  vous  restez  près 
de  moi  parce  que  vous  savez  bien  que  je  vous  aime  comme  le 
meilleur  de  mes  amis,  et  qu'à  défaut  d'un  sentiment  plus  tendre 

<et[e  amitié-là  a  bien  son  prix. 

—  Mais  vous  l'aimez  donc  bien?  dit  le  pauvre  Taboureau 
avec  un  accent  désespéré. 

—  Si  je  l'aime  î  si  je  l'aime  !  Mais  non ,  non  ;  vous  me  repro- 
cheriez encore  d'être  cruelle.  Tenez  ,  ne  parlons  pas  de  cela , 
mon  ami. 


REVUE  DE  PARIS.  13 

—  Vous  avez  raison  ,  ligresse  ,  car  c'est  affreux  !  Je  me  sens 
dévoré  de  jalousie  et  d'envie,  et  mal  heureusement  le  chagrin 
ne  me  fait  pas  même  maigrir.  Je  crois ,  tête  bleue!  que  j'en- 
graisse de  male-rage.  Mais  écoutez  mes  conseils ,  je  vous  les 
donne  dans  votre  intérêt.  Sans  doute  vous  êtes  toujours 
charmante,  sans  doule  vous  êtes  toujours  l'adorable  Psyché, 
mais  il  faut  arriver  près  de  lui  parée  de  tous  vos  avantages;  eh 
bien  !  la  fatigue  d'une  longue  route,  voire  agitation,  vos  inquié- 
tudes, tout  cela  a  bien  pu  altérer  un  peu  votre  fraîcheur,  tandis 
qu'un  jour  ou  deux  de  repos  vous  la  rendraient. 

—  Un  miroir ,  un  miroir ,  s'écria  Toinon  avec  inquiétude. 
Ce  fut  en  vain  que  Taboureau  chercha  une  glace  dans  cette 

chambre  d'auberge  nue  et  déserte.  Il  allait  descendre  pour 
prendre  dans  la  chaise  le  nécessaire  de  voyage  de  Toinon ,  lors- 
qu'une rumeur  assez  prolongée  se  fit  entendre  sur  la  place.  Ta- 
boureau se  mil  à  la  fenêtre  ,  écouta  un  moment  ets'écria  :  Belle 
tigresse  ,  voici  qui  nous  intéresse,  écoutez. 

Toinon  courut  à  la  fenêlre. 

Un  assez  grand  nombre  de  paysans  et  de  bourgeois  étaient 
rassemblés  sur  la  place  d'Alais,  et  paraissaient  dans  une  grande 
agitation.  Presque  tous  appartenaient  à  la  religion  catholique, 
et  l'on  entendait  sourdement  bourdonner  ces  mots  :  Au  diable 
les  chanteurs  de  psaumes  !  —  Encore  la  guerre  civile  !  —  Que 
n'écrase-t-on  une  bonne  fois  ces  fanatiques  maudits. 

Quelques  religionnaires  ,  remarquables  par  leurs  vêtements 
noirs  ou  bruns  ,  écoulaient  sans  se  troubler  ces  manifestations 
hostiles ,  et  parcouraient  les  groupes  d'un  air  calme  et  grave. 

Tout  à  coup  les  bourgeois  crièrent  avec  acclamation  :  Vivent 
les  dragons  de  Saint-Sernin  ! 

—  Le  régiment  de  Tancrède  !  dit  Toinon  ,  et  elle  écouta  avec 
la  plus  vive  attention. 

A  ce  moment  on  vit  arriver  par  une  des  rues  qui  donnaient 
sur  la  place  un  cavalier  suivi  d'un  trompette  ;  tous  deux  por- 
taient l'uniforme  des  dragons  de  Saint-Sernin.  Ils  pouvaient  à 
peine  frayer  un  chemin  à  leurs  montures  au  milieu  de  la  foule 
qui  les  entourait  en  les  accablant  de  questions. 

—  Monsieur  le  dragon  ,  est-il  vrai  que  les  montagnards  se 
sont  révoltés  dans  l'Ouest?  disait  l'un. 

—  Brave  trompette,  reprenait  l'autre,  on  dit  qu'il  y  a  eu 

1  2 


14  RtVUE  DE  PARIS. 

d'effrayants  miracles  sur  la  monlagne  d'Ayyoal?  En  savez-vous 
quelque  chose  ? 

—  Digne  brigadier,  est-il  vrai  que  les  réformés  de  la  plaine 
de  l'Hort-Diou  aient  brûlé  les  églises  catholiques  du  bas  pays? 
demandait  celui-ci. 

—  Allez  au  grand  diable  d'enfer  !  s'écria  le  brigadier  Larose 
pour  toute  réponse  ,  et  il  éperonna  sa  monture  pour  la  décider 
à  ruer  ou  à  se  cabrer ,  afin  de  se  faire  faire  place. 

Voyant  l'inutilité  de  ses  efforts  ,  car  la  foule  augmentait  de 
moment  en  moment ,  et  paraissait  résolue  à  user  de  sa  force  d'i- 
nertie pour  contraindre  le  brigadier  à  donner  des  nouvelles  de 
l'insurrection  ,  Larose  dit  à  son  irompelte  de  sonner  quelques 
ai)pels  afin  de  commander  l'attention  des  habitants. 

—  Le  dragon  va  parler  ;  silence ,  silence  ,  dirent  ceux  qui 
enlouraient  le  cavalier. 

—  Ah  !  ah  !  réponditla  foule  avec  un  murmure  de  satisfaction 
croissante  ;  quelques  cris  de  :  Vivent  les  dragons  de  Saint-Ser- 
nin  !  se  firent  entendre  de  nouveau. 

Larose,  se  dressant  sur  ses  étriers  ,  fit  un  geste  impératif,  et 
dit  d'une  voix  forte  :  Bourgeois  et  manants,  je  vous  somme  de 
me  livrer  passage,  au  nom  du  roi  et  de  mon  capitaine  ,  M.  le 
marquis  de  Florac  ,  qui  m'envoient  en  toute  hâte  à  ftlontpelHer 
auprès  de  monseigneur  l'intendant. 

—  Mon  cher  Taboureau  ,  dit  Toinon ,  descendez  vite  prier  ce 
soldat  de  monter  ici.  Tenez  ,  vous  lui  donnerez  ce  louis.  Bon- 
heur du  ciel  !  je  vais  avoir  des  nouvelles  de  Tancrède. 

Taboureau  descendit  en  soupirant ,  et  s'aventura  dans  la  foule 
pour  s'approcher  du  dragon  ,  qui  continuait  à  réclamer  en  vain 
le  passage. 

—  Il  faut  que  le  dragon  nous  dise  ce  qui  est  ariivé  dans  l'Ouest 
et  dans  les  montagnes ,  s'écriaient  les  plus  opiniâtres  en  se  pres- 
sant autour  du  cavalier ,  qui  s'escrimait  du  bout  de  ses  bottes 
forles  et  de  ses  talons  éperonnés  pour  repousser  les  curieux. 
N'y  pouvant  parvenir  ,  et  souverainement  impatienté  ,  il  or- 
donna à  son  trompette  de  sonner  un  nouvel  appel. 

—  Il  va  parler  !  il  va  parler  !  s'écria  la  foule  avec  un  frémis- 
sement de  curiosité  satisfaite. 

—  Bourgeois  et  manants,  dit  Larose  en  découvrant  ses  fontes 
et  en  prenant  un  pistolet  à  son  arçon ,  puisque  vous  vous  obstinez 


REVUE  DE  PARIS.  15 

h  TOUS  presser  autour  de  moi  comme  nii  troupeau  de  moutons 
égarés,  quoique  je  vous  aie  sommés,  au  nom  du  roi  el  de  mon 
capitaine,  de  me  laisser  passer  ,  je  vais  essayer  d'envoyer  de- 
vant moi  la  balle  de  mon  pistolet  en  manière  de  sentinelle  per- 
due ,  pour  voir  si  elle  me  fera  faire  place. 

Et  le  brigadier  arma  son  arme ,  après  avoir  ordonné  à  son 
trompette  d'en  faire  autant. 

L'effet  de  celte  menace  fut  soudain  et  prodigieux  ,  le  flot  du 
peuple  reflua  violemment  du  centre  vers  la  circonférence,  car 
les  voisins  du  brigadier  craignirent  d'être  les  premiers  at- 
teints ;  les  deux  dragons  ainsi  dégagés  traveisèrent  facilement 
la  place. 

Lorsqu'ils  furent  arrivés  devant  la  porte  de  l'auberge.  Tabou- 
reau  s'approcha  de  Larose  ,  lui  mit  un  louis  dans  la  main  ,  et 
lui  dit  :  Mon  brave  dragon  ,  il  y  a  là-luiut  une  jolie  dame  qui 
veut  vous  parler  au  sujet  de  votre  ca|)itaiue,  et  qui  espère  que 
vous  et  votre  trompette  accepterez  quebiues  rafraîchissements, 
dont  vous  devez  avoir  besoin. 

—  Mon  trompette  n'éprouve  jias  d'autre  besoin  que  celui  de 
garder  mon  cheval,  dit  Larose  en  jetant  ses  rênes  à  son  compa- 
gnon de  route,  et  en  descendant  de  sa  monture.  Ainsi,  con- 
duisez-moi vite  h  cette  jolie  dame  ,  mon  brave  monsieur ,  car 
il  faut  que  je  sois  à  Montpellier  cette  nuit  même. 

Et  Larose  se  redressa  galamment  dans  son  uniforme,  épousse- 
ta  son  justaucorps  du  bout  de  sou  gant  de  buftïe  ,  secoua  la 
poussière  de  ses  bottes  fortes ,  passa  sa  longue  moustache 
blonde  entre  le  pouce  et  l'index  de  sa  main  gauche  ,  et  suivit 
Taboureau. 

Lorsque  le  dragon  entra  dans  la  chambre ,  il  vit ,  non  sans  un 
certain  émoi  sensuel ,  sur  une  petite  table  fort  bien  servie ,  un 
pâté  à  crolite  dorée  ,  un  pain  blanc  comme  la  neige  ,  et  une 
poudreuse  bouteille  de  vin  de  Bourgogne  ,  que  Zerbinette  ,  la 
brune  suivante  ,  essuyait  de  ses  blanches  mains. 

Ces  provisions  avaient  été  empruntées  ,  par  l'ordre  de  Psyché, 
à  la  cantine  dont  Taboureau  garnissait  toujours  prudemment 
un  des  coffres  de  la  chaise. 

Le  sigisbé  fit  une  moue  épouvantable  en  voyant  l'unique  es- 
poir de  son  souper  exposé  à  la  voracité  du  soldat. 

—  Mais,  figresse,  dit-il  à  voix  basse  en  s'approchanl  de 


16  REVUE  DE  PARIS. 

Toinon  ,  il  ne  nous  reste  absolument  que  ce  pâté  de  bec-figues 
au  romarin  ,  et  un  pareil  drôle  est  incapable  d'en  soupçonner  la 
délicatesse;  j'ai  moi-même  une  faim  de  loup,  et.... 

Mais ,  sans  lui  ré|)ondre,  Toinon  dit,  en  montrant  une  chaise 
au  brigadier  :  Bon  soldat ,  asseyez-vous  là  ;  et  toi ,  Zerbinette  , 
sers-lui  à  boire. 

Zerbinette  fît  coquettement  sauter  le  bouchon  en  lui  donnant 
une  chiquenaude  du  bout  de  ses  jolis  doigts,  et  versa  un  glo- 
rieux rouge-bord  au  dragon;  celui-ci.  toujours  debout,  prit  le 
verre  de  sa  main  droite,  fit  un  salut  de  la  gauche,  et  après 
avoir  bu  d'un  trait  ,  dit  galamment  à  Zerbinette  en  manière 
d'impromptu  : 


Je  bois  ceci  à  vos  beaux  yeux  , 
Mais,  sacrebleu ,  je  voudrais  mieux  ! 


Puis  ,  examinant  une  gouttelette  couleur  de  rubis  qui  restait  au 
fond  de  son  verre,  le  brigadier  ajouta  d'un  air  connaisseur  en 
faisant  claquer  sa  langue  contre  son  palais  :  Eh  bien  !  voilà  un 
petit  vin  de  pays  qui  ferait  boire  un  enragé. 

—  Le  sauvage!  dit  Taboureau,  du  véritable  nectar  du  clos 
de  Vougeot  !  de  la  cave  de  Villandry...  du  1684!  11  appelle  ça 
du  vin  de  pays!...  Mais  c'est  du  vin  de  Cahors  qu'il  te  faudrait 
pour  gratter  ton  gosier  pavé,  misérable!  car  tu  as  du  goût 
comme  un  entonnoir. 

—  Sers-le  ,  Zerbinette  ,  dit  Toinon  ;  après  une  longue  route 
dans  les  montagnes  ,  il  doit  avoir  une  faim  !  pauvre  soldat  ! 

—  Pauvre  soldat  !  reprit  Taboureau  avec  dépit;  et  il  ajouta  : 
Je  puis  vous  assurer,  belle  Psyché  ,  qu'un  voyage  en  chaise  de 
l)Oste,  quand  on  n'a  ni  déjeuné  ni  dîné,'  vaut  au  moins  une 
route  dans  les  montagnes  pour  donner  de  l'appétit. 

Et  Je  sigisbé  regardait  avec  douleur  Zerbinette  découper  le 
pâté  ,  et  en  servir  une  large  tranche  au  soldat. 

—  Ne  vous  gênez  pas  ,  mon  digne  monsieur,  dit  Larose  en 
faisant  signe  au  sigisbé  de  se  |)lacer  en  face  de  lui.  Si  le  cœur 
vous  en  dit ,  mettez-vous  là;  il  en  restera  toujours,  allez! 

Mais  Claude,  croyant  la  compagnie  d'un  soldat  au-dessous  de 
lui,  remercia  sèchement  Larose  en  se  disant  à  demi-voix  :  Peste 


REVUE  DE  PARIS.  17 

soit  du  maroufle  qui  me  fait  les  honneurs  de  mon  pâté ,  encore  ! 
Puis,  il  ajouta  en  voyant  avec  quelle  activité  Larose  dépêchait 
les  morceaux  :  Ce  glouton  vorace  ne  fait  pas  pourtant  plus  at- 
tention à  ce  qu'il  mange  là  que  s'il  engloutissait  le  plus  vulgaire 
des  hochepots. 

Toinon,  espérant  que  sa  gracieuse  et  substantielle  hospitalité 
rendrait  Larose  expansif ,  lui  adressa  bientôt ,  presque  coup  sur 
coup  ,  les  questions  suivantes  : 

—  Dites-moi ,  monsieur  le  dragon .  quand  avez-vous  quitté 
M.  le  marquis  de  Florac?  Oii  est-il  maintenant?  Se  porte-t-i! 
J)ien?  Ne  court-il  aucun  danger? 

Larose  répondit ,  la  bouche  pleine  ,  il  est  vrai ,  mais  très-ca- 
tégoriquement à  ces  questions  précipitées  :  J'ai  quitté  M.  le  mar- 
quis cette  nuit  à  trois  heures  du  matin;  il  est  au  Pont-de-Mont- 
vert  avec  sa  compagnie  ;  il  se  porte  comme  un  charme,  ne  court 
aucun  danger  ,  à  moins  que  les  braillards  à  grands  chapeaux 
no  tentent  quelque  mauvais  coup  sur  l'abbaye. 

—  Que  dites-vous  ,  juste  ciel  !  s'écria  Toinon  effrayée  ;  quel 
coup  de  main..,  expliquez-vous... 

Après  avoir  hésité  un  moment,  Larose  dit  à  voix  basse  à 
Toinon  en  lui  montrant  Taboureau  :  Écoulez,  ma  jolie  dame,  il 
y  a  ici  quelqu'uh  de  (rop  ;  c'est  ce  gros  juslaucorps  mordoré, 
qui  suit  de  l'œil  chacune  de  mes  bouchées ,  comme  un  chien  qui 
regarde  manger  son  maître  ;  envoyez-le  tenir  compagnie  à  mon 
trompette  et  mon  cheval  ;  ça  les  amusera  tous  les  trois ,  et  quand 
nous  serons  seuls  avec  mademoiselle  (il  montra  Zerbinette) ,  je 
vous  dirai  tout. 

—  Taboureau  ,  mon  ami ,  dit  la  Psyché  ,  voyez  donc  si  l'on 
a  pensé  à  donner  quelque  chose  à  ce  pauvre  trompette? 

—  Eh  ,  tête-bleue  ,  madame!  ce  pauvre  trompette  n'a  besoin 
de  rien,  cel  aalre  pauvre  homme  son  compagnon  vient  de 
manger  i)Our  eux  deux  !  s'écria  Taboureau  hors  des  gonds.  Au 
diable  les  pauvres  soldats  ! 

—  J'ai  à  parler  seule  à  ce  soldat,  dit  Toinon  ;  allez,  Je  vous 
en  prie,  allez... 

—  Mais  ,  morbleu  ! 

—  Soit;  ce  sera  donc  moi  qui  irai  dans  une  autre  chambre, 
dit  Toinon  avec  impatience  en  se  levant  à  demi. 

Zerbinelle  ouvrit  la  porte  ,  et  Taboureau  sortit  courroucé. 


18  REVUE  DE  PARIS. 

Le  brigadier  regarda  sortir  Claude  en  fronçanl  le  sourcil ,  et 
dit  à  Toiiion  : 

—  Si  je  n'avais  pas  eu  encore  quelque  cliose  A  dire  à  ce  pâté, 
à  celte  jjouteille  et  à  vous,  ina  jolie  dame,  j'aurais  à  l'instant 
proposé  un  coup  de  rapière  à  cette  grosse  panse ,  pour  lui  ap- 
prendre à  refuser  de  boire  un  verre  de  vin  avec  un  dragon  de 
Saint-Sernin. 

—  Ne  faites  pas  attention  à  ces  misères  ,  dit  Toinon  ;  mais 
répondez-moi  •  quel  danger  peut  courir  !M,  de  Florac? 

—  Eh  bien  !  donc ,  ma  jolie  dame,  quoique  mon  capitaine 
m'ait  défendu  de  dire  ce  qui  se  passe  dans  l'Ouest ,  avant  mon 
arrivée  à  Montpellier,  je  vois  que  ces  rustauts  sont  à  peu  près 
instruits  de  tout,  et  (pie  demain  ce  ne  sera  plus  un  secret  j ainsi 
quelques  heures  de  plus  ou  de  moins  ne  font  rien  ,  et  d'ailleurs 
ce  que  je  vais  vous  dire  ,  vous  ne  le  répéterez  à  personne? 

Toinon  fit  un  signe  négatif. 

—  Saciiez  donc,  continua  Larose,  que  les  chanteurs  de 
psaumes  se  sont  soulevés  ,  tous  les  Cévenols  sont  en  armes ,  c'est- 
à-dire  sont  en  bâtons ,  en  fléaux  et  en  fourches  ,  car  les  révoltés 
n'ont  pas  ,  dit-on,  cent  mousquets  à  eux.  Mais  c'est  égal,  ces 
rustres-là  sont  si  sauvages  ,  qu'ils  viennent  sur  vous  tète  bais- 
sée ,  avec  une  faux  emmanchée  au  bout  d'un  bâton,  et  qu'ils 
vous  l'enfoncent  bêtement  à  travers  le  corps,  avec  autant  de 
satisfaction  que  si  c'était  une  véritable  arme  de  guerre  ,  comme 
qui  dirait  une  hassegaye  ou  une  pertuisane  !  c'est-à-dire ,  voyez- 
vous  ,  ma  petite  dame ,  que  ça  fait  rire ,  ajouta  le  brigadier  en 
haussant  les  épaules  avec  un  geste  de  mépris. 

—  Sainte  Vierge  !  c'est  à  donner  la  chair  de  poule  ,  dit  Zerbi- 
nette  en  frisonnant. 

—  Mais  M.  de  Florac  court  donc  risque  d'être  attaqué  par  ces 
misérables?  sécria  Toinon  avec  une  inquiétude  croissante. 

—  Mon  capitaine  ne  court  pas  de  risques  pour  ça  ,  ma  jolie 
dame  ;  mais  il  peut  être  d'un  moment  à  l'autre  invité  à  écharper 
ces  lourdauts ,  vu  qu'il  est  au  Pont-de-Montvert  avec  l'archi- 
prêtre  des  Cévennes  et  une  kirielle  de  prisonniers  huguenots 
dans  les  ceps.  Or,  en  comptant  ces  vermines  de  miquelets,  il 
n'y  a  pas  cinq  cents  hommes  de  troupes  dans  ra!)baye  ;  et  on 
dit  que  ces  fanatiques  sont  déjà  plus  de  deux  mille  révoltés  ,  et 
qu'ils  ont  l'idée  de  venir  mettre  le  feu  à  l'abbaye,  délivrer 


REVUE  DE  PARIS.  I<) 

leurs  camarades ,  massacrer  l'arcliiprêtre  et  en  faire  aillant  h 
mon  capitaine  et  au  vieux  Poul  qu'ils  prennent  pour  le  diable 
en  personne.  A  part  ça  ,  il  n'y  a  pas  ce  qu'on  appelle  de  danger  ; 
mais  ,  par  prudence  ,  mon  capitaine  m'a  envoyé  à  Montpellier, 
auprès  de  M.  de  Bâville  et  de  31.  de  Broglie  ,  pour  demander  dii 
renfort 

—  L'abbaye  du  Pont-de-Montvert  est-elle  trèséloignée  d'ici  ? 
dit  Toinon  d'un  air  absorbé. 

—  Elle  est  à  douze  lieues,  ma  jolie  dame;  mais  quels  che- 
mins !  absolument  comme  pour  aller  chez  le  diable. 

—  Est-ce  que  les  révoltés  occupent  le  pays  qui  conduit  à  l'ab- 
baye? demanda  Toinon  en  réfléchissant. 

—  Pas  aujourd'hui  du  moins  ,  ma  jolie  dame  ;  ils  n'osent  pas 
encore  descendre  dans  le  plat  pays,  car  on  assure  que  leurs 
prophètes  j  comme  ils  appellent  ça  ,  leur  ont  défendu  de  mettre 
les  pieds  hors  du  diocèse  de  Mendes. 

—  Quels  prophètes,  monsieur  le  soldat  ?  demanda  Zerbinelte 
pendant  que  sa  maîtresse  semblail  absorbée  dans  ses  réflexions. 

—  Quant  aux  prophètes ,  répondit  Larose  d'un  air  mysté- 
rieux ,  c'est  du  louche,  c'est  du  magique.  Moi,  je  n'en  ai  jamais 
vu  ;  mais  un  maître  de  la  deuxième  compagnie  de  Saint-Sernin. 
le  vieux  Lalanlerne  ,  en  a  vu  un  il  y  a  huit  jours  ,  perché  suc 
le  faîte  d'un  rocher.  Il  paraît ,  voyez-vous ,  que  les  prophètes . 
c'est  des  espèces  de  galopins  possédés  de  Satan,  qui  soufflent 
du  feu  par  le  nez  et  par  la  bouche  avec  une  vapeur  extrême- 
ment infecte ,  ce  qui  fait  que  ces  sauvages  de  huguenots  les 
chérissent  et  les  respectent  à  cause  de  ça.  Il  parait  que  ,  depuis 
quelques  jours  ,  le  diable  a  déchaîné  un  chapelet  de  ces  possédés 
au  milieu  de  tout  le  tremblement  de  l'enfer. 

Zerbinelte  joignit  les  mains  avec  effroi  en  disant  : 

—  Mais  ,  seigneur  soldai .  ce  sont  peul-èlre  des  lutins? 

—  Ça  doit  être  quelque  chose  comme  cela,  car  le  vieux  La- 
lanterne  ,  qui  s'est  battu  en  Hollande  contre  les  Anglais ,  dit  que 
les  prophètes  sont  de  la  même  espèce  que  ces  héréliques  Bre- 
tons,  et  qu'avant  de  tirer  sur  un  prophète  ou  sur  un  Anglais, 
il  faut  toujours  faire  une  croix  avec  son  pouce  sur  la  crosse  de 
son  mousquet.  Quant  aux  chefs  de  huguenots  révoltés,  il  y  a 
parmi  eux  un  drôle  que  M.  le  marquis  connaît  bien,  un  certain 
Jean  Cavalier  ,  qui  élait  boulanger  A  Anduze  et  que  mon  caj)!- 


•20  REVUE  DE  PARIS. 

taine  a  manqué  de  faire  fusiller  il  y  a  trois  ans.  Celui-là  com- 
mande la  jeunesse  du  plat  pays  et  des  bourg  ;  l'autre  chef  de  ces 
brigands  ,  qui  commande  les  montagnards ,  est  un  vieux  fores- 
tier surnommé  l'ours  d'Aygoal. 

—  Où  pourrai-je  trouver  un  guide  qui  puisse  me  conduire  à 
l'abbaye  du  Pont-de-Montvert  '  demanda  tout  à  coup  Toinon 
qui  n'avait  pas  écouté  ce  que  disait  Larose. 

—  Aller  au  Pont-de-JMontvert  !  vous,  ma  jolie  dame  !  s'écria- 
t-il,  vous  n'y  pensez  certainement  pas. 

—  Où  pourrai-je  trouver  un  guide  ,  encore  une  fois  ? 

—  Aller  au  Pont-de-Montvert  î  répéta  Larose  :  mais  songez 
donc  ,  ma  jolie  dame  ,  que  c'est  presque  un  miracle  qu'en  ve- 
nant de  l'abbaye  ici ,  moi  et  mon  trompette  ,  nous  n'ayons  pas 
élé  attaqués  et  massacrés.  Cette  révolte  prend  et  s'étend  comme 
de  l'amadou  ,  on  n'y  conçoit  rien  ;  les  rebelles  poussent  de  tous 
côtés  en  une  nuit  comme  des  champignons  :  peut-être  demain 
les  chemins  ne  seront-ils  plus  praticables  sans  escorte,  surtout 
en  remontant  vers  l'ouest;  mais  en  descendant  du  côté  de 
Montpellier ,  je  crois  que  tout  est  encore  tranquille  ,  tandis  que 
par  là ,  ajouta  le  dragon  en  montrant  le  côté  où  le  soleil  com- 
mençait à  s'abaisser  ,  que  le  diable  me  brûle  si  j'y  reviens  sans 
un  détachement  bien  armé  ,  avec  une  vedette  à  l'avant-gardeet 
une  vedette  à  l'arrière-garde. 

—  Alors  c'est  ce  soir  ,  c'est  à  l'instant  qu'il  faut  que  je  parte, 
dit  Toinon  ,  puisque  les  communications  sont  encore  libres. 

Zerbinette  regardait  sa  maîtresse  d'un  air  à  la  fois  incrédule 
et  effrayé. 

—  Mais  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  ces  brigands-là  ,  ma 
jolie  dame ,  dit  Larose  stupéfait  de  la  résolution  de  Toinon  ; 
vous  ne  savez  pas.... 

Toinon  l'interrompant  prit  une  nouvelle  pièce  d'or  ,  la  lui 
donna  et  lui  dit  : 

—  Merci ,  bon  soldat ,  je  ne  veux  pas  vous  retenir  plus  long- 
temps et  augmenter  ainsi  vos  dangers;  adieu.  —  Puis  se  ravi- 
sant, elle  ajouta  :  —  Puisque  vous  dites  la  route  peu  sûre,  il 
serait  possible  que  je  ne  revisse  plus  M.  de  Fiorac;  mais  vous, 
assurément ,  vous  le  revenez  :  eh  bien  !  alors  ,  dit-elle  en  tirant 
une  petite  boîte  de  sa  |)0che  ,  vous  lui  rcmetirez  ceci  ;  vous  lui 
direz  (jue  vous  m'avez  vue  au  momeni  où  j'allais  partir  pour 


REVTE  DE  FARIS.  21 

tâcher  de  le  rejoindre.  Vous  lui  direz  bien,  surtout,  que  si  je 
n'ai  pu  y  parvenir  (elle  essuya  une  larme  qui  roula  dans  ses 
grands  yeux  ) ,  ça  n'a  été  ni  la  volonté ,  ni  le  courage ,  qui  m'ont 
manqué. 

Larose,  ému  malgré  lui ,  prit  la  boite  des  mains  de  Toinon  , 
et  regardant  la  jeune  femme  avec  une  compassion  mêlée  de  res- 
pect ,  il  lui  dit  gravement  :  —  Madame,  il  faudra  ,  voyez-vous 
que  Larose  soit  cul-de-jatte  et  manchot  tout  ensemble  pour  ne 
pas  obéir  aux  ordres  que  vous  lui  donnez  pour  son  capitaine. 

Après  avoir  fait  un  salut  militaire  ,  le  brigadier  sortit  telle- 
ment troublé  ,  qu'il  n'adressa  pas  même  à  Zerbinette  un  galant 
distique  en  manière  d'adieu. 

Montant  aussitôt  à  cheval ,  et  voulant  regagner  le  temps  qu'il 
venait  de  perdre  ,  il  prit  au  galop  la  route  de  Montpellier,  suivi 
de  son  trompette. 


XVI. 


LE   GlIDE. 

Le  brigadier  sorti ,  Zerbinette  dit  à  sa  maîtresse  ;  Vous  ne 
pensez  pas ,  j'espère ,  madame ,  à  faire  véritablement  cette 
folle? 

—  Quelle  folie,  mademoiselle? 

—  Mais ,  madame  ,  la  folie  d'aller  à  cette  abbaye  ,  pour  y  re- 
trouver monsieur  le  manjuis.  Vous  exposer  à  tant  de  dangers, 
c'est  vouloir  tenter  Dieu  ;  et  si  nous  tombions  entre  les  mains 
des  hérétiques  !...  Mascarille  me  racontait  tout  à  l'heure  des 
choses  à  faire  frémir  ! 

La  Psyché  haussa  les  épaules ,  et  répondit  très-sèchement  à  sa 
suivante  : 

—  Dites  à  l'hôte  de  monter  sur-le-champ. 

Zerbinette  descendit  d'assez  mauvaise  grâce  ,  et  fit  part  des 
ordres  de  sa  maîtresse  à  l'hôte  de  la  Croix  Pastorale  ,  au  digne 
Thomas  Rayne  ,  alors  occupé  à  recevoir  les  instructions  com- 
pliquées de  Taboureau  pour  le  souper. 

—  Un  moment,  dit  le  sigisbé  en  examinant  un  superbe  pois- 
son; puisqu'un  heureux  hasard  a  fait  tomber  du  ciel  celle  truite 


22  KEVUE  DE  PAP.IS. 

dans  voire  garde-manger,  n'oubliez  pas  de  la  faire  traifer 
comme  elle  le  mérite  et  de  la  faire  cuire  dans  un  court  bouillon 
de  vin  blanc  bien  assaisonné  ;  ajoiilez-y  quelques  oignons  blancs 
piqués  de  clous  de  girofle ,  c'est  indispensable.  Vous  servti'ez 
ensuite  sur  une  trancbe  de  pain  grillée  les  cailles  rôties ,  bien 
entortillées  de  feuilles  de  vigne  ,  et  entin  pour  entremets  ce  que 
vous  ajjpelez  un  farol  aux  prunes  sauvages ,  quoique  je  me  défie 
extrêmement  de  celte  lourde  pâte  provinciale,  ajouta  Taboureau 
en  montrant  d'un  air  inquiet  le  gâteau  prêt  à  être  enfourné ,  c'a 
m'a  l'air  trés-peu  feuilleté. 

—  Monseigneur  peut  se  fier  à  moi  pour  le  farol;  c'est  un  mets 
digne  des  dieux  et  de  monseigneur  ,  dit  Tbôte  en  saluant  res- 
pectueusement Taboureau  ,  dont  le  splendide  habit  lui  imposait 
beaucoup. 

—  Servez  donc  le  plus  tôt  possible  ,  notre  hôte  ,  car  je  meurs 
de  faim.  Je  vais  en  attendant  faire  un  tour  dans  la  ville  pour 
prendre  patience,  dit  Claude  en  sortant  de  l'hôtellerie;  et  il 
ajouta  :  J'espère  au  moins  que  cette  fois  il  n'y  aura  pas  ûe  pau- 
vre soldat  pour  manger  mon  souper. 

Thomas  Rayne  monta  aussitôt  chez  la  Psyché. 

—  Je  voudrais  avoir  un  guide  qui  pût  me  conduire  au  Pont- 
de-Montverl ,  et  partir  à  l'instant,  dit  Toinon. 

—  Aller  au  Pont-de-Montvert ,  madame  !  mais  vous  ne  savez 
donc  pas  que  les  héréliques  de  l'Ouest... 

—  Je  sais  tout  ce  qu'on  dit ,  mais  il  n'importe  ;  je  veux  partir 
à  l'heure  même  pour  le  Pont-de-Montvert,  et  trouver  un  guide. 
En  connaissez-vous  un? 

Thomas  Rayne  tourna  son  bonnet  dans  tous  les  sens,  se 
gratta  l'oreille  et  finit  par  dire  : 

—  On  a  tellement  peur  des  fanatiques,  madame,  depuis 
qu'ils  se  sont  rassemblés  en  armes  ,  que  ,  ni  pour  or,  ni  pour 
argent ,  vous  ne  trouverez  persoinie  qui  veuille  mettre  le  pied 
hors  de  la  ville. 

—  Mais  le  postillon  qui  m'a  amenée..,  ne  peut-il  pas  me  con- 
duire au  Pont-de-Montvert? 

—  Le  postillon  !  sortir  d'ici  !  et  voilà  la  nuit  qui  vient  !  Ah  ! 
madame,  on  voit  bien  quti  vous  êtes  étrangère.  On  couvrirait 
leurs  selles  de  pièces  d'or  qu'ils  ne  bougeraient  pas  ,  les  pos- 
tillons !  Et  les  hérétiques  !  vous  ne  savez  donc  pas  que  la  vue 


REVUE  DE  PAKIS.  23 

d'une  voilure  les   attire  comme  le  miel  attire  les    mouches  ! 

—  Quelle  lâcheté  !  s'écria  Toinon  en  frappant  du  pied  avec 
colère  ;  ne  pas  trouver  un  homme  de  cœur  et  de  résolution  ! 

—  Si  madame  voulait  attendre  à  après-demain ,  il  doit  arriver 
de  Nîmes  un  convoi  de  muletiers  qui  s'en  vont  dans  le  Rouergue; 
ils  doivent  passer  tout  près  du  Ponl-de-Montvert.  S'ils  osent 
toutefois  malgré  les  bruits  s'aventurer  dans  l'Ouest ,  alors  vous 
pourrez  les  suivre. 

—  Mais  une  heure  ,  mais  une  minute  de  letard  ,  sont  pour 
moi  d'une  conséquence  fatale  !  Je  donnerai ,  vous  dis-je  ,  vingt, 
trente  louis,  s'il  le  faut...  mais  trouvez-moi  un  guide,  pour 
l'amour  du  ciel ,  un  guide  ! 

Après  avoir  réfléchi  quelque  temps ,  l'hôtelier  se  frappa  le 
front  et  s'écria  :  Peut-être  que  la  pauvre  jeune  femme  noire  , 
qui  se  dit  aussi  bien  pressée  d'arriver  dans  l'Ouest ,  consentira 
à  vous  accompagner,  madame. 

—  Quelle  est  cette  femme? 

—  Une  pauvre  fille  vêtue  de  deuil ,  qui  voyage  à  pied.  Elle 
est  arrivée  il  y  a  tantôt  une  heure  ;  elle  se  repose  maintenant , 
mais  elle  veut  se  remettre  en  route  au  coucher  du  soleil,  malgré 
tout  ce  qu'on  a  pu  lui  dire.  Par  saint  Thomas,  mon  patron  ! 
elle  a  l'air  de  ne  craindre  ni  Dieu  ,  ni  diable  ,  ni  fanatique  ,  ni 
prophète...  Quelle  fille  ,  Jésus-Dieu  !  un  corselet  d'acier  lui  irait 
mieux  qu'une  goigerette  ! 

—  Et  où  va-t-elle  ? 

—  ASaint-Andéol-de-Clerguemot  ;  c'est  àdeuxlieues  duPont- 
de-Montvert.  Vous  voyez,  madame  ,  que  si  elle  veut  vous  con- 
duire où  vous  avez  affaire  ,  cela  ne  la  dérangera  pas  beaucoup. 

—  Et  où  est  celte  jeune  fille?  ^uis-je  la  voir?  Envoyez-la 
moi ,  dit  vivement  Toinon  ;  je  la  payerai  ce  qu'elle  voudra  ,  si 
elle  consent  à  me  servir  de  guide. 

Thomas  Rayne  secoua  la  tète. 

—  Celte  pauvre  jeune  fille  semble  plus  fière  que  la  femme 
d'un  comte,  madame.  Voyant  qu'elle  voyageait  à  pied  ,  et  la 
croyant  indigente  ,  lorsqu'elle  a  voulu  me  payer  le  morceau  de 
pain  ,  le  verre  d'eau  et  les  aubergines  grillées  qu'elle  a  mangées 
bien  modestement ,  je  lui  ai  dit  :  Gardez  votre  argent,  ma  bonne 
fille,  Thomas  Rayne  n'a  pas  pris  pour  rien  l'enseigne  de  la 
Croix  pastorale.  Faites  une  prière  pour  moi ,  et  je  serai  bien 


24  REVUE  DE  Î'ARIS. 

payé  de  mon  iiumùne.  Mais,  Dieu  du  ciel  !  à  ce  uio{  de  prière 
et  d'aumône,  la  jeune  fille  m'a  jeté  avec  sa  pièce  d'argent  un 
regard  si  courroucé  ,  qu'à  l'avenir  je  demanderai  plutôt  double 
écot  à  mes  hôtes ,  que  de  leur  faire  seulement  la  générosité 
d'un  verre  d'eau  ! 

—  Menez-moi  près  de  cette  jeune  fille,  dit  Toinon  en  se  le- 
vant et  en  ajustant  ses  coiffes.  Elle  est  fière  ,  tant  mieux;  elle 
me  comprendra  peut  être. 

—  Elle  est  dans  la  petite  chambre  près  du  pressoir,  dit  Thomas 
Rayne.  Le  chemin  est  obscur  ;  si  madame  veut  me  suivre ,  je 
vais  la  guider. 

Toinon  suivit  l'hôtelier.  Après  avoir  traversé  une  cour,  elle 
arriva  dans  un  assez  long  corridor. 

Ne  se  souciant  pas  sans  doute  de  se  trouver  avec  la  jeune 
fille  qu'il  avait  involontairement  offensée,  Thomas  s'arrêta  et 
dit  à  voix  basse  à  la  Psyché,  en  lui  montrant  une  porte 
entr'ouverte  : 

—  Voici  sa  chambre  ,  madame. 
Et  il  disparut. 


XVII. 


LA    CEVENOLE. 

Toinon,  trop  préoccupée  de  sa  résolution  pour  se  sentir  in- 
timidée ,  poussa  doucement  la  porte  et  entra. 

Sans  doute  accablée  par  les  fatigues  de  la  route  ,  la  jeune 
fille  dormait. 

Elle  était  si  belle,  malgré  la  pauvreté  de  ses  vêtements ,  sa 
beauté  avait  un  caractère  si  énergique  et  si  grand  ,  que  Toinon 
resta  un  moment  stupéfaite  d'admiration. 

Celte  chambre  ,  petite,  obscure,  était  éclairée  par  un  œil  -(ie- 
bœuf,  placé  assez  haut,  qui  filtrait  un  jour  vif  et  rare  sur  le 
grabat  où  la  jeune  fille  reposait ,  vêtue  d'une  longue  robe  de  bure 
noire  ;  un  mantelet  à  capuchon  de  même  étoffe  nommé  «/«M/^e dans 
le  bas  Languedoc,  était  posé  près  d'elle  sur  une  chaise  ,  avec 
son  bâton  ferré,  un  bissac  de  cuir  et  ses  sandales  poudreuses. 

Le  noble  profil  de  la  jeune  fille  se  détachait  en  lumière  de» 


REVUE  DE  PARIS.  23 

ombres  de  l'alcôve  :  on  eùl  dit  le  modèle  d'une  des  ardentes  et 
brunes  figures  de  Murillo  ou  de  Zuibaran. 

Elle  avait  le  front  large,  le  nez  droit  et  un  peu  long,  les 
lèvres  relevées  et  charnues,  le  menton  saillant;  l'arcade  de 
l'orbite  pres(|ue  aussi  droit  que  le  sourcil  d'ébène  qui  le  des- 
sinait. Ses  cheveux  d'un  noir  bleu  à  reflets Justrés,  un  peu  dé- 
frisés par  l'humidité  de  l'eau  dans  laquelle  la  jeune  fille  av;!it 
sans  doute  baigné  son  visage ,  tombaient  en  boucles  naturelles 
autour  d'un  cou  d'une  pureté  antique.  Le  frais  duvet  de  la  Jeu- 
nesse veloutait  son  teint  doré  par  le  soleil  du  midi.  Quoiqu'elle 
fût  pâle  ,  le  brun  animé  de  sa  peau  annonçait  la  force  et  la 
santé.  Elle  était  de  haute  stature,  et  ses  larges  épaules,  ainsi 
que  ses  robustes  hanches ,  faisaient  encore  valoir  sa  taille  fine 
et  svelle. 

Les  manches  de  sa  robe ,  relevées  pendant  son  sommeil , 
laissaient  voir  ses  bras  nus,  ronds  et  nerveux  :  l'un  pendait 
presque  jusqu'à  terre  ,  l'autre  soutenait  sa  tête. 

Ses  mains  et  ses  beaux  pieds ,  quoique  un  peu  hâlés ,  té- 
moignaient par  l'élégance  de  leurs  formes  qu'elle  ne  se  livrait 
habituellement  ni  à  de  longues  fatigues  ,  ni  à  de  durs  travaux. 

Toinon  examinait  en  silence  ,  avec  une  curiosité  mêlée  de 
crainte  ,  cette  beauté  sauvage  ;  tout  à  coup  la  jeune  fille  fit  iu\ 
mouvement,  et  sa  figure  ,  au  lieu  de  rester  de  profil ,  se  trouva 
de  face. 

Sous  ce  nouvel  aspect ,  l'expression  de  sa  physionomie  parut 
à  la  Psyché  sombre,  violente  ,  presque  menaçante. 

La  jeune  fille  rêvait,  un  sourire  amer  et  douloureux  agitait 
ses  lèvres.  Elle  plissait  ses  noirs  sourcils ,  deux  ou  trois*fois 
elle  secoua  la  tête  sur  son  oreiller;  puis,  toujours  songeant  , 
elle  dit  à  voix  basse  et  entrecoupée  ces  mots  sans  suite  :  Jean... 
non  je  ne  suis  pas  coupable...  Cavalier,  je  te  le  jure...  mon 
père...  mort...  le  marquis  de  Florac...  infâme...  oh!  in- 
fâme... infâme! 

Elle  prononça  ces  dernières  paroles  avec  une  énergie  si  crois- 
sante ,  avec  tant  d'exaltation ,  que  lorsqu'elle  dit  le  mot  infâme 
pour  la  troisième  fois  ,  elle  s'éveilla  en  sursaut. 

Jamais  Toinon  n'avait  vu  cette  jeune  fille,  mais  en  entendant 
ces  mots  le  marquis  de  Florac  infâme  !  la  Psyché  fut  con- 
vaincue par  une  révélation  occulte,  véritable  prodige  de  l'amour, 

1  3 


26  REVUE  DE  PARIS. 

qu'entre  cette  femme  et  Tancrède  il  y  avait  quelque  secret 
fatal. 

Toinon  avait  écouté  le  récit  de  Larose  avec  une  attention  , 
avec  une  anxiété  dévorantes  5  les  moindres  circonstances  de 
celte  narration  s'étaient  gravées  dans  son  esprit,  et  le  nom  de 
Cavalier,  l'un  des  chefs  rebelles  ,  lui  était  surtout  resté  présent 
à  la  mémoire  comme  le  nom  d'un  des  ennemis  les  plus  dan- 
gereux de  M.  de  Florac. 

Or  cette  jeune  fille  avait  aussi  prononcé  ces  mots  pendant 
son  sommeil  :  Cavalier,  je  te  jure...  Quel  lien  mystérieux 
l)ouvait  donc  exister  entre  ces  trois  personnages,  la  jeune  fille, 
Cavalier  et  Tancrède? 

La  Psyché  ne  pénétrait  pas  encore  ce  secret.  Mats  au  coup 
douloureux  qui  venait  de  retentir  dans  son  cœur,  mais  à  l'ar- 
deur de  sa  haine ,  de  sa  jalousie  ,  de  sa  curiosité  poignante  , 
mais  à  sa  terreur  instinctive  ,  elle  sentit  de  ce  moment  qu'Isa- 
bpau  (car  c'était  elle)  devait  être  la  plus  mortelle  ennemie  de 
Tancrède. 

En  présence  de  ces  craintes  ,  Toinon  devait  tout  tenter  pour 
décider  Isaheau  à  lui  servir  de  guide  ,  espérant  l'épier  pendant 
la  route,  et  pouvoir  détourner  de  Tancrède  les  malheurs  qu'elle 
redoutait  pour  lui. 

Isabeau  ,  voyant  à  son  réveil  une  étrangère  près  de  son  lit , 
se  leva  brusquement.  Elle  parut  à  Toinon  plus  grande  encore 
debout  que  couchée. 

—  Que  voulez-vous?  lui  dit  durement  Isabeau  en  fronçant  ses 
sourcils  d'ébène  et  en  attachant  sur  la  Psyché  un  regard  noir  et 
l)i  ofond  comme  la  nuit. 

—  Vous  parler,  répondit  résolument  Toinon  dont  les  grands 
yeux  gris  clairs  et  brillants  ne  se  baissèrent  pas  devant  le 
sombre  coup  d'oeil  d'Isabeau. 

Ces  deux  femmes  de  naturels  si  différents  s'examinèrent  en  si- 
lence, l'une  fière,  grande  et  forte,  l'autre  petite,  souple  et  ner- 
veuse. On  eût  dit  une  lionne  prête  à  rugir  contre  une  couleuvre. 

Après  ce  premier  moment  involontairement  donné  à  l'expres- 
sion d'une  haine  sourde  et  mal  contenue,  Toinon  réfléchit  qu'il 
s'agissait  de  lutter  de  ruse  et  non  de  violence  avec  cette  femme, 
et  que  ce  n'était  pas  en  la  bravant  qu'elle  la  déciderait  à  lui 
servir  de  guide. 


REVUE  DE  PARIS.  27 

La  Psyché  appela  donc  à  son  aide  toutes  les  ressources,  toutes 
les  liypocrisies  de  son  artj  comédienne  exercée,  elle  baissa 
timidement  ses  beaux  yeux  ,  qui  éteignirent  bien  vite  leur  étin- 
celle de  courroux  passager  dans  une  larme  d'une  angélique 
tristesse;  sa  bouche  enfantine  modela  le  sourire  le  plus  tou- 
chant, le  plus  ingénu  ,  ses  deux  petites  mains  s'élevèrent  sup- 
pliantes ,  elle  plia  ses  genoux  à  demi  et  dit  d'une  voix  douce  et 
tremblante  d'émotion  : 

—  Pardon,  mademoiselle,  mais,  hélas!  je  viens  vous  de- 
mander un  grand  service. 

—  Je  suis  seule  ,  je  suis  pauvre ,  je  ne  puis  rendre  service  à 
personne  ,  répondit  sèchement  Isabeau. 

—  Si  vous  daigniez  y  consentir,  vous  pourriez  pourtant  tout 
pour  moi ,  mademoiselle ,  dit  la  Psyché  en  tombant  à  ge- 
noux. 

—  Je  suis  protestante  ,  dit  Isabeau  en  se  reculant  d'un  pas  , 
et  croyant  par  celle  déclaration  couper  court  à  l'entretien. 

—  Et  moi  aussi  !  dit  Toinon  à  voix  basse  ,  en  faisant  un  signe 
mystérieux. 

La  Psyché  avait  risqué  ce  mensonge  ,  sans  trop  en  prévoir 
les  conséquences  ,  mais  elle  ne  songeait  qu'au  moment  présent, 
et  son  esprit  exalté  par  la  difBcullé  de  sa  position  lui  suggérait 
à  l'instant  une  fable  assez  vraisemblable. 

—  Vous  êtes  de  la  religion  réformée  ?  reprit  Isabeau  d'une 
voix  moins  rude,  en  attachant  sur  Toinon  un  regard  péné- 
trant. 

—  Hélas  oui ,  ma  mère  et  mes  sœurs  sont  prisonnières  au 
Pont-de-Monfvert.  J'arrive  de  Paris  pour  les  rejoindre ,  mais  le 
postillon  qui  m'a  amenée  refuse  de  marcher,  dans  la  crainte 
des  révoltés  ,  comme  ils  disent.  Personne  ne  veut  me  servir  de 
guide.  L'hôtelier  m'a  dit  que  vous  alliez  du  côlé  du  Pont-de- 
Montvert.  Par  pitié,  laissez-moi  vous  accompagner.  Si  vous 
avez  une  mère,  des  sœurs  ,  un  père,  mademoiselle,  vous  com- 
prendrez tout  ce  que  je  souffre,  tout  ce  que  je  désire  !  —  Et  la 
Psyché  embrassait  en  pleurant  les  genoux  d'isabeau. 

—  Relevez  vous ,  relevez-vous  ,  dit  celle-ci  d'un  air  attendri  ; 
puis  elle  ajouta  :  Je  n'ai  pas  de  sœur,  je  n'ai  plus  de  mère  ,  je 
n'ai  plus  de  père  ;  mais  vous  êles  de  notre  religion  ,  et  je  dois 
faire  pour  vous  tout  ce  que  je  ferais  pour  ma  sœur.  —  Puis  , 


28  REVUE  DE  PARIS. 

après  un  moment  de  silence,  elle  dit  à  Toinon  :  On  voit  à  votre 
."iccent  que  vous  n'êtes  pas  de  ce  pays. 

Psyclié,  avec  la  présence  d'esprit  que  donnent  quelquefois  les 
circonstances  dangereuses,  reprit  vivement  :  Non, nous  sommes 
de  l'Artois.  Ma  mère  et  mes  sœurs  voulaient  fuir  à  Genève,  elles 
ont  été  arrêtées  en  Languedoc  et  conduites  prisonnières  au 
Pont-de-Montverl.  Apprenant  ce  malheur,  je  suis  partie  de  Paris 
où  je  demeurais  chez  une  de  mes  tantes,  avec  mon  frère,-  une 
suivante  et  un  laquais  m'ont  accompagnée,  et  je  viens  partager 
le  sort  de  ma  mère  et  de  ma  sœur,  être  prisonnière  avec  elles  , 
ou  libre  avec  elles. 

—  Pauvre  petite  !  dit  Isabeau  en  la  contemplant  avec  émo- 
tion ;  et  prenant  les  deux  mains  blanches  de  Toinon  dans  ses 
mains  brunes  et  nerveuses ,  elle  ajouta  avec  un  douloureux 
sourire  :  Vous  êtes  jeune  ,  vous  êtes  belle  ,  vous  êtes  riche,  sans 
doute,  et  déjà  malheureuse!  déjà!...  Puis,  comme  si  elle  eût 
chassé  un  souvenir  pénible ,  Isabeau  reprit  :  Mais  vous  n'aurez 
jieut-êlre  ni  la  force ,  ni  le  courage  de  m'accompagner? 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  11  ne  faut  pas  songer  à  voyager  en  voiture,  vous  ne  trou- 
verez ni  un  cheval ,  ni  un  postillon  pour  vous  conduire.  La 
route  que  je  vais  prendre  s'enfonce  dans  les  montagnes,  dans 
des  sollitudes  affreuses ,  mais  cède  roule  abrège  beaucoup  le 
chemin  ,  elle  est  déserte  ,  et  nous  sommes  presque  sûres  de  n'y 
rencontrer  personne. 

—  Et  quand  arriverez-vous  au  Pont-de-Monlvert? 

—  Demain  au  coucher  du  soleil. 

—  Et  vous  partirez  ce  soir  ? 

—  A  l'heure  même  ,  dit  Isabeau, 

—  Je  pars  avec  vous.  Demain  j'embrasserai  ma  mère  ,  reprit 
résolument  la  Psyché. 

—  Votre  mère  a  une  noble  fille ,  dit  gravement  Isabeau. 

—  Je  pourrai  emmener  mes  deux  domestiques  et  mon  frère  , 
n'est-ce  pas?  demanda  Toinon,  craignant  de  se  trouver  seule 
avec  Isabeau  pendant  la  route. 

—  Il  vaudrait  mieux  n'emmener  que  votre  frère;  mais  faites 
comme  bon  vous  semblera.  Votre  fière  est  intrépide  ,  capable 
de  vous  défendre  en  cas  de  danger,  sans  doute  ? 

Ce  j)rélendu  frère  était  Taboureau  ;  Toinon  n'osa  risquer  un 


REVUE  DE  PARIS.  29 

mensonge  si  facile  à  découvrir,  et  répondit  :  Sa  profession  est 
une  profession  de  paix  et  de  mansuétude  ,  et.., 

—  Serait-il  ministre  de  notre  sainte  religion?  demanda  Isa- 
beau  avec  élonnement. 

La  Psyché  allait  changer  Claude  Taboureau  en  médecin  ou 
en  procureur  j  elle  crut  faire  merveille  en  ne  déraenlanl  pas 
Isabeau  ,  et  réjtondit  :  Oui ,  mademoiselle... 

—  II  est  ministre  !  s'écria  Isabeau  avec  une  respectueuse 
admiration;  comment,  ce  serait  un  de  nos  saints  pasteurs  si 
dévoués  à  leurs  troupeaux ,  et  que  les  lois  proscrivent  sous 
peine  de  mort!  il  ose  paraître  au  moment  où  nos  frères  se  sou- 
lèvent? Il  ose  braver  ainsi  le  bûcher  ou  la  roue?  0  courageux 
martyrs  de  notre  foi ,  votre  sang  a  été  fécond  !  s'écria  la  jeune 
fille  en  levant  les  mains  et  les  yeux  au  ciel  par  un  mouvement 
plein  d'enthousiasme. 

Toinon  frémit  de  son  imprudence,  mais  il  était  trop  tard  ; 
voulant  néanmoins  atténuer  un  peu  son  étourderie,  elle  dit  à 
voix  basse  à  Isabeau  :  Silence!  silence!  si  on  vous  entendait! 
mon  frère  a  élé  obligé  de  prendre  un  costume  mondain  ,  et  de 
cacher  ainsi  qu'il  était  ministre  de  la  religion  réformée,  afin 
de  pouvoir  voyager  en  sûrelé. 

—  Il  va  donc  rejoindre  nos  frères  dans  les  montagnes,"  pen- 
dant que  vous  irez  retrouver  votre  mère  et  vos  sœurs  ?  dit 
Isabeau  à  voix  plus  basse  et  en  faisant  un  signe  d'intelligence 
à  la  Psyché. 

—  Oui,  oui,  mais  silence. 

—  Alors  partons...,  parlons,  reprit  Isabeau;  c'est  main- 
tenant un  double  devoir  pour  moi  ,  de  vous  conduire  ,  car  les 
noires,  depuis  bien  longtemps,  sont  privés  dt-  pasleurs  ,  ils 
recevront  la  sainte  parole  de  voire  trère ,  comme  la  terre  ar- 
dente et  brûlée  attend  et  reçoit  la  rosée  célesle. 

Toinon  ,  ajustant  ses  coitfes  à  la  liàte.  dit  à  Isabeau  . 

—  Attendez-moi  ici ,  je  ne  puis  me  mettre  en  roule  sous  ce 
costume,  je  vais  demandera  l'Iiôle  de  me  procurer  des  habits 
de  paysans  pour  moi  et  pour  mon  frère. 

—  Mais  ce  déguisement  éveillera  peul-êlre  les  soupçons  de 
l'hôte?  dit  Isabeau. 

—  Il  nous  croit  catholiques;  à  la  nuit,  nous  partons;  d'ail- 
leurs ,  s'il  le  faut,  j'achèterai  son  silence  à  prix  d'or. 

5. 


30  REVUE  DE  PARIS. 

Isabeau  réfléchit  iin  moment,  et  dit  :  A  la  nuit  donc,  vous 
viendrez  me  prendre  ici. 

—  Ici ,  dit  Toinon;  et  puisse  un  jour  le  ciel  vous  rendre  ce 
que  vous  faites  pour  moi  ! 

—  J'ai  bien  à  expier  envers  le  ciel  ,  avant  que  mes  bonnes 
actions  me  soient  comptées ,  dit  Isabeau  avec  une  tristesse 
solennelle. 

La  Psyché  disparut  enveloppée  dans  sa  mante. 


XVIII. 


LE    DEPABT. 

Lorsque  la  Psyché  rentra  dans  sa  chambre ,  elle  y  trouva 
Taboureau  qui  présidait  aux  préparatifs  du  souper. 

—  Croiriez -vous ,  double  ligresse,  dit  le  sigisbé ,  vous  qui  me 
refusez  la  nourriture  du  cœur  et  celle  du  corps  ,  que  je  n'ai  pas 
trouvé  ici  d'autre  luminaire  que  cette  fumeuse  et  abominable 
lampe?  Mais  enfin  telle  qu'elle  est,  elle  éclairera  un  souper 
passable  que  je  vais  vous  faire  servir.  J'espère  au  moins  manger 
ma  part  de  cekii-là  ,  et  j'en  ai  besoin ,  car  léle-bleue!  je  meurs 
de  fatigue  et  de  faim  ,  ajouta  Claude  en  s'élendant  complaisam- 
ment  dans  un  fauteuil.  Et  puis  après  souper,  quelle  excellente 
nuit  je  vais  passer  dans  cette  auberge...  ah  !  je  dors...  je  crois... 
rien  qu'en  y  songeant. 

11  y  avait  dans  la  physionomie  ,  dans  l'accent  de  Taboureau, 
tant  de  calme ,  tant  d'abandon,  tant  de  sécurité  ,  il  lui  semblait 
si  impossible  qu'on  pût  porter  la  moindre  atteinte  à  son  repas  et 
à  son  repos,  que  Toinon  prévit  de  grandes  difficultés  à  vaincre, 
pour  décider  son  sigisbé  k  le  suivre  à  l'heure  même,  et  à  entre- 
prendre à  pied  une  longue  route  à  travers  les  montagnes. 

La  Psyché  hésita  entre  deux  exordes.  Devait-elle  brusquement 
faire  à  Taboureau  l'étourdissante  proposition  qu'on  sait? Devait- 
elle  au  contraire  l'y  préparer  peu  à  peu?  Les  moments  pres- 
saient ,  les  tempéraments  n'étaient  pas  dans  son  caractère  ; 
elle  se  décida  pour  le  premier  parti. 

La  sirène  prit  son  plus  mélancolique  sourire ,  voila  ses  beaux 


REVUE  DE  PARIS.  31 

yeux  de  tristesse,  et  s'approchant  du  fauteuil  an  fond  duquel 
était  plongé  Taboureau  ,  elle  s'accouda  sur  le  dossier  de  ce 
meuble  avec  une  grâce  infinie  ;  dominant  ainsi  le  malheureux 
sigisbé.  elle  lui  jeta  un  adorable  regard  de  tendresse  câline  et 
suppliante  ,  en  lui  disant  de  sa  plus  douce  voix  :  Écoutez,  mon 
cher  Claude,  il  faut  que  vous  soyez  assez  bon,  assez  aimable 
pour  me  faire  un  grand  sacrifice. 

Taboureau,  épouvanté  ,  se  sentit  défaillir;  il  connaissait  si 
bien  la  Psyché,  qu'en  entendant  ces  paroles  caressantes  ,  il 
soupçonna  quelque  nouvelle  et  horrible  trame  contre  sa  faim  , 
ou  contre  sa  tranquillité. 

Il  eut  des  vertiges  et  un  moment  d'hallucination  ;  il  lui  sembla 
voir  mille  fantômes  de  dragons  qui  ouvraient  des  bouches 
énormes  en  guignant  son  souper  d'un  œil  vorace;  sortant  de 
sa  première  surprise,  il  s'écria  en  se  redressant  :  Ah!  çà  ,  j'es- 
père bien  ,  morbleu!  qu'il  ne  s'agit  pas  de  donner  encore  une 
part  de  noire  souper  à  qudiiue  pativre  soldat? 

—  Non ,  noi! ,  mon  cher  Claude ,  vous  allez  souper  bien  com- 
modément assis  dans  ce  fauteuil ,  et  je  vous  servirai  même,  si 
vous  le  voulez,  comme  Zerbinette  a  servi  le  dragon. 

Taboureau  celle  fois  se  leva  debout ,  et  dit  à  Toinon  :  Ceci 
n'est  pas  naturel ,  il  y  a  quelque  chose  là-dessous.  Psyché,  ré- 
pondez.... soyez  franche,  vous  avez  ,  j'en  suis  sûr,  à  me  de- 
mander quelque«énormité? 

—  Eh  bien  ,  oui ,  je  l'avoue  ,  mais  c'était  une  folie  ;  n'y  pen- 
sons plus. 

—  Et  vous  avez  cent  fois  raison  de  ne  plus  y  penser  si  c'est 
quelque  chose  qui  puisse  le  moins  du  monde  troubler  ma  quié- 
tude d'ici  à  demain  matin  dix  ou  onze  heures,  car  je  compte 
faire  une  matinée  de  chanoine,  je  vous  en  préviens.  Ecoutez 
donc  aussi ,  belle  Psyché ,  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur, 
vous  le  savez  bien  ;  parmi  tous  vos  gens  de  cour  ou  du  bel  air, 
parmi  tous  vos  petits  messieurs  à  grandes  perruques  ,  parmi 
tous  vos  fulminants  plumets ,  aucun  ,  malgré  vos  beaux  yeux  , 
n'aurait  voulu  être  comme  moi  voire  cavalier-servant  et  désin- 
téressé; remarquez  bien  ceci...  dési?itéressé.  Je  ne  vous  re- 
proche pas  ce  que  j'ai  fait  pour  vous ,  j'ai  agi  ainsi  parce  que 
cela  m'a  plu,  j'aurais  à  recommencer  que  ce  serait  tout  de 
même.  Mais ,  tête-bleue  !  le  dévouement  a  ses  bornes.  .le  ne  suis 


32  P,EVUE  DE  PARIS. 

pas  un  sylphe  ,  moi  ;  j'ai  les  appétits  grossiers  de  l'humanité  , 
je  l'avoue,  je  m'en  fais  même  gloire  ;  aussi  je  vous  déclare  po- 
sitivement que  ni  le  roi  ni  vous  ne  me  ferez  bouger  de  ce  fau- 
teuil (et  Claude,  s'y  re|)longeant  avec  fureur,  s'y  cramponna) 
<iue  pour  gagner  la  table  on  mon  lit. 

—  Vous  avez  raison,  mon  ami,  dit  doucement  la  Psyché* 
oh  !  vous  vous  êtes  conduit  pour  moi  noblement ,  généreuse- 
ment !  Vous  avez  fait  ce  que  personne  n'aurait  fait  ;  et  quel 
autre  que  vous  ,  mon  Dieu  !  aurait  consenti  à  être  seulement 
l'ami...  et  elle  reprit  avec  amertume  :  l'ami...  de  Toinon  la 
Psyché  ?  Quel  autre  que  vous  aurait  pris  en  pitié  ma  folle  pas- 
.'lion?  Quel  autre  aurait  compris  que  si  quelque  chose  peut 
racheter  ma  conduite  passée,  c'est  ce  fatal  amour  qui  me  dé- 
vore ,  et  dont  je  tâche  d'être  digne  à  force  de  sacrifices  ?  Encore 
une  fois ,  quel  autre  que  vous  aurait  compris  tout  cela?  Per- 
sonne !  personne!  pas  même  celui  qui  la  cause  ,  cette  passion 
invincible  ! 

Et  une  larme  brûlante  tomba  sur  le  front  de  Taboureau,  car 
Toinon  était  restée  accoudée  au  fauteuil. 

Quoique  ridicule  et  sot,  Claude  avait  un  excellent  cœur. 
L'accent  touchant  et  résigné  de  la  Psyché  le  remua  profondé- 
ment. Sans  savoir  ce  que  Toinon  pouvait  avoir  à  lui  demander, 
il  sentit  déjà  sa  résolulion  faiblir.  Voulant  lutter  courageuse- 
ment, il  lâcha  de  cacher  l'émolion  de  sa  voix  en  toussant  à 
plusieurs  reprises,  et  répondit  durement  ii  la  Psyché  :  Ma  foi , 
ma  chère  amie  ,  ce  n'est  ,  parbleu  !  pas  moi  qui  vous  plaindrai, 
j'espère  ,  si  vous  avez  mal  placé  voire  amour. 

—  Je  ne  demande  point  qu'on  me  plaigne  ,  reprit  tristement 
la  Psyché ,  j'aime  !  j'aime  !  et  s'il  y  a  ,  voyez-vous ,  dans  ce  seul 
mot  des  abîmes  de  douleur,  il  y  a  aussi  des  trésors  de  félicité. 
C'est  à  la  fois  la  vie  et  la  moit  de  mon  cœur.  J'aime  :  aussi 
tout  ce  qui  est  résignation ,  dévouement ,  me  transporte  et 
m'exalte.  Concevez  mon  ivresse...  je  suis  assez  heureuse  pour 
rivoir  un  devoir,  un  noble  devoir  à  remplir  envers  Tancrède  !... 
Moi...  moi...  pauvre  créature  perdue  et  méprisée...  je  puis  dans 
celle  occasion  me  montrer  aussi  vaillamment  aimîinte  qu'une 
femme  qu'on  honore  et  qu'on  respecte  !  je  puis  faire  pour  Tan- 
crède ce  que  ferait  sa  sœur,  sa  femme  ou  sa  mère  !  Voyez  si  je 
puis  hésiter  !..  Un  moment ,  je  l'avoue  ,  j'ai  eu  l'égoïste  pensée 


REVUE  DE  PARIS.  33 

(It;  vous  demander  encore  votre  appui.  Pardonnez-moi  celte 
pensée...  Mon  ami ,  n'avez-vous  pas  déjà  trop  fait  pour  moi... 
Aussi.,  adieu...  bien  tendrement  adieu.  —  Et  elle  prit  les  grosses 
mains  de  Taboureau  dans  ses  mains  délicates.  —  Si  ma  recon- 
naissance ,  si  mon  inaltérable  amitié  peuvent  vous  payer  de 

toutes  vos  bontés  ,  elle  vous  est  acquise oh  !  à  tout  jamais 

acquise Adieu. 

La  Psyché,  qui  avait  commencé  cet  entretien  en  comédienne, 
finit  par  s'attendrir  véritablement.  Elle  n'était  pas  assezdépravée 
pour  demeurer  insensible  à  la  délicatesse  du  dévouement  de 
Claude  ;  et  puis  elle  aimait,  elle  aimait  profondément,  et  ainsi 
que  le  feu  épure  tout,  son  ardent  amourTavait  presque  purifié 
de  ses  fautes  passées. 

Aussi  lorsque  Taboureau  sentit  ses  mains  serrées  dans  les 
mains  de  la  Psyché  ,  lorsqu'il  vit  les  grands  yeux  de  Toinon  hu- 
mides de  pleurs ,  il  ne  put  vaincre  sa  faiblesse,  il  s'écria  en  se- 
couant la  tète  et  en  fronçant  ses  gros  sourcils  pour  cacher  une 
larme  :  Et  voilà  justement  ce  que  je  redoutais  î  Je  suis  pire  qu'un 
oison...  qu'une  grue...  j'ai  maintenant  le  cœur  tout  retourné, 
plus  l'ombre  d'appétit ,  et  vous  me  ferez  ,  je  crois ,  remonter  ce 
.soir  en  voiture.  Maudite  ensorceleuse  que  vous  êtes  ! 

Et  le  digne  sigisbé  arpentait  la  chambre  avec  emportement. 

—  Non  ,  non  ,  mon  ami ,  reprit  Toinon  en  essuyant  ses  yeux  j 
voici  seulement  ce  que  j'attends  de  votre  amitié  :  vous  resterez 
ici  pendant  huit  jours  avec  Zerbinette  et  votre  valet  Mascarille  ; 
si  je  ne  suis  pas  revenue  à  cette  époque...  vous  remettrez  un 
papier  que  je  vais  écrire  au  bonhomme  Feuillet ,  mon  premier 
maître  de  l'hôtel  de  Bourgogne.  C'est  un  don  du  peu  que  je 
possède  ;  je  lui  dois  tout  ;  il  n'est  pas  heureux  ;  je  n'ai  pas  de 
famille ,  il  est  juste  que  je  pense  à  lui.  Quant  à  vous  ,  mon  ami , 
je  vous  destine  ce  petit  cabinet  en  marqueterie  dont  je  me  ser- 
vais habituellement  à  Paris.  Ce  sera  un  souvenir  de  la  pauvre 
Psyché. 

—  Ah  çà  ,  vous  avez  juré  de  me  rendre  fou!  s'écria  Tabou- 
reau. Mais  quel  diable  de  projet  avez-vous  donc  en  tête,  que 
vous  songez  à  faire  votre  testament  ? 

—  Je  pars  à  l'instant ,  à  pied  ,  avec  une  jeune  fille  du  pays 
qui  consent  à  me  servir  de  guide  jusqu'à  l'abbaye  du  Pont-de- 
Montvert  ofi  je  compte  retrouver  M.  de  Florac. 


Si  REVUE  DE  PARIS. 

—  Mais  vous  avez  perdu  la  tête  !  Pourquoi  ne  pas  au  moins 
partir  en  voiture? 

—  Aucun  postillon  ne  voudra  sortir  de  la  ville  ;  on  craint  les 
hérétiques. 

—  Et  vous  ne  les  craignez  pas  ,  vous ,  avec  une  mendiante 
pour  escorte? 

—  Je  n'ai  pas  le  choix  de  voyager  autrement,  Zei'binette  a 
peur  et  refuse  de  m'accompagner  ;  d'ailleurs  cettejeune  fille  est 
courageuse  ,  elle  connaît  le  pays;  nous  devons  arriver  demain 
soir  à  l'abbaye.  Ce  n'est  qu'une  nuit  à  passer;  et  d'ailleurs  quel 
mal  voulez-vous  qu'on  fasse  à  deux  femmes  ? 

—  Et  vous  allez  courir  les  champs  en  mules  de  velours ,  en 
mante  de  taffetas,  sans  doute? 

—  Je  vais  faire  venir  l'hôte  ,  et  lui  acheter  des  habits  de  ser- 
vante. 

—  Allons,  un  déguisement!  rien  n'y  manque,  l'équipée  est 
complète  !  Ah  çà ,  et  vous  croyez  que  moi ,  votre  ami ,  Je  con- 
sentirai à  celte  folie;  que  je  vous  laisserai  partir  ainsi?  Mais , 
malheureuse  femme  que  vous  êtes  ,  songez  donc  que  vous  ne 
savez  pas  seulement  si  votre  Tancrède  voudra  vous  recevoir  ! 
Vous  penseriez  à  faire  cette  énormité  pour  l'amant  le  plus  épris, 
le  plus  tendre  ,  le  plus  passionné  qui  vous  attendrait  à  deux  ge- 
noux et  les  mains  jointes  ,  comme  on  attend  son  bon  ange, 
pour  moi ,  par  exemple ,  que  je  vous  dirais  encore  :  ne  partez 
pas  !  à  plus  forte  raison  ,  je  vous  dis  ;  je  vous  répète  ,  je  vous 
crie  :  ne  partez  pas  ,  morbleu  !  ne  partez  pas  !  quand  il  s'agit 
d'aller  trouver  un  homme,  qu'est-ce  que  je  dis  un  homme? 
un  tigre  qui  vous  repoussera  peut-être  ,  s'écria  Taboureau  fu- 
rieux, 

—  Au  moins  je  lui  aurai  prouvé  combien  je  l'aime!  et  un 
jour  ,  quand  il  comparera  mon  amour  au  froid  et  pâle  amour 
des  femmes  qu'il  me  préfère,  il  me  regrettera  peut-être,  dit  la 
Psyché  avec  un  regard ,  avec  un  accent  d'exaltation  impossible 
à  rendre. 

—  Et  vous  serez  bien. avancée  d'être  regrettée,  folle  opi- 
niâtre ,  tête  perdue  que  vous  êtes  !  s'écria  Taboureau  en  se  pro- 
menant dans  la  chambre  à  pas  précipités. 

Après  quelques  minutes  de  rétlexions  ,  Claude  vit  bien  que 
rien  au  monde  ne  pourrait  retenir  Toinon  ;  il  se  livra  un  combat 


REVUE  DE  PARIS.  35 

acharné  entre  la  poltronnerie  naturelle  du  sigisbé  et  l'intérêt 
profond  que  lui  inspirait  la  Psyché  par  la  sincérité  du  sentiment 
irrésistible  qui  la  dominait. 

Enfin  la  Psyché  l'emporta  et  Taboureau  lui  dit  avec  un  reste 
de  mauvaise  humeur  : 

—  Que  je  devienne  chèvre  à  l'instant ,  si ,  quand  j'ai  quitté 
Paris  ,  je  m'attendais  à  prendre  le  costume  d'un  paysan  langue- 
docien. 

—  Que  dites-vous?  s'écria  Toinon. 

—  Eh!  léle-bleue!  dit-il  en  jetant  un  regard  sur  son  habit 
doré,  croyez-vous  que  je  vais  vous  accompagner  accommodé 
de  la  sorte  ,  aussi  brillant  qu'un  ver  luisant  ? 

—  Vous  m'accompagneriez  ? 

—  Vous  m'accompagneriez  !  fit  Claude  en  contrefaisant  la 
Psyché  ;  et  puis-je ,  s'il  vous  plaît ,  faire  autrement  que  de  vous 
accompagner?  Puis-je  vous  laisser  à  la  garde  d'une  mendiante, 
dans  un  pays  de  loups  ,  de  sauvages  ? 

—  Ah  !  Claude  ,  Claude  !  que  ne  puis-je  vous  aimer  !  s'écria 
Toinon  en  jetant  ses  bras  autour  du  cou  de  Taboureau  en  ap- 
puyant deux  baisers  retentissants  sur  lesjoues  rebondies  du  bon 
sigisbé. 

—  Au  diable  !  s'écria  celui-ci  en  la  repoussant  doucement , 
tout  à  l'heure  elle  me  glaçait  d'effroi ,  et  voilà  maintenant 
qu'elle  va  me  mettre  en  flamme ,  avec  ses  infernales  caresses. 

—  Dam...  je  n'savais  pas...  Excusez-nous,  m'sieu  Claude, 
dit  la  malicieuse  fille  en  faisant  une  petite  révérence  à  la  pay- 
sanne, bien  gauche  et  bien  naïve  ,  mais  remplie  de  grâce. 

—  Ah  !  serpent  maudit  !  démon  incarné  !  reprit  Claude  en  la 
menaçant  du  poing  ,  je  te  reconnais  ;  c'est  ainsi  que  lu  m'es  ap- 
parue dans  l'intermède  du  Médecin  malgré  lui.  Je  m'en  sou- 
viendrai toujours  !  tu  portais  un  corset  de  velours  incarnadin  , 
avec  des  bouffettes  oranges  ,  et  lu  dansais  un  pas  ùk  jeune  vil- 
lageoise {\) ,  petite  peste  doucereuse,  ainsi  que  disait  le  li- 
vret ! 

Neuf  heures  sonnèrent  à  l'horloge  de  l'église. 

—  Neuf  heures!  Déjà  neuf  heures  !  dit  Toinon.  Mon  ami ,  si 


(1)  Voir  le  Médecin  malyré  /«i(riutermède.) 


36  REVUE  DE  PARIS. 

VOUS    m'accompagnez,  il   faut   partir.  Mais    votre  souper? 

—  Eh  !  tête-bleue  !  croyez-vous  que  j'aie  restomac  aussi  com- 
plaisant que  celui  d'une  autruche  ?  J'avais  faim  ,  tout  cela  m'a 
bouleversé  et  je  serais  à  la  table  de  Souvré  ou  de  Vivonne  que 
je  n'avalerais  pas  un  morceau.  Enfin  il  était  écrit  que  je  ne  sou- 
perais  pas  ce  soir.  Je  vais  toujours  faire  mettre  les  cailles  et  le 
gâteau  dans  un  panier,  et  demain,  avec  l'aurore,  au  grand 
air,  peut-être  me  rattraperai-je  de  celte  après-dînée  déjeune. 
Allons  ,  il  faut  maintenant  s'occuper  des  costumes  ,  ni  plus  ni 
moins  qu'à  une  représentation  de  l'hôtel  de  Bourgogne  î  Et  c'est 
étonnant  comme  j'ai  le  cœur  à  la  comédie. 

Une  demi-heure  après  ,  Toinon  ,  grâce  aux  vêtements  d'une 
desservantes,  élait  complètement  travestie  en  paysanne  langue- 
docienne :  corset  rouge  ,  jupe  de  bure  brune,  béguin  de  velours 
noir,  chapeau  de  feutre  et  drôlet  (sorte  de  mante)  à  capuchon 
de  pagne.  Taboureau  portait  les  habits  du  digne  Thomas  Rayne  : 
veste  de  serge ,  guêtres  de  cuir,  casaque  de  peau  de  chèvre, 
grand  chapeau ,  bâton  ferré  ,  et  large  bissac  contenant  le  pré- 
cieux souper. 

Mascarille  et  Zerbinette  devaient  attendre  les  ordres  de  leurs 
maîtres,  et  dans  le  cas  où  ils  auraient  à  les  rejoindre  au  Pont- 
de-Montvcrt ,  ils  ne  partiraient  pas  sans  une  escorte. 

A  dix  heures  Isabcau,  Toinon  et  Taboureau  sortirent  silen- 
cieusement d'Alais  par  une  belle  nuit  étoilée ,  et  se  dirigèrent 
vers  l'Ouest. 

Eugène  Sue. 
{La  suite  à  un  prochain  numéro.  ) 


LE  CHATEAU 


DE 


LA  BROSSE-SAINT-OUEN. 


«  En  conséquence,  le  soir,  lorsqu'il  fut  admis  dans  le  salon  de 
musique  ,  il  avait  eu  soin  de  ne  pas  diner,  afin  de  conserver 
une  pâleur  inléressaiile,  sur  laquelle  il  comptait  beaucoup  au- 
près de  la  duchesse.  Celle-ci  en  éprouva  tant  de  compassion, 
qu'elle  ne  pût  s'empêcher  de  murmurer  tout  bas ,  en  le  voyant 
entrer  : 

—  Pauvre  jeune  homme  ! 

Cette  compassion  alla  si  loin  dans  le  courant  de  cette  pre- 
mière répétition ,  que  lorsque  l'acteur  se  retira  ,  la  duchesse 
crut  devoir  lui  donner  sa  main  à  baiser.  Une  main  baisée  !  c'est 
bien  peu  de  chose  ,  et,  en  conscience  ,  M™e  de  M...  ne  pouvait 
faire  moins  pour  un  amant  qu'elle  désespérait. 

Le  lendemain  ,  la  main  fut  tendue  non-seulement  au  départ , 
mais  même  à  l'arrivée,  ni  plus  ni  moins  que  si  Philidor  eût  été 
gentilhomme.  Et  d'ailleurs ,  qui  dit  qu'il  ne  l'était  pas  !  Un  ren, 

(1)  Voyez  tom.  XII,  pag.  302  ,  1839. 

1  4 


58  REVUE  DE  PARIS. 

versement  de  fortune  ,  des  malheurs  domestiques,  pouvaient 
l'avoir  poussé  dans  une  carrière  pour  laquelle  il  n'était,  à  coup 
sûr,  pas  né.  C'était  peut-être  un  cadet  de  famille  qui  ne  s'était 
senti  aucun  goût  pour  rÉglise;  peut-être  aussi  était-il, bâtard  de 
quelque  grand  seigneur.  11  y  avait  trop  de  noblesse  dans  toutes 
ses  manières  pour  que  l'une  de  ces  suppositions  ne  fût  pds  fon- 
dée ,  et  la  duchesse  grillait  d'envie  d'en  être  instruite;  mais 
Pliilidor  était  si  réservé ,  et  puis  elle  craignait  tant ,  en  l'interro- 
geant à  ce  sujet,  de  rouvrir  quelque  plaie  encore  saignante. 
Aussi ,  dès  ce  jour,  elle  eut  pour  lui  des  regards  sinon  tendres, 
au  moins  plus  que  miséricordieux. 

Le  surlendemain  ,  ce  fut  bien  mieux  encore.  On  répétait, 
celle  fois ,  sur  le  théâtre  ,  et  il  vous  souvient  que  le  sujet  de  la 
pièce  était  justement  la  contre-partie  de  ce  qui  se  jiassait  réel- 
lement entre  nos  deux  personnages.  C'était  un  jeune  seigneur 
qui  descendait  juscju';"!  une  villageoise.  Le  jeune  seigneur  était 
Philidor;  la  villageoise  était  M"<=  la  duchesse  de  M...  Vous 
comprenez  sans  peine  à  combien  d'allusions  mentales  une  pa- 
reille donnée  fournissait  matière  à  chaque  instant  de  la  part 
de  la  duchesse.  Quant  à  Philidor,  l'hypocrite  qu'il  était ,  il 
demandait  incessamment  pardon  à  la  jeune  femme  des  ten- 
dres regards  et  des  douces  paroles  que  son  rôle  le  forçait  de  lui 
adresser,  et  il  poussait  ensuite  des  soupirs  à  attendrir  un  ro- 
cher. Puis  c'était  la  musique  ,  celle  traîtresse  musique ,  qui 
amollit  si  bien  le  cœur  ,  et  que  je  ne  sais  plus  quel  législateur 
de  l'antiquité  avait  si  bien  fait  d'exclure  de  sa  république  ,  dans 
l'inlérêt  des  maris. 

A  propos  de  mari ,  vous  me  demanderez  peut-être  ce  que  de- 
venait pendant  ce  temps-là  31.  le  duc  de  M...  Ce  pauvre  duc 
avait  été  tellement  honteux  de  sa  mésaventure  ,  qu'il  élait  de- 
meuré trois  jours  entiers  renfermé  dans  le  fond  de  son  hôtel  à 
Paris ,  sans  se  laisser  voir  à  personne  ,  et  se  demandant  com- 
ment il  oseiail  jamais  afTronler  les  regards  ironiques  de  la  du- 
chesse. Pendant  ces  trois  jours-là,  il  eut  tout  le  loisir  de  repas- 
ser dans  sa  tête  tout  ce  qui  avait  eu  lieu  depuis  son  mariage,  et 
de  mesurer  l'étendue  de  ses  fautes.  Par  une  réaction  assez  fré- 
quente en  pareille  occurrence,  il  en  vint  à  se  dire  qu'il  n'avait 
que  trop  mérité  son  sort,  et  à  s'estimer  heureux  de  n'être  pas 
doubletnent  puni,  comme  cela  aurait  pu  arriver. 


—  Oui ,  s'écriait-il  en  froissant  son  jabot ,  qui  n'en  pouvait 
mais ,  et  en  bouleversant  la  symétrique  ol-donnance  de  sa  coif- 
fure, citée  jadis  comme  modèle  à  TOEil-de-bœuf  ;  oui ,  j'ai  été 
aussi  sot  que  coupable  ;  j'ai  rejeté  l'or  pur  que  j'avais  sous  la 
main  pour  courir  après  je  ne  sais  quel  clinquant  et  quelles  pail- 
lettes indignes  de  moi;  j'ai  préféré  à  l'innocence  et  à  la  beauté 
assises  à  mon  foyer  et  me  tendant  les  bras ,  les  caresses  men- 
teuses d'une  fille  d'Opéra.  Comment  ai-je  pu  mettre  un  inslant 
en  balance  le  minois  trompeur  de  cette  Raymon  avec  les  attraits 
si  purs  et  si  louchants  de  la  duchesse?  Mais  j'étais  donc  aveugle 
alors  ! 

Et  il  s'en  allait  dans  la  chambre  de  sa  femme  contempler  un 
portrait  fort  ressemblant  que  le  célèbre  Carie  Vauloo  avait  fait 
d'elle,  et  dans  son  désespoir  il  s'agenouillait  devant  le  portrait 
en  lui  demandant  pardon.  —  On  a  dit  qu'en  amour  il  faut  tou- 
jours un  tyran  et  une  victime;  mais  il  n'est  pas  si  rare  qu'on  le 
pense  de  voir  le  tyran  devenir  victime,  et  réciproquement. 

Le  quatrième  jour,  un  ami  du  duc,  le  jeune  vicomte  de  Saint- 
Aignan ,  força  la  consigne  qu'il  avait  donnée  au  suisse  de  son 
hôtel,  et  pénétra  jusqu'à  lui. 

—  Mon  cher  duc,  lui  dit-il  en  l'embrassant ,  enfin  je  te  tiens  ! 
Ouf!  ce  n'est  pas  sans  peine.  Reçois  mon  compliment  :  tu  es  un 
homme  sublime  !  Mon  gouverneur  m'a  parlé  dans  mon  enfance 
de  je  ne  sais  quel  général  ancien  qui  n'avait  qu'à  frapper  la  terre 
du  pied  pour  en  faire  sortir  des  soldats.  Ce  général-là,  vois-tu, 
n'était  rien  auprès  de  toi ,  qui  en  fais  sortir  des  femmes,  et  des 
premières  chanteuses  encore,  quand  l'Opéra  est  aux  abois  par 
suite  du  départ  de  la  Raymon. 

Le  duc  regarda  son  interlocuteur  d'un  air  ébahi  : 

—  Quel  galimatias  viens-tu  me  conter?  lui  dit-il,  je  ne  te 
comprends  pas. 

—  Tu  ne  me  comprends  pas  ?  Au  fait,  regarde-moi  bien,  mon 
cher  duc.  Pardieu  !  ce  visage  décomposé,  cette  chevelure  en 
désordre,  cette  barbe  longue  !  Es-tu  malade  ? 

—  Trêve  de  sornettes  ,  vicomte  ;  que  veux-tu  de  moi  ? 

—  Pas  grand'chose  :  que  lu  m'apprennes  seulement,  sous  le 
sceau  du  secret,  bien  entendu,  le  nom  de  l'incomparable  beauté 
qui  doit  remplacer  la  Raymon  à  la  fête  que  tu  nous  donnes  dans 
ton  château  de  La  Brosse-Saint-Ouen. 


40  REVUE  DE  PARIS. 

—  Ah  çà  !  vicomte ,  es-tu  malade  loi-même ,  ou  bien  n'as- tu 
pas  reçu  de  contre-ordre  ? 

—  En  aucune  façon. 

—  Alors  ,  c'est  un  oubli- 

—  Que  parles-lu  d'oubli ,  cher  duc?  Si  tu  n'es  pas  malade  , 
au  moins  je  commence  à  croire  que  tu  n'es  pas  bien  éveillé. 
Apprends  ,  mon  cher,  que  ni  moi ,  ni  âme  qui  vive  de  la  cour, 
n'avons  reçu  de  contre-ordre  à  ton  invitalion  ,  et  que  je  viens 
de  voir  de  mes  propres  yeux  ,  chez  le  costumier  de  l'Opéra  ,  les 
habits  de  ta  divine  Colette  ,  confectionnés  en  moins  de  douze 
heures  par  ordre  de  ton  intendant.  Est-ce  clair  ,  cela?  Elle  doit 
avoir  une  charmante  taille,  cette  Colette,  à  en  juger  parle 
corsage. 

Ici  le  duc  passa  la  main  sur  son  front,  comme  un  homme  qui 
ne  sait  s'il  dort  ou  s'il  veille  ;  et  s'éfant  amplement  convaincu  , 
à  ce  qu'il  paraît,  ((u'il  était  on  ne  peut  mieux  éveillé,  il  ordonna 
de  préparer  à  l'instant  même  son  équipage  de  route.  » 

—  Je  voudrais  bien  savoir  ,  demanda  à  mi-voix  notre  inter- 
rupteur ordinaire ,  si  Dieu  vint  en  aide  au  premier  baron  chré- 
tien dans  cette  circonstance  mémorable,  et  s'il  arriva  à  temps 
dans  son  château  ? 

M"'"  V ,  à  laquelle  cette  interrogation  n'avait  pas  échappé, 

reprit ,  après  avoir  poussé  un  profond  soupir  : 

—  «  Au  moment  où  le  duc  allait  monter  en  carrosse,  survint 
un  gentilhomme  de  la  chambre,  qui  lui  était  envoyé  par  le  roi 
pour  le  prévenir  que  Sa  Majesté  désirait  l'entretenir  sur-le- 
champ  pour  aifaire  urgente.  Le  duc  partit  en  maugréant  pour 
Versailles. 

Retournons  maintenant ,  s'il  vous  plait ,  au  château  de  M™"  de 
M....,  qui  s'était  crue  de  la  nature  des  salamandres,  et  qui  avait 
voulu  jouer  comme  elles  avec  le  feu  ,  était  hors  d'état  de  soute- 
nir une  pareille  épreuve.  Elle  était  victime  aussi,  elle,  et  avec 
ses  airs  doucereux  et  désolés,  Philidor  la  tenait  déjà  pante- 
lante et  prête  à  demander  merci.  C'est  qu'on  va  vite  en  besogne 
à  la  campagne,  où  une  certaine  liberté  de  mœurs  et  la  facilité, 
la  multiplicité  des  entrevues  ont  de  tout  temps,  au  xviiie siè- 
cle comme  au  xix",  donné  tant  de  moyens  de  succès. 

Le  quatrième  jour,  la  duchesse,  qui  se  sentait  définitivement 
faiblir,  et  qui  voyait  qu'il  était  temps  de  s'arrêter  dans  le  .sen- 


REVUE  DE  PARIS.  '  41 

lier  glissant  où  elle  s'était  engagée ,  se  prosterna  devant  son 
prie-dieu  pour  dire  ses  prières  avant  de  se  mettre  au  lit  (car  les 
ducliesses  priaient  encore  en  ce  temps-là  soir  et  matin  ),  et  elle 
prononça  avec  une  ferveur  toute  particulière  une  oraison  que 
je  n'ai  vu  dans  aucun  rituel  : 

«  Mon  Dieu  ,  je  vous  demande  pardon  d'avoir  oublié  vos  saints 
préceptes  et  d'avoir  cherché  le  péril;  je  n'y  ai  ;'oint  encore  suc- 
combé, faites-moi  la  yràce  de  persister,  soutenez-moi.  Mon 
Dieu ,  j'ose  vous  demander  plus  encore ,  car  votre  bonté  et  votre 
miséricorde  sont  infinies  ;  faites  que  M.  le  duc  de  M....  ait  reçu 
la  lettre  que  je  lui  ai  adressée  ce  matin  et  qu'il  vienne  à  mon  se- 
cours. Mon  Dieu,  je  vous  promets  maintenant  d'être  soumise 
aux  moindres  volontés  de  mon  mari.  » 

Plus  tranquille  après  avoir  accompli  ce  pieux  devoir,  la  jeune 
femme  se  coucha  et  ne  tarda  pas  à  s'endormir.  C'était  la  pre- 
mière nuit  où  elle  recommençait  à  goïlter,  comme  par  le  passé 
lus  bienfaisantes  douceurs  du  sommeil  j  car  elle  avait  passé  les 
nuits  précédentes  dans  un  état  d'agitation  trop  violent  pour  que 
ses  sens  fussent  accessibles  au  repos.  Aussi,  comme  la  nature  se 
dédommage  toujours  d'une  privation  momentanée  de  sommeil 
elle  ne  s'éveilla  le  lendemain  que  fort  lard  dans  la  matinée.  Sa 
première  parole  fut  pour  son  mari. 

—  M.  le  duc  est-il  arrivé  ?  demanda-t-elle  à  ses  femmes. 
Il  fut  répondu  négativement. 

—  N'y  a-t-il  pas  au  moins  une  lettre  de  lui  ? 
Même  réponse. 

Une  morne  résignation  apparut  dans  les  traits  de  la  duchesse. 
Sm-  ces  entrefaites  ,  M"«  Julie  entra. 

—  M.  Philidor  s'est  présenté  déjà  deux  fois,  dit-elle,  pour 
voir  il""»  la  duchesse. 

—  Dites-lui  s'écria  vivement  la  jeune  femme  ,  que  je  ne  puis 
maintenant,  que  je  ne  puis  aujourd'hui ,  que  je  suis  indisposée. 

La  camérisle  sortit;  un  moment  après,  elle  revint  :  —  M.  Phi- 
lidor osait  prendre  la  liberté  d'insister,  parce  que  l'avant-der- 
nière  répétition  générale  devait  avoir  lieu  dans  deux  heures , 
qu'il  y  avait  un  duo  fort  important  à  repasser,  que  M™»  la  du- 
chesse elle-même  avait  daigné  lui  donner  rendez-vous  pour  cela, 

4. 


42  REVUE  DE  PARIS. 

et  qu'à  moins  qu'elle  ne  fût  gravement  indisposée,  elle  juge- 
rait peut-être  convenable  de  se  rendre  à  l'appel  qui  lui  était 
fait. 

—  0  mon  Dieu  ,  mon  Dieu  !  murmura  tout  bas  la  duchesse  , 
ayez  pitié  de  moi  ! 

Et  elle  fit  dire  qu'elle  allait  se  rendre  au  salon  de  musique. 

Cette  fois-lù  ,  elle  se  montra  d'une  grande  froideur  pour  Phi- 
lidor  et  ne  hii  donna  même  pas  sa  maiu  à  baiser.  Le  chanteur 
sentit  bien  qu'il  avait  à  faire  à  forte  partie.  11  n'avait  plus  guère 
que  deux  jours  devant  lui  :  le  lendemain  la  répétition  générale, 
le  surlendemain  la  représentation  ;  il  devait  partir  ensuite  im- 
médiatement. On  le  rappelait  à  Paris  où  la  ville  et  la  cour  se 
plaignaient  de  son  absence.  Jamais  il  ne  chanta  avec  plus  d'âme; 
jamais  les  moduUilions  de  sa  voix  ne  trahirent  plus  de  tendresse 
et  d'amour.  La  duchesse  s'était  lûen  promis  de  ne  pas  même  le 
regarder;  elle  viola,  involontairement  sans  doute  cette  pro- 
messe ,  en  portant  ses  regards  dans  une  grande  glace  devant 
laquelle  elle  se  trouvait  debout  avec  Philidor,  dont  elle  était  sé- 
parée seulement  par  l'accompagnateur,  u.'i  vieux  maître  de  cha- 
pelle myope.  Le  visage  de  l'acteur,  ce  visage  du  plus  beau  type 
grec  et  animé  par  tout  le  feu  de  la  passion,  ces  grands  yeux 
bleus  si  pleins  de  molle  langueur,  portèrent  dans  son  âme  un 
Inmble  dont  elle  n'eût  peut-être  pas  élé  longtemps  maîtresse  , 
si  un  incident  inattendu  n'était  venu  y  mettre  un  terme.  Le 
fouet  d'un  postillon  et  le  bruit  d'un  carrosse  retentirent  dans 
l'inlérieur  des  cours. 

—  C'est  M.  le  duc  !  s'écria  la  jeune  femme  en  levant  les  yeux 
au  ciel  avec  une  expression  de  reconnaissance. 

Presque  au  même  instant ,  la  porte  du  salon  s'ouvrit,  et  une 
voix  aigre  et  un  peu  cassée  fît  entendre  comme  le  répons  d'un 
verset  dans  une  litanie  funèbre  : 

—  C'est  moi ,  ma  nièce, 

M"»*  de  M....  devint  pâle  et  s'avança  en  tremblant  au-devant 
de  la  marquise  douairière,  qui  s'écria  en  attachant  tour  à  tour 
sur  la  jeune  duchesse  et  sur  le  beau  chanteur  un  regard  mali- 
gnement scrutateur  : 

—  Pardonpez-moi,  ma  nièce,  je  vous  dérange  peut-être; 
mais  je  n'ai  pu  résistera  mon  impatience,  Savez-vous  que  voilà 
près  de  huit  jours  que  nous  ne  nous  sommes  vues  ?  Je  gagerais 


REVUE  DE  PARIS.  43 

volontiers  que  ,  pendant  ces  huit  jouis  ,  le  temps  ne  vous  a  pas 
duré  comme  à  moi.  Mais  embrassez-moi  donc  encore. 

Ces  paroles  suffirent  pour  rappeler  le  rouge  aux  joues  de  la 
jeune  duchesse  ,  qui ,  répondan!,  seulement  à  la  première  des 
interrogations  de  sa  tante  ,  repartit  non  sans  un  peu  de  confu- 
sion : 

—  Je  vous  assure ,  ma  tante  ,  que  vous  ne  me  dérangez  nul- 
lement ;  j'avais  fini  avec  monsieur. 

Ici,  Philidor  s'inclina  et  sortit  ;  l'accompagnateur  s'était  déjà 
esquivé.  Dès  que  la  porte  fut  refermée  ,  la  douairière  eut  un  de 
ces  sourires  qui  résument  d'avance  une  conversation  ,  et  s'écria 
en  hochant  la  tête  : 

—  Allons  !  je  vois  qu'on  ne  nous  avait  paj  trompés.  Ah  , 
ma  nièce,  ma  nièce  !  Au  surplus,  j'en  suis  pour  ce  que  j'eji  ai  dit. 

—  Quoi  donc  ,  ma  tante  ?  reprit  la  jeune  femme  toute  décon- 
tenancée. Sauriez-vous  déjù  la  surprise  que  je  prépare  à  M.  le 
duc? 

—  Ouais  !  quelle  surprise?  Ah  !  j'entends  !  vous  voulez  par- 
ler ,  vous ,  du  goût  subit  qui  vous  a  pris  pour  chanter  l'opéra  ? 
Eh!  chère  petite,  si  vous  avez  voulu  eu  faire  mystère,  il  fal- 
lait mieux  prendre  vos  mesures.  Apprenez  que  ce  secret-là  est 
le  secret  de  Polichinelle  tout  comme  l'autre  au  surplus. 

—  L'autre  !  ma  tante  ;  que  voulez-vous  dire  ?  je  n'ai  pas  d'au- 
tre secret. 

—  Ah  !  ma  nièce ,  ce  n'est  pas  à  moi  qui  ai  vu  naître  toute 
cette  intrigue  qu'il  faut  prétendre  cacher  une  chose  qui,  à 
cette  heure ,  est  l'objet  des  conversations  de  toute  la  cour.  11 
ne  fut  question  que  de  cela  hier  soir,  m'a-t-on  dit,  au  cercle 
de  M™e  la  dauphine.  Vous  voilà  classée  ,  recevez  mon  compli- 
ment. 

—  Ma  tante,  veuillez  de  grâce  vous  expliquer  j  vous  me  met- 
tez au  supplice. 

—  Eh  bien  !  oui ,  puisque  vous  m'y  forcez.  Il  s'agit  de  votre 
liaison  avec  Philidor. 

La  jeune  femme  demeura  quelques  instants  les  yeux  fixes  ,  la 
bouche  béante  j  puis  elle  bulbutia  d'une  voix  étouffée  : 

—  Ma....  liaison  avec...  M.  Philidor  !  Mais  cela  n'est  pas,  je 
vous  jure  !...  cela  n'est  pas! 

—  Ne  jurez  point!  pourquoi  vous  ea  défendre?  Il  est  fort 


44  REVUE  DE  PARIS. 

bien,  ce  chanteur,  des  manières  on  ne  peut  plus  distinguées  : 
c'est  quelque  fils  de  qualité  dont  les  parents  se  sont  ruinés. 
Hein  !  est-ce  ainsi ,  vous  l'a-t-il  dit? 

La  duchesse  ne  répondit  pas ,  les  larmes  l'étouffaient.  La 
douairière  elle-même  fut  effrayée  de  la  voir  en  cet  état;  mais 
incapable  ,  dans  Tordre  d'idées  où  elle  avait  toujours  vécu  , 
d'en  pénétrer  le  motif,  elle  s'écria,  avec  un  air  d'inquiétude 
souverainement  digne  : 

—  Or  çà  ,  ma  nièce ,  est-ce  qu'il  se  permettrait  de  vous  don- 
ner des  sujets  de  chagrin  ? 

La  duchesse  releva  la  tète  et ,  souriant  mélancoliquement  à 
travers  ses  larmes  : 

—  Ma  tante,  dit-elle,  excusez-moi  de  ne  vous  avoir  pas 
comprise  tout  d'abord.  Je  sens  que  je  n'étais  pas  digne  de  vi- 
vre dans  le  monde  où  toutes  deux  notre  naissance  nous  a  pla- 
cées. 

Puis,  changeant  brusquement  de  conversation  : 

—  Madame  Dubarry  est-elle  toujours  en  pied?  La  dauphine 
aime-t-elle  toujours  autant  à  jouer  la  comédie  ?  Quel  est  le 
dernier  rôle  qu'elle  a  choisi?  Est-ce  du  Sedaine  ou  du  Favart? 

—  Ma  foi ,  ma  nièce  ,  répondit  la  douairière  quelque  peu 
stupéfaite  de  ce  feu  roulant  de  questions ,  voici  quinze  grands 
jours  que  je  n'ai  mis  le  pied  à  Versailles;  mais  vous  pourrez  de- 
mander tout  cela  à  M.  le  duc  de  M qui  est  parfaitement  à 

même  de  vous  donner  des  nouvelles  fraîches,  car  il  se  trouve 
en  ce  moment  à  la  cour.  ^ 

—  Le  duc  !  mon  mari  !  ah  !  parlez-moi  de  lui ,  ma  tante. 
Quand  l'avez-vous  vu?  a-t-il  été  vous  faire  visite? 

—  Il  ne  m'a  pas  fait  cet  honneur. 

—  Je  lui  ai  écrit  ;  pourquoi  ne  me  répond-il  pas? 

—  Ah  ,  vous  m'y  faites  songer  ;  j'oubliais  que  j'ai  une  let- 
tre de  lui  pour  vous.  J'avais  cru  devoir,  avant  de  partir ,  lui 
faire  demander  ses  commissions.  Il  vous  baise  les  mains  ,  ma 
nièce. 

—  Une  lettre  de  lui  !  oh  !  -donnez ,  donnez  vite  ! 

Et,  avec  cette  avidité  convulsive  du  naufragé  qui  cherche 
à  se  sauver  encore  en  s'accrochant  au  dernier  débris  du  na- 
vire (jui  le  i)orlait,la  jeune  femme  arracha  des  mains  de  sa 
tante  le  message  qu'elle  venait  de  tirer  de  son  ridicule.  Voici  , 


REVUE  DE  PARIS.  45 

h  peu  de  chose  près ,  le  style  et  le  contenu  de  ce  message  : 

a  Madame  la  duchesse  , 

»  J'ai  reçu  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'é- 
crire,  pour  m'inforraer  du  projet  que  vous  avez  formé  déjouer 
le  rôle  de  Colette  dans  l'opéra  qui  doit  être  représenté  au  châ- 
teau ,  à  l'occasion  de  votre  fête.  Je  ne  doute  point  d'avance  de 
votre  succès  amiuel  je  serai  heureux  d'aller  applaudir.  J'arrive- 
rai à  Saint-Ouen  dimanche  ,  assez  à  temps  pour  recevoir  les 
hôtes  conviés  à  cette  solennité.  « 

Suivait  une  formule  de  salutation  des  plus  respectueuses. 

Et  c'était  là  la  réponse  de  JI.  le  duc  de  M...  à  une  lettre  de 
trois  pages  ,  à  une  lettre  où  on  lui  demandait  si  ingénument 
pardon  d'avoir  eu  la  migraine  ,  où  on  lui  promettait  de  chasser 
à  lout  jamais  ce  vilain  mal,  où  ,  en  lui  faisant  part  dun  projet 
qui  d(?vait  le  contrarier  peut-être,  on  lui  annonçait,  d'une  fa- 
çon si  soumise  ,  qu'on  était  disposée  ù  y  renoncer ,  pour  peu  que 
cela  lui  déplût;  où  on  le  suppliait  de  revenir  bien  vile  au  châ- 
teau dans  lequel  il  était  impatiemment  attendu  par  la  plus  ten- 
dre et  la  plus  fidèle  épouse  !  Ah  !  monsieur  le  duc  .  (|uelle  froi- 
deur !  Avez-vous  donc  retrouvé  !\I"e  Rayraon,  ou  l'auriez-vous 
déjà  remplacée  ? 

Ce  fut  le  dernier  coup  pour  la  duchesse  ;  mais  ce  fut  aussi  le 
plus  cruel  .  car  elle  avait  fondé  de  grandes  espérances  sur  celte 
lettre  écrite  avec  toute  l'éloquence  et  toute  la  naïveté  de  son 
cœur.  Que  vous  dirai-je  de  plus?  Je  ne  veux  point  allonger  ou- 
tre mesure  le  journal  fidèle  de  l'agonie  de  cette  pauvre  jeune 
femme ,  succombant  sous  la  triple  intïuence  de  son  époque  si 
bien  personnifiée  dans  la  douairière,  de  l'indifférence  coupable 
de  son  mari  et  de  la  séduction  la  plus  patiente  et  la  plus  raffi- 
née exercée  par  un  roué  decoulisses;  et  pourtant,  si  les  poêles 
ont  dit  qu'il  n'y  avait  pas  de  plus  sublime  spectacle  que  celui 
de  l'homme  de  bien  aux  prises  avec  le  malheur,  peut-être  pen- 
sez-vous ,  comme  moi,  qu'il  n'en  est  pas  de  plus  curieux  et  de 
plus  instructif  à  la  fois  pour  le  sexe  féminin  que  celui  de  la  pu- 
deur et  de  la  vertu  luttant ,  en  quelque  sorte,  corps  à  corps  avec 
le  vice. 

Toutefois,  il  faut  bien  le  dire ,  si  les  apparences  témoignaient 


46  REVUE  DE  PARIS, 

hautement  contre  M.  le  duc  de  M ,  ce  seigneur  était  encore 

plus  à  plaindre  qu'à  blâmer.  Nous  l'avons  laissé  parlant  pour 
Versailles  où  le  roi  Louis  XV  lui  faisait  l'honneur  de  le  mander 
pour  affaire  urgente.   Or   vous  ne  devinerez  jamais  ,  je  gajje  , 

ce  que  Louis  XV  vouIailàM.  leduc  de  M Je  vous  le  donneen 

cent,  je  vous  le  donneen  mille;  mais  jera'aperçois  qu'il  se  fait  tard, 
et ,  comme  je  ne  veux  pas  abuser  de  votre  patience  à  m'écouter, 
j'aime  mieux  vous  rapporter  tout  simplement  l'alloculion  que 
Sa  Majesté  adressa  ,  sans  autre  préparation  ,  à  son  fidèle  sujet  : 

—  Mon  cher  duc,  je  vous  ai  de  tout  temps  porté  une  vive  af- 
fection ,  vous  le  savez ,  et  Je  veux  aujourd'hui  vous  en  donner 
une  preuve.  Le  cabinet  noir ,  qui  ne  vaut  absolument  rien  pour 
la  découverte  des  complots,  je  vous  le  garanlis  ,  est  quelquefois 
bon  pour  celle  des  intrigues  amoureuses.  Feu  le  grand  roi  mou 
prédécesseur  en  faisait  grand  usage,  et  moi-même,  dans  mes 
moments  perdus ,  il  m'arrive  de  m'en  amuser  avec  «l^e  Du. 
barry.  Or,  hier  soir ,  j'ai  trouvé  ,  dans  une  lettre  d'un jpiftain 
Philidor  ,  chanteur  de  l'opéra  qui  est  actuellement  à  votre  châ- 
teau de  la  Brosse-Saint-Ouen,  lettre  adressée  à  l'un  de  ses  cama- 
rades ,  une  fanfaroiuiade  qui  mérite  une  punition  sévère.  Ce 
prestolet  ne  s'avise-t-il  pas  d'en  conter  à  M"''  votre  femme  ? 
Je  suis  persuadé  d'avance  que  la  duchesse  le  traitera  comme 
il  le  mérite  ;  mais ,  afin  de  vous  délivrer  à  cet  égard  de  touie 
inquiétude  ,  voici ,  mon  cher  duc  ,  une  lettre  de  cachet  dont 
je  vous  autorise  à  faire  usage  immédiatement,  afin  d'apprendre 
à  ce  chanteur  ce  qu'il  en  coûte  d'adresser  ses  hommages  à  la 
femme  d  un  duc  et  pair  du  royaume ,  mon  amé  et  féal. 

M.  de  M sentit  une  sueur  froide  inonder  son  front;  tou- 
tefois ,  repoussant  doucement  le  papier  que  lui  tendait  le  roi ,  il 
eut  la  force  de  répondre  : 

—  Sire,  je  rends  grâces  à  Votre  Majesté  de  son  avertisse- 
ment et  de  son  ofîre  ;  mais  j'aimerais  mieux  être  trompé  vingt 
fois  que  de  voir  mon  honneur  sain  et  sauf  par  un  pareil  moyen. 
Que  dirait-on  de  moi  ? 

—  Nul  n'en  saura  rien  ,  monsieur  le  duc  ,  reprit  le  roi 

—  Mais  sire,  repartit  vivement  M.  de  M avec  cette  no- 
blesse de  sentiments  caractéristique  dans  sa  famille,  je  le  sau- 
rai, moi. 

Quelques  instant*  après ,  il  sortit  du  cabinet  du  roi  et  re- 


REVUE  IlE  PAKIS.  47 

touma  à  Paris.  Renlré  à  son  hôtel  ,  il  y  Irouva  la  lettre  de  la 
duchesse  ,  et  alors  les  propos  énigmatiques  de  son  ami  M.  le 
vicomte  de  Saint-Aignan  achevèrent  de  s'éclairer  pour  lui  d'une 
funeste  lueur.  Dans  cette  lettre  dictée  parla  vertu  chancelante  , 
il  est  vrai ,  mais  qui  cherchait  à  s'affeimir  ,  il  ne  voulut  voir 
que  l'aveu  anticipé  d'une  faiblesse  ,  et  une  excuse  préparée  pour 
le  cas  où  il  viendrait  à  apprendre  son  déshonneur,  les  gens  qui 
ont  beaucoup  vécu,  comme  M.  le  duc  de  M...,  c'esl-à-dire  qui 
ont  mené  une  vie  déréglée  ,  sont  toujours  portés  à  mettre  les 
choses  au  pire  en  pareille  matière.  Pourtant  celte  cruelle  révé- 
lation ne  détermina  chez  lui  aucun  accès  de  fureur,  comme 
cela  se  voit  communément  au  théâtre  et  dans  les  romans  ,  mais 
elle  lui  inspira  une  douleur  et  une  tristesse  profondes.  Depuis 
quelque  tem|)S,  il  s'était  accoutumé,  à  l'exemple  de  certains 
avares,  à  voir  dans  sa  femme  un  trésor  de  pureté  et  d'inno- 
cence (|u'aucune  main  profane  n'avait  touché  et  que  lui-même 
laissait  précieusement  enfermé  dans  une  sorte  de  sanctuaire 
doiit  il  se  réservait  tôt  ou  tard  de  franchir  le  seuil  ;  et  le  sanc- 
tuaire avait  été  violé,  et  le  trésor  avait  été  ravi  !  Oh  !  comme 
il  dut  maudire  le  sentiment  de  mauvaise  honte  qui  l'avait  em- 
l)èché,  au  moment  même  où  il  avait  appris  la  fuite  d'une  in- 
digne maîtresse,  de  partir  pour  Saint-Ouén  .  d'aller  se  jeter  aux 
pieds  de  sa  femme,  de  lui  tout  avouer  et  d'implorer  son  par- 
don. Alors  .  sans  doute,  il  était  temps  encore,  mais  mainte- 
nant ,  oh  !  maintenant ,  il  ne  lui  restait  plus  qu'à  subir  son  sort 
sans  se  plaindre,  car  ne  s'était-il  pas  privé  lui-même  par 
avance  du  droit  d'accuser?  Du  moinS;  il  ne  voulait  point  se 
montrer  après  coup  un  argus  incommode  :  un  tel  rôle  était 
indigne  de  lui ,  et  c'est  pour  cela  qu'il  avait  envoyé  à  la  du- 
chesse la  réponse  que  je  vous  ai  déjà  fait  connaître.  Ainsi  ,  il 
était  écrit  que  l'orgueil ,  ce  grand  mobile  des  actions  humaines, 
égarerait  constamment  l'époux  comme  l'épouse,  et  les  amène- 
rait, par  ses  faux  calculs,  à  une  ruine  commune  ,  puisqu'on 
veut  absolument  que  dans  l'adultère  de  la  femme  il  y  ait  ruine 
pour  l'honneur  du  mari. 

Cependant ,  le  dimanche  matin  ,  qui  était  le  jour  marqué  pour 
la  représentation  et  le  surlendemain  de  l'arrivée  de  la  douai- 
rière ,  la  duchesse  était  pure  encore  dans  toute  l'acception  de 
ce  mot  i  mais  il  se  passait  dans  le  salon  de  musique ,  où  je  vous 


48  REVUE  M  PARIS. 

ai  déjà  introduits  quelquefois  une  scène  décisive  et  qui  devait 
porter  le  coup  de  grâce  à  cette  pudeur  si  longtemps  défendue. 
C'était  la  mine  qu'on  emploie  pour  faire  sauter  une  citadelle 
que  l'ennemi  a  vainement  battue  en  brèche ,  et  qu'il  désespère 
de  réduire.  Philidor  et  la  duchesse  étaient  seuls  dans  le  salon  et 
délivrés  pour  la  première  fois  de  la  présence  obligée  du  vieux 
maitre  de  chapelle  myope.  Le  beau  chanteur  avait  appris  que 
c'était  la  fête  de  M™«  de  M....,  et  il  venait  de  lui  offrir  un  petit 
bouquet  de  pensées,  de  roses  blanches  et  de  myosotis,  qu'il  avait 
cueilli  lui-même  dans  la  partie  du  parc  qui  avoisine  les  canaux, 
et  la  jeune  femme  ,  en  pensant  que  c'était  un  étranger,  un  co- 
médien ,  qui  s'acquittait  le  premier  auprès  d'elle  d'un  hommage 
qu'elle  eût  dû  attendre  de  son  mari ,  avant  tous ,  avait  senti  son 
cœur  se  navrer,  et  plutôt  encore  par  dépit  que  par  reconnais- 
sance, elle  avait  daigné,  elle  la  duchesse  de  M....,  tendre  sa 
joue  à  Philidor. 

C'était  la  première  fois  qu'il  était  donné  aux  lèvres  de  l'amou- 
reux chanteur  de  se  poser  ailleurs  que  sur  la  main  de  la 
duchesse.  Quel  moment  pour  lui  !  pour  elle  aussi ,  peut-être  !  Je 
vous  engage  à  ce  sujet  à  relire  ce  soir  avant  de  vous  endormir, 
si  mon  récit  ne  l'a  déjà  fait,  l'admirable  chapitre  de  la  Nou- 
velle Héloïse ,  où  il  est  parlé  d'un  premier  baiser.  Tout  à  coup 
la  porte  s'ouvrit ,  et  la  duchesse  frémit  comme  une  coupable 
prise  en  flagrant  délit.  Celait  M"»^  Julie  ,  celte  fille  de  chambre 
que  vous  connaissez.  Elle  était  tout  en-larmes,  et  vint  se  jeter 
aux  pieds  de  sa  maîtresse.  Longtemps  ses  sanglots  l'empêchè- 
rent de  trouver  une  parole;  lorsqu'enfin  elle  eut  recouvré  i'usage 
de  la  voix,  elle  ne  put  que  murmurer  d'une  façon  presque  inin- 
telligible qu'elle  avait  fait  un  grand  malheur,  qu'elle  avait  perdu 
la  clef  de  la  chambre  à  coucher  de  sa  maîtresse. 

—  N'est-ce  que  cela?  dit  la  jeune  femme;  tu  es  bien  bonne  , 
ma  pauvre  Julie ,  de  te  désoler  ainsi  pour  si  peu  de  chose.  Celle 
ciel  se  relrouvera.  D'ailleurs,  n'en  existe-t-il  pas  une  seconde? 
Fais-toi-la  donner  de  ma  part,  et  qu'il  n'en  soit  plus  question. 

La  camériste  se  releva  en  soupirant. 

—  C'est  que  ,  dit-elle  ,  si  on  allait  s'introduire  chez  madame 
la  duchesse  pour  voler? 

La  duchesse  devint  rêveuse  à  ces  derniers  mots ,  et  Julie  sor- 
lit.A  peine  la  porte  fut-elle  refermée  sur  elle  que  Philidor,  qui 


REVUE  DE  PARIS.  49 

s'était  tenu  à  l'écart ,  se  rapprocha  vivement,  el,  d'une  voix  fort 
émue  : 

—  Madame,  dit-il,  c'est  à  moi  d'embrasser  vos  genoux;  cette 
clef  a  été  volée  ,  en  effet ,  et  c'est  par  moi.  0  pardon  !  pardon  ! 
mais  j'aime  mieux  vous  avouer  mon  crime.  Aussi  bien  ,  c'est  un 
moment  de  délire  qui  me  l'a  dicté.  Oui ,  madame  la  duchesse, 
quand  j'ai  pensé  que  celte  journée  était  la  dernière ,  la  dernière 
entendez-vous  ?  où  il  me  serait  donné  de  vous  voir,  de  respirer  le 
même  air  que  vous,  quand  j'ai  pensé  que  demain  je  serais  loin  de 
vous ,  par  qui  je  vis  maintenant.  J'ai  été  si  malheureux  que  j'ai 
osé  concevoir  la  pensée  de  devenir  coupable.  Mais  vous  me  jtar- 
donnez,  n'est-ce  pas?  car  je  me  repens,  je  pleure  ,  et  celte  clef, 
tenez,  celte  clef  qui  est  là  sur  mon  cœur,  cette  clef  pour  laquelle 
je  donnerais  tout  ce  qui  me  reste  à  vivre,  celle  clef  qui  me  brûle 
en  vous  parlant ,  madame  la  duchesse,  reprenez-la  ,  je  vous  la 
rends ,  je  vous  la  rends. 

Eti  s'expriraant  ainsi ,  Pbilidor,  prosterné  aux  pieds  de  la 
jeune  femme,  avait  saisie  le  bas  de  sa  robe,  el  il  osait  tenir  ses 
genoux  entre  ses  bras,  et,  avec  ses  yeux  baignés  de  larmes,  il 
était  beau  comme  les  anges  qu'on  représente  implorant  la  pitié 
céleste  pour  racheter  nos  fautes.  La  duchesse  le  regardait  fixe- 
ment, sans  changer  de  visage  et  sans  prononcer  une  parole  ; 
mais ,  malgré  celle  apparence  tranquille ,  un  combat  terrible  se 
livrait  dans  son  âme.  A  la  fin,  elle  se  dégagea  doucement  de 
l'élreinte  passionnée  de  son  amanl,  puis,  d'une  voix  brisée, 
elle  s'écria  : 

—  Celle  clef ,  gardez-là  ! 

A  ces  mots  elle  s'enfuit.  Pbilidor  se  releva  le  visage  rayon- 
nant ,  se  demandant  ce  que  pouvaient  valoir  les  applaudisse- 
ments d'une  salle  entière  «pii  semble  près  de  s'écrouler  sous  les 
bravos  et  les  trépignemenls,  auprès  de  ces  quatre  mots  de  la 
jolie  duchesse  de  31....:  «  Cette  clef...  gardez-la!»  C'était  un 
beau  prix  ,  en  effet,  pour  quelques  leçons  de  chajit.  Maintenant, 
comme  Sixte-Quint,  il  était  pape;  que  dis-je?  plus  que  pape; 
plus  qu'empereur  :  il  était  Dieu. 

Il  y  aurait  ici  une  grande  question  à  juger,  c'est  celle  de  sa- 
voir si ,  dans  cette  histoire  de  clef  volée,  dont  la  restitution 
avait  été  offerte  avec  un  si  merveilleux  à-propos,  les  choses  s'é- 
taient passées  sincèrement  et  de  bonne  foi,  ou  s'il  n'y  avait  pas 
1  5 


50  REVUE   DE  PAKIS. 

là  loule  la  tactique  du  (lii)l()inate  et  du  générai  les  plus  consom- 
més. Pour  moi ,  qui  suis  portée  à  ne  voir  dans  Philidor  qu'un 
comédien  sous  tous  les  rapports,  je  crois  qu'il  méritait  de  passer 
à  la  postérité  beaucoup  plus  pour  la  savante  stratégie  avec  la- 
quelle il  sut  conquérir  la  duchesse  de  M...,  que  pour  sa  renom- 
mée de  chanteur,  renommée  complètement  oubliée  aujourd'hui, 
absorbée  qu'elle  s'est  trouvée  dans  celle  d'un  contemporain 
homonyme,  le  compositeur  Philidor. 

J'ai  peu  de  détails  à  vous  donner  sur  ce  qui  se  passa  au  châ- 
teau depuis  ce  moment  jusqu'à  celui  de  la  représentation.  Le 
duc  arriva  fort  tard  et  en  compagnie  d'un  certain  nombre  de 
ses  "lûtes.  Quoiqu'il  tît  tous  ses  effoits  pour  paraître  gai ,  il  était 
facile  de  lire  sur  son  visage  l'empreinte  mal  dissimulée  d'une 
préoccupation  profonde.  Il  demanda  à  voir  la  duchesse  ,  et  l'en- 
trevue qui  eut  lieu  en  présence  de  témoins  fut  beaucoup  plus 
cérémonieuse  qu'affectueuse.  Cependant,  sa  femme  ayant  re- 
marqué qu'il  était  pâle  et  même  un  peu  changé,  crut  devoir 
s'enquérir  de  sa  santé  ;  mais  il  s'empressa  de  répondre  qu'il 
allait  à  merveille.  Bien  entendu  ,  la  duchesse  n'en  crut  pas  un 
mot ,  et  elle  ne  manqua  pas  d'attribuer  la  pâleur  de  son  mari  au 
chagrin  qu'il  avait  éprouvé  et  qu'il  éprouvait  sans  doute  encore 
de  la  fuite  de  sa  maîtresse. 

Peu  à  peu  les  cours  du  château  se  remplirent  de  carrosses  ;  on 
arrivait  en  foule  de  tous  les  manoirs  voisins  pour  assister  à  la 
solennité  théâtrale  par  laquelle  M.  le  duc  de  M....  avait  voulu 
inaugurer  l'arrivée  de  la  jeune  duchesse  à  La  Brosse-Saint-Ouëu. 
Quelques-uns  même  étaient  venus  pour  cela  de  Paris  et  de  Ver- 
sailles, tant  on  était  curieux  d'assister  à  une  représentation  où 
la  jolie  duchesse  de  M....  devait  faire  son  début  dans  la  carrière 
dramatique,  alors  ,  il  vous  en  souvient  sans  doute  ,  fort  en  hon- 
neur parmi  les  grands  seigneurs  et  les  belles  dames  ,  à  com- 
mencer par  le  comte  d'Artois  et  Marie-Antoinette  d'Autriche.  A 
l'allrait  fout  particulier  de  ce  début  se  joignait  pour  les  uns  la 
curiosité  devoir  le  célèbre  Philidor,  transporté  du  vaste  théâtre 
où  il  brillait  d'ordinaire,  sur  la  petite  scène  d'une  salle  de  co- 
médie de  château,  et  recevant  sa  réplique  d'une  duchesse  ;  pour 
d'autres,  exactement  informés  de  la  chronique  scandaleuse  de 
l'Œil-de-bœuf,  c'était  plus  encore  :  ceux-là,  fort  au  fait  de  la 
liaison  qui  existait  jadis  entre  M.  le  duc  et  la  Rayraon  ,  avaient 


REVUE  DE  PARIS.  51 

trouvé  on  ne  peut  plus  piquant  que  cette  petite  duchesse ,  réputée 
si  sage  jusque-là,  si  ennemie  du  monde  et  si  antipathique  aux 
belles  manières,  se  fût  enfin  décidée  à  imiter  son  mari,  et  à 
faire  ce  qu'on  appelle  partie  carrée.  Aussi  étaient-ils  avides  de 
juger  par  leurs  propres  yeux  du  degré  oij  celte  intrigue  était 
parvenue. 

Vous  pourriez  penser,  d'après  cela,  que  le  duc  jouait  dans 
toute  cette  affaire  un  fort  sot  personnage  ;  aussi  je  me  hàle  de 
vous  prémunir  contre  une  semblable  présomption.  A  l'époque  où 
se  passe  celte  histoire,  la  dissolution  dont  le  monarque  donnait 
l'exemple  s'était  si  bien  infiltrée  dans  les  hautes  classes  de  la 
société  ,  qu'on  trouvait  toutes  naturelles  ces  sortes  de  repré- 
sailles entre  maris  et  femmes,  et  que  M.  de  M....  eût  été  cent 
fois  trahi ,  qu'il  n'eût  pas  cessé  pour  cela  d'être  regardé  comme 
la  fleur  du  bel  air  et  de  la  galanterie.  Il  est  vrai  que  c'était  à  la 
condition  qu'il  y  aurait  toujours  partie  et  revanche.  Du  moment 
où  l'on  eût  pu  voir  en  lui  seulement  un  époux  malheureux  .  il 
eût  été  ridicule. 

Six  heures  du  soir  !  Le  duc  ,  aidé  de  la  douairière  et  de  quel- 
ques amîs ,  est  occupé  à  faire  les  honneurs  de  l'hospitalité.  Pen- 
dant ce  temps-là,  M"»  la  duchesse  achève  sa  toilette  dans  la 
loge  que  M.  le  duc  a  fait  disposer  quehpie  temps  auparavant 
auprès  du  théâtre  pour  la  Raymon,  et  qu'il  ne  croyait  guère  à 
coup  sûr  voir  jamais  servir  à  sa  femme.  Déjà  celte  dernière  a 
revêtu  les  attributs  de  son  rôle,  la  jupe  courte  de  bure  rayée, 
les  bas  bleus .  les  souliers  à  boucle ,  le  corsage  de  velours  noir 
et  le  bavolet.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  la  duchesse  est 
ravissante  sous  ce  costume  ,  et  (jue  bien  qu'elle  n'ait  pas  encore 
mis  son  rouge,  et  qu'elle  ne  soit  pas  coiffée,  elle  serait  femme  à 
troubler  bien  des  cœurs  à  la  cour  comme  à  la  ville,  à  la  ville 
comme  au  village.  Pourquoi  donc  un  sombre  nuage  vient-il  par 
intervalles  obscurcir  son  front  et  glacer  le  sourire  suspendu  sur 
le  bord  de  ses  lèvres?  Pourquoi,  lorsque  ses  regards  tombent 
par  hasard  dans  un  miroir,  frappe-t-elle  ainsi  de  son  pied 
mignon  le  parquet  de  sa  loge  avec  de  merveilleux  airs  de  dépit 
qui  rehaussent  encore  sa  beauté  ?  Patience  !  vous  allez  le  savoir. 

Un  petit  coup  bien  léger,  bien  discret,  vient  de  retentir  à  la 
porte  de  sa  loge  ,  et  elle  a  bondi  sur  son  siège,  et  elle  s'est  écriée 
d'une  voix  pleine  d'émotion  :  «  Entrez  !  »  Or  celui  qui  entre 


52  REVUE  DE  PARIS. 

ainsi  n'est  autre  que  Philidor,  Philidor  en  habit  de  jeune  sei- 
fïmnir,  entendez-vous?  car  le  déguisement  auquel  son  rôle  le 
force  d'avoir  recours  ne  s'opère  que  dans  le  courant  de  la  pièce. 
Que  dis-je  Philidor?  oh!  ne  serait-ce  pas  plutôt  ou  Lauzun  ou 
Fronsao  à  vingt  ans,  tant  il  a  de  grâce  ,  d'élégance  et  de  bonne 
mine  sous  ce  riche  accoutrement,  tant  il  semble  n'en  avoir  ja- 
mais porté  d'autre  de  sa  vie  ?  Oh  !  ni  la  duchesse,  ni  la  douairière 
ne  se  sont  trompées  ,  et  tout  porte  en  lui  le  prestige  d'une  noble 
ori{;ine.  Il  n'est  plus  triste  à  celte  heure;  pourquoi  le  serait-il  ? 
Kt  si  l'on  peut  lire  dans  ses  grands  yeux  bleus  la  fièvre  qui  naît 
de  l'attente,  on  y  lit  aussi  le  plaisir  que  donne  une  charmante 
pi  omesse.  11  s'avance  d'un  air  sémillant  et  s'écrie  en  osant  cette 
lois  baiser  le  cou  le  plus  blanc  et  le  plus  provocateur  qu'il  soit 
possible  d'imaginer  : 

—  Bonsoir ,  mon  adorable  duchesse. 

Car  il  est  déjà  tout  à  fait  dans  l'esprit  de  son  rôle ,  le  jeune 
seigneur.  Bon  Dieu  ,  de  quel  crime  s'est-il  donc  rendu  coupable 
depuis  le  matin,  ce  pauvre  Philidor?  A  son  aspect  la  jeune 
femme  a  détourné  la  tête  avec  une  petite  moue  presque  dédai- 
gneuse, après  l'avoir  salué  d'un  simple  signe.  Aussi,  comme  il 
est  inquiet  !  comme  il  a  bien  vite  repris  son  attitude  humble  et 
soumise  des  jours  précédents  ,  lorsque  ,  s'asseyant  timidement  et 
à  distance  respeciueuse ,  sur  le  siège  le  plus  modeste  qu'il  ait  pu 
trouver  ù  sa  portée ,  il  dit  en  balbutiant.  : 

—  Qu'est-ce  donc?  Qu'avez-vous  ,  madame  la  duchesse?  Au- 
rais-je  eu  le  malheur  de  vous  déplaire? 

Mais  son  interlocutrice,  qui  n'attendait  qu'une  occasion  pour 
éclater,  l'a  enfin  trouvée ,  et  elle  s'écrie  avec  une  pétulance  sans 
égale  : 

—  Ce  que  j'ai,  monsieur?  apprenez  que  je  suis  furieuse? 
C'est  une  indignité!  Me  faire  attendre  ainsi,  moi  la  duchesse 
de  M....! 

Et  en  s'exprimant  ainsi ,  la  petite  duchessene  fait  pas  attention 
au  contraste  piquant  que  présentent  sa  paroles  avec  le  costume 
qu'elle  a  momentanément  rèvôtu. 

—  Vous  m'attendiez  ,  madame  la  duchesse!  répond  Philidor 
ébahi. 

A  ce  moment ,  pour  la  première  fois ,  la  jeune  femme  s'aper- 
çoit de  In  méprise  et  du  trouble  de  son  favori;  elle  ne  peut 


REVUE  DE  PARIS.  53 

s'empêcher  de  sourire  et  de  lui  tendre  une  main  qu'il  couvre 
de  baisers;  puis,  maîtrisée  de  nouveau  par  un  importun  souve- 
nir : 

—  Il  s'agit  bien  de  vous,  monsieur,  répond-elle  en  frappant 
'du  pied  et  en  écartant  convulsivement  le  rideau  d'une  fenêtre  à 

travers  laquelle  elle  jette  au  loin  un  douloureux  regard.  Eh  quoi! 
vous  ne  savez  pas  ce  qui  m'arrive? 

—  Non ,  sur  mon  âme  !  Contez-moi  donc  cela  ,  dit  Philidor  en 
se  rapprochant  d'un  air  patelin. 

—  Écoutez  donc  !  Hier  soir,  en  essayant  mon  costume,  j'ai 
voulu  juger  de  l'effet  qu'il  ferait  avec  une  coiffure  à  la  pay- 
sanne, comme  j'en  ai  vu  à  la  Comédie  Italienne.  C'est  char- 
mant ,  n'est-ce  pas  ,  ces  coiffures-là  ? 

—  Oh!  oui ,  délicieux  ! 

—  Je  pensais  que  Julie ,  celle  de  mes  femmes  qui  me  coiffe 
habituellement,  parviendrait  sans  peine  à  en  exécuter  une  sem- 
blable :  mais  voyez  mon  malheur!  Imaginez  que  ni  cette 
fille,  ni  aucune  de  mes  femmes  m'ont  pu  après  vingt  essais, 
plus  détestables  les  uns  que  les  autres  ,  parvenir  à  me  satisfaire. 
Ces  péronnelles  n'entendent  absolument  que  les  coiffures  de 
cour. 

—  Est-il  bien  possible  ? 

—  Je  n'avais  qu'un  parti  à  prendre  dans  cette  extrémité  : 
c'était  d'envoyer  un  exprès  à  Paris  pour  m'amener  le  coiffeur 
de  la  Comédie  Italienne  ou  tout  autre  en  état  de  le  remplacer. 
L'exprès  est  parti  cette  nuit  et  est  revenu  depuis  longtemps,  en 
annonçant  que  le  coiffeur  de  la  Comédie  Italienne  serait  ici  à 
quatre  heures;  il  en  est  six  et  demie,  et  personne  encore!  C'est 
en  vain  que  j'envoie  toutes  mes  femmes  les  unes  après  les  au- 
tres ,  en  observation  sur  la  route.  Point  de  nouvelles  !  Oh  !  ma 
patience  est  à  bout,  et  je  suis  prête  à  pleurer.  Songez  donc  !  une 
coiffure  qui  m'aurait  été  à  merveille ,  j'en  suis  sûre  !  et  dire  qu'il 
faudra  que  je  m'abandonne  à  cette  Julie  qui  m'attifera  si  bel  et 
si  bien  que  je  serai  laide  à  faire  peur. 

—  Oh!  madame  la  duchesse,  comment  cela  se  ferait-il? 

—  Cela  sera  ainsi,  vous  dis-je.  0  ciel  !  suis-je  assez  malheu- 
reuse! 

Pendant  cette  éloquente  lamentation,  Philidor  s'était  levé  et 
il  se  promenait  de  long  en  large  dans  la  loge  de  la  duchesse  , 


54  REVUE  DE  PARIS. 

cherchant  ù  iui  prouver  par  ses  gestes  et  par  son  altitude,  à 
défaut  (le  ses  paroles,  combien  il  symi)alhisait  de  toute  son 
âme  à  une  si  légitime  douleur;  et  il  allait  à  la  fenêtre  ,  et  il 
prétait  l'oreille,  tout  cela  inutilement.  Ce  misérable  coiffeur  ,  si 
impatiemment  attendu,  n'arrivait  point,  et  la  duchesse  déchi- 
rait ù  belles  dents  un  magnifique  mouchoir  brodé  .  {jarni  de  den- 
telle, qu'elle  mâchonnait  depuis  tantôt  une  heure  pour  s'aider  à 
prendre  patience. 

Soudain  .  Pliilidor  s'arrêta  au  milieu  de  la  loge. 

—  Auriez  vous  entendu  quelque  chose  !  s'écria  la  duchesse. 

—  Non  ,  madame ,  répondit  le  chanteur  ,  mais  je  connais  fort 
bien  la  coiffure  que  vous  désirez  ,  et  si  vous  voulez  le  permet- 
tre, je...  j'essayerai  d'être  plus  heureux  que  M"»  Julie. 

—  Vous ,  monsieur  Philidor  !  Allons  donc  ,  vous  voulez  rire  ! 

—  Non  pas  ,  madame  la  duchesse  ;  avez-vous  là  ce  qu'il  faut? 

—  Certainement,  tout  est  prêt ,  mais  je  ne  souffrirai  pas... 
D'ailleurs  vous  n'en  viendriez  jamais  à  bout. 

—  Je  gage  le  contraire. 

—  Allons,  c'est  un  enfantillage  auquel  je  veux  bien  me  prêler 
une  minute  seulement. 

—  Une  minute!  ah!  c'est  trop  peu  ,  vous  m'en  accorderez 
bien  quehiues-unes  de  plus.  Oh  !  ce  ne  sera  pas  long. 

—  Voyons  donc  comment  vous  vous  en  tirerez.  Prenez  garde 
de  me  brûler  au  moins. 

—  Ne  craignez  rien,  madame  la  duchesse,  et  tenez- vous  im- 
mobile ,  la  tête  un  peu  à  gauche...  très-bien!  à  droite  main- 
tenant. 

Vous  figurez-vous  ce  beau  jeune  seigneur,  si  pimpant,  avec 
ses  riches  habits  ,  ses  rubans ,  ses  dentelles  ,  ce  fier  Lauzun,  ce 
noble  Fronsac  ,  |)romenant  délicatement  le  fer  et  le  peigne  sur 
la  tête  de  Colette? 

—  En  voilà  assez,  je  pense,  dit  la  duchesse,  et  puisque  ce 
maudit  coiffeur  ne  vient  pas,  je  vais  appeler  mes  femmes. 

—  Pas  encore.  Veuillez. seulement  jeter  les  yeux  dans  ce 
miroir. 

—  Que  vois-je?  mais  c'est  à  merveille!  et  voici  le  chignon  le 
plus  coquettement  tourné  que  j'aie  vu  de  ma  vie.  Comment  se 
fait- il  ? 

—  Oh  !  je  vous  dirai  cela  plus  lard. 


REVUE  DE  PARIS.  r>5 

—  Mais  enfin... 

~-  Quelques  coups  de  peigne  ,  et  j'ai  fini. 

—  C'est  que  cette  coiffure  est  délicieuse  ;  mais  il  faut  que 
vous  en  ayez  f;iit  une  élude  particulière,  avouez-le  moi  fran- 
chement. Oh  !  maintenant,  je  suis  sûre  au  moins  d'un  succès 
ce  soir. 

—  Dites  de  tous  les  succès  comme  de  tous  les  suffrages. 

—  Mais  j'y  songe...  celte  habileté  ,  cette  dextérité  avec  la- 
quelle... mon  dieu,  vous  n'avez  pas  toujours  été  chanteur?..  . 

—  Il  est  vrai,  madame  la  duchesse. 

—  Vous  avez  donc  été... 

Philidor  baissa  les  yeux ,  la  duchesse  en  fit  autant,  et  lais- 
sant sa  phrase  inachevée,  elle  demeura  quelques  instants  comme 
anéantie ,  puis  changeant  brusquement  de  conversation  : 

—  Maintenant ,  dit-elle,  me  voilà  prête,  et  on  peut  com- 
mencer le  spectacle  quand  on  voudra. 

Un  quart  d'heure  après ,  le  rideau  se  levait  au  milieu  d'un 
silence  religieux  ,  en  face  d'un  auditoire  composé  de  l'élite  de 
la  noblesse  de  la  province  de  Brie  ,  et  où  la  Champagne  et  l'Ile- 
de-France  comptaient  même  quelques  représentants  ;  le  succès 
de  la  duchesse  fut  immense.  On  se  demandait  ce  qu'on  devait 
admirer  le  plus  en  elle  de  la  comédienne,  de  la  jolie  femme  ou 
de  la  cantatrice;  car,  sous  ce  triple  aspect,  la  nature  semblait 
s'être  plu  à  la  doler  de  ses  phis  riches  dons.  Toutes  les  espé- 
rances que  Philidor  avait  conçues  d'elle  aux  répétitions  furent 
remplies  et  au  delà  ,  et  l'élève  surpassa  même,  à  ce  qu'on  as- 
sure, son  célèbre  professeur.  Heureux  duc  !  disaient  les  aveugles; 
heureux  Philidor  !  murmuraient  tout  bas  les  gens  plus  clair- 
voyants. Ce  dernier  élait  dans  toute  l'ivresse  du  triomphe  et  de 
la  joie.  Quant  au  duc  ,  il  fut  le  seul  qui  parut  étranger  à  l'en- 
thousiasme général  ;  il  fut  le  seul  qui ,  après  la  représentation  , 
se  dispensa  d'aller  complimenter  la  duchesse.  Son  cœur  saignait 
trop  cruellement ,  et  n'eût  été  son  respect  pour  les  convenances, 
il  serait  sorli  de  la  salle  de  spectacle  même  avant  la  fin  de  la 
représentation  ,  et  sautant  sur  le  premier  cheval  venu  ,  il  au- 
rait été  chercher  au  plus  profond  de  quelque  forêt  un  lieu  où  il 
pût  se  jeter  la  face  contre  terre  et  oublier. 

Le  spectacle  fut  suivi  d'un  splendide  souper  ;  le  château  et  le 
parc  étaient  illuminés  et  présentaient,  dit-on,  un  aspect  fée- 


56  REVUE  rtE  l'ARIS. 

rique.  Après  le  souper ,  chacun  se  relira  comme  il  était  venu  , 
à  la  seule  exception  des  personnes  qui  habitaient  trop  loin  et 
qui  trouvèrent  au  château  une  généreuse  hospitalité.  Comme  le 
duc  ,  libre  enfin,  rentrait  dans  son  appartement,  son  valet  de 
chambre  lui  remit  un  billet.  Le  duc  l'ouvrit  ,  se  frotta  les  yeux, 
et  sortit  en  ordonnant  au  valet  de  l'attendre.  A  quelque  temps 
de  là,  lorsqu'il  ne  resta  jikis  pour  éclairer  le  château  d'autres 
flambeaux  allumés  que  les  étoiles  qui  scintillaient  joyeusement 
dans  un  ciel  sans  nuages  ,  un  jeune  homme,  enveloppé  d'un 
manteau  couleur  de  muraille  ,  traversa  les  cours,  pénétra  dans 
le  corps  de  logis  principal ,  celui  qui  est  aujourd'hui  complète- 
ment ruiné,  et  se  dirigea  à  pas  de  loup  vers  l'appartement  de 
M'"e  la  duchesse  de  M=..  Arrivé  à  la  porte  de  la  chambre  à  cou- 
cher, il  introduisit  en  Iremblantla  clef  dans  la  serrure;  mais  la 
porte,  sans  doute  fermée  en  dedans  au  verrou  ,  résista  à  ses 
efforts ,  et  une  voix  masculine  s'écria  de  l'intérieur  :  «  Qui  va 
];'i  ?  "  Cette  voix  ressemblait  singulièrement  à  celle  de  M.  le  duc 
de  M...  Au  surplus ,  elle  fut  étouffée  par  le  bruit  d'un  baiser. 

Le  jeune  homme  ,  qui  n'était  autre  que  le  beau  Philidor ,  n'en 
demanda  pas  davantage  ;  seulement  il  se  frappa  le  front  comme 
s'il  se  sentait  en  proie  à  quelque  importun  souvenir.  En  ren- 
trant dans  sa  chambre ,  il  trouva  sur  sa  table  de  nuit  une  large 
bourse  contenant  200  louis  d'or,  et,  au  point  du  jour  il  partit 
pour  Paris,  le  croirait-on!  dans  le  carrosse  de  la  douairière  qui 
voulut  à  toute  force  lui  faire  compagnie,  sans  même  prendre 
congé  de  sa  nièce. 

Le  valet  de  M.  de  M....  l'attendit  vainement  toute  la  nuit. 

Le  lendemain  ,  dans  la  matinée,  l'intendant  du  duc,  31.  Re- 
nard ,  reçut  l'ordre  de  faire  détruire  immédiatement  le  pavillon 
qui  avait  dû  servir  d'habitation  à  M"^  Raymon  de  l'Opéra  ,  et 
de  faire  ajouter  en  lettres  d'or,  aux  armoiries  qui  décoraient 
la  grille  d'honneur  du  château  la  célèbre  devise  :  Dieu  ayde 
mi  premier  baron  chrestien.  » 

C'est  ici  que  se  termine'  le  récit  de  notre  veillée  au  château 
de  La  Brosse-Sainl-Ouën.  Le  lendemain  ,  après  avoir  passé  une 
partie  de  la  nuit  à  écrire  les  notes  d'après  lesquelles  j'ai  essayé 
de  reproduire  celte  véridique  histoire,  je  sortis  un  peu  après 
l'aube  pour  respirer  l'air  frais  et  pur  du  matin,  et  je  dirigeai 
ma  promenade  du  côté  des  ruines  du  château.  Comme  je  m'étais 


REVUE  DE  PARIS.  57 

assis  au  bord  de  l'eau  ,  en  face  du  soleil  levant ,  contemplant 
machinalement  une  jolie  touffe  de  myosotis  épanouie  auppfïs 
d'une  pierre  moussue  ,  je  me  sentis  frapper  sur  l'épaule  :  c'é- 
tait M™8  V....  ;  elle  tenait  à  la  main  une  vieille  estampe  jaunie 
et  poudreuse  sur  laquelle  était  représentée  au  trait  une  demeure 
seij;neuria!e  construite,  dans  le  goût  du  temps  de  Louis  XV.  Au 
bas  était  écrit  :  rue  du  magnifique  château  de  La  Brosse- 
Suint-Ouën ,  appartenant  à  M.  le  duc  de  M 

—  Savez-vous ,  me  dit  M""»  V....  en  mettant  cette  estampe 
entre  mes  mains,  où  vous  êtes  assis  maintenant?  c'est  sur  l'em- 
placement qu'occupait  jadis  la  chambre  à  coucher  de  la  duchesse. 

Je  tressaillis  à  ces  mots  et  ne  pus  m'empêcii^r  de  cueillir 
quelques-unes  de  ces  fleurs  symboliques  qui  étalaient  si  com- 
plaisamment  devant  moi  leurs  petites  corolles  bleuâtres  ;  el  au- 
jourd'hui ,  quelque  desséchées  quelles  puissent  être ,  je  les 
conserve  encore  religieusement.  Qui  sait  si  ce  n'est  pas  en  cet 
endroit  que  la  jeune  duchesse  a  jeté  le  bouquet  de  pensées  ,  de 
roses  blanches  et  de  myosotis,  que  lui  avait  donné  le  chanteur 
Pliiiidor?  Pauvre  Philidor!  que  ne  s'est-il  contenté  d'offrir  son 
bouquet .' 

Alexandre  de  Lavergne. 


LE 


NORRLAND 


La  partie  de  la  Suède  ,  désignée  par  les  géographes  sous  le 
nom  de  Norrland,  s'élend  du  60"  degré  ôO  minules  jusque  au  delà 
du  68^  degré  de  latitude  et  embrasse  dans  sa  vaste  circonférence 
les  provinces  de  Geslrikland  .  Nelsingeland  ,  Medelpad  ,  Anger- 
mannie  ,  Veslrebothnie  et  Nordbolhnie.  C'est  une  étrange  el  cu- 
rieuse contrée  qui  a  toutes  sortes  de  formes  pittoresques  et  de 
charmants  aspects.  Là  sont  les  hautes  montagnes  sans  fleurs  et 
sans  verdure  du  haut  desquelles  l'œil  ne  découvre  qu'un  long 
espace  désert  et  un  océan  de  neige  (1);  les  marais  de  Laponie 
où  le  voyageur  tremble  de  s'égarer;  les  fleuves  puissants  qui  se 
précipitent  du  sommet  des  montagnes  comme  des  torrents,  et 
dont  le  cours  majestueux  et  solennel  ressemble  parfois  à  celui 


(1)  Telle  est,  entre  autres ^  celle  de  Sulitelma,  située  dans  la 
Laponie  de  Pitea.  Sa  hauteur  s'élève  à  5,79G  pieds  ;  à  sa  base  même 
elle  est  presque  constamment  couverte  de  neige,  et  du  haut  de  sa 
cime  glacée,  aussi  loin  que  la  vue  peut  s'étendre,  on  n'aperçoit  que 
des  montagnes  et  des  plateaux  de  neige,  A  plusieurs  milles  à  la  ronde, 
on  ne  trouve  aucune  habitation. 


REVUE  DE  PARIS.  59 

de  la  mer;  là  sont  les  grandes  plaines  verles  paîsemées  de  bou- 
leaux ,  les  beaux  lacs  frais  et  limpides  comme  ceux  qui  font 
rêver  la  muse  de  Wordsworth  ,  et  les  chalets  bâtis  comme  des 
nids  d'oiseaux  au  bord  de  ces  lacs. 

A  l'extrémité  méridionale  du  Norriand  est  la  jolie  ville  de 
Gelfe  ,  active  et  riante  comme  l'espérance  dans  un  cœur  jeune  ; 
à  l'autre  extrémité  est  le  pastoral  de  Karesuando  ,  silencieux  et 
morne  comme  une  pensée  qui  s'affaise  dans  l'âme  fatiguée  du 
vieillard.  De  Karesuando  à  Haparanda  ,  on  descend  le  fleuve 
Muonio  et  le  Tornea.  Le  pays,  est  plat ,  monotone  ,  peu  cultivé 
et  peu  habité.  De  Haparanda  à  Umea  ,  il  ny  a  qu'une  immense 
forêt  de  pins  et  de  sapins ,  une  forêt  de  cent  quarante  lieues  , 
traversée  çà  et  lu  par  quelques  grands  fleuves  ,  sur  lesquels  on 
ne  trouve  point  encore  de  ponts  ,  et  coupée  par  d'étroits  val- 
lons. 11  y  a  je  ne  sais  quel  plaisir  plein  de  charme  et  de  mélan- 
colie à  s'en  aller  au  sein  de  ces  bois  sombres  et  silencieux.  C'est 
une  solitude  qui  agit  avec  une  douce  puissance  sur  l'âme  et  la 
porte  au  recueillement.  On  ne  pourrait  rester  là  avec  une  mau- 
vaise pensée  ,  ni  subir  l'orage  d'une  mauvaise  passion.  Cet  air 
pur  et  balsamique  qui  se  joue  dans  vos  cheveux  semble  des- 
cendre jusqu'à  votre  cœur;  ce  vague  murmure  de  la  forêt  ré- 
sonne à  votre  oreille  comme  une  mélodie.  Puis  de  tout  côté  l'as- 
pect du  monde  vous  est  fermé  ;  vous  ne  voyez  que  ces  grands 
bois  qui  vous  cachent  sous  leurs  verts  rameaux  comme  les  pa- 
rois mystérieuses  d'une  cathédrale  ,  et  au-dessus  de  voire  tète  le 
ciel.  Les  traditions  du  peuple  parlent  d'une  jeune  fée  à  l'œil  mé- 
lancolique ,  au  front  voilé,  que  l'on  voit  passer  sur  la  pelouse, 
qui  parfois  s'arrête  à  l'entrée  d'une  avenue  ,jeUe  un  regard  dans 
le  lointain ,  puis  baisse  la  tête  et  s'éloigne  en  poussant  un  doux 
soupir.  Cette  jeune  fée  ,  c'est  le  génie  des  rêves  qui  s'emparent 
de  vous  au  milieu  des  forêts  du  Nord  ,  qui  parfois  vous  laissent 
entrevoir  par  une  des  innombrables  avenues  de  la  pensée  le  ta- 
bleau du  monde ,  pour  vous  rejeter  ensuite  avec  plus  d'abandon 
dans  le  calme  de  la  retraite. 

Pour  moi ,  je  ne  crois  pas  que  j'oublie  jamais  le  bonheur  que 
j'ai  ressenti  à  suivre  dans  toule  sa  longueur  cette  route  si  peu 
fréquentée.  Je  parlais  au  point  du  jour  avec  les  oiseaux  de  pas- 
sage qui  s'élevaient  du  milieu  des  bruyères,  planaient  dans  les 
airs  et  semblaient ,  par  leurs  cris,  saluer  le  voyageur  qui  s'en 


revenait,  comme  eux  ,  des  régions  ijolaires  et,  comme  eux,  re- 
tournait vers  les  contrées  du  Sud.  C'était  par  un  beau  mois 
d'automne.  Une  légère  gelée  blanche  scintillait  sur  les  verts  ra- 
meaux de  sapins  et  se  fondait  aux  premiers  rayons  du  soleil. 
Un  ciel  pur  s'étendait  sur  ma  tète  ,  une  douce  lumière  se  répan- 
dait peu  à  peu  à  travers  les  sinuosités  profondes  de  la  forêt. 
Toute  cette  nature  était  si  calme ,  que  son  réveil  ressemblait 
encore  à  un  repos  parfait;  il  y  avait  tant  d'harmonie  entre  les 
diverses  teintes  du  paysage,  entre  cette  mélancolique  clarté 
d'un  jour  d'automne  et  cette  verdure  des  bois  ,  que  le  tout  for- 
mait comme  un  grand  tableau  où  la  main  du  peintre  le  plus  iia- 
bile  n'aurait  pu  ajouter  aucun  ton  ,  ni  adoucir  aucune  nuance. 
Jusque-là ,  chose  extraordinaire ,  on  n'avait  encore  point  vu 
tomber  de  neige.  Il  y  avait  comme  un  renouvellement  ou  une 
prolongation  de  l'été  qui  formait  de  charmants  anachronisraes. 
La  gelinotte  s'en  allait  sautillant  au  pied  des  arbres  et  becque- 
tant le  sol  comme  si  elle  eût  encore  cherché  des  brins  de  mousse 
pour  faire  son  nid  ;  le  coq  de  bruyère ,  ce  roi  des  forêts  du  Nord, 
se  promenait  fièrement  aux  rayons  du  soleil ,  sans  crainte  des 
pièges  de  l'hiver  et  sans  crainte  du  chasseur.  Sur  les  bords  de 
la  route  ,  la  légère  campanille  élevait  encore  sa  corolle  violacée 
comme  une  améthyste,  et  l'on  voyait  les  fleurs  daVakerbaeri]), 
trompées  par  cette  chaleur  inattendue,  qui  recommençaient  ù 
éclore,  pareilles  à  ces  pensées  d'amour  ou  de  poésie  qui  surgis- 
sent trop  tard  et  s'affaisent  bientôt  sous  le  poids  de  la  vieillesse, 
cet  hiver  de  l'homme. 

J'étais  seul  et  libre.  Deux  chevaux  vigoureux  m'entraînaient 
avec  rapidité  sur  une  route  plate  ,  ferme  et  sablée  comme  une 
allée  de  jardin.  De  temps  à  autre  j'aimais  à  ralentir  ma  course 
pour  voir  un  nouveau  paysage  qui  se  découpait  dans  le  lointain, 
pour  suivre  le  cours  d'un  des  grands  fleuves  de  Laponie,  ou 
pour  contempler  l'effet  pittoresque  d'un  hameau  bâti  au-dessus 
delà  colline;  je  m'arrêtais  pour  causer  avec  les  bonnes  gens 
que  je  rencontrais  sur  ma  roule  ;  j'entrais  dans  le  chalet  hospi- 
talier. La  mère  de  famille  m'apportait  ce  qu'elle  pouvait  offrir 


(1)  Pelif.  fruit  rouge  que  l'on  ne  trouve  que  dans  les  provinces  du 
Word  et  qui  a  le  j;oût  de  la  framboise. 


REVUE  DE  PARIS.  61 

de  meilleur,  le  lait  le  plus  frais  dans  la  plus  belle  lasse  de 
faïence.;  le  paysan  ,  à  qui  je  parlais  de  sa  récolte  j  de  ses  champs  , 
de  ses  bestiaux ,  me  reconduisait ,  quand  je  voulais  m'en  aller , 
jusqu'aux  limites  de  son  humble  domaine,  et  me  disait  en  nie 
secouant  la  main  :  Faelkonunen  en  annan  gang  ;  sois  le  bien- 
venu une  autre  fois. 

Le  soir ,  toute  cette  nature  septentrionale ,  si  grave  à  la  fois 
et  si  attrayante,  avait  un  aspect  plus  imposant  et  plus  recueilli. 
C'était  une  charmante  chose  à  voir  que  les  clartés  du  soleil 
couchant,  colorant  d'un  dernier  reflet  Tonde  argentée  des  fleu- 
ves ,  le  miroir  des  lacs,  puis  s'effacant  peu  à  peu  derrière  le 
rideau  de  la  forêt.  Alors,  à  la  lueur  pâle  et  incertaine  de  la  lune, 
les  hautes  tiges  élancées  des  sapins ,  les  vieux  troncs  usés  par 
le  temps,  ou  brisés  par  l'orage ,  prenaient  toutes  sortes  de  formes 
fantastiques  qui  me  rappelaient  les  contes  terribles  de  mon  ei».- 
fance  et  les  naïves  ballades  du  nord  de  l'Allemagne.  Alors  tout 
était  muet  et  endormi  autour  de  moi.  Je  n'entendais  que  le  bruit 
des  roues  de  ma  voituie  glissant  sur  le  chemin  solitaire  et  les 
affectueuses  apostrophes  que  le  postillon  adressait  de  temps  à 
autre  à  ses  chevaux  pour  les  encourager.  C'était  l'heure  des  doux 
souvenirs  et  des  douces  tristesses ,  l'heure  où  je  pouvais  m'écricr 
comme  le  poëte  anglais  : 


Spirit  of  love  and  sorrow ,  hall  ! 

Thy  solenm  voice  from  far  I  hear 
Mingling  with  evening's  dying  gale. 

Hail ,  wilh  this  sadly  pleasing  tear  (1). 

Ainsi  livré  au  charme  de  cette  solitude,  subjugué  par  la  féerie 
de  ces  nuits  paisibles  ,  je  poursuivais  ma  roule  sans  en  mesurer 
la  longueur  ,  sans  calculer  le  temps,  et  quand  je  voyais  briller 
la  lampe  du  gaestgifcaregard ,  où  je  devais  m'arrèter,  je  me 
disais  :  Déjà  !  et  je  regrettais  que  ma  course  fût  sitôt  finie. 


(1)  Esprit  d'amour  et  de  douleur  ,  salut  !  J'entends  de  loin  ta  voix  so- 
lennelle mêlée  au  murmure  mourant  du  soir.  Salut  avec  celle  larme 
douce  et  triste!  (Mme  RadclifF. ) 

1  6 


62  REVUE  DE  PARIS. 

Quand  on  arrive  dans  l'Angermannie,  on  passe  tout  à  coup 
d'une  terre  plate  et  uniforme  à  une  contrée  montagneuse  et 
pittoresque,  coirpée  par  de  longues  allées  fraîches  et  riantes 
comme  celles  du  Giidbrandsdal,  parsemée  de  grands  lacs  aussi 
poétiques  que  ceux  de  la  Suisse,  et  traversée  par  un  fleuve  dont 
los  rives  accidentées  ont  souvent  foute  la  grâce ,  tout  le  prestige 
des  rives  du  Rhin ,  et  toute  la  majesté  des  rives  du  Danube.  Là  , 
le  paysage  varie  à  chaque  instant  ;  on  passe  d'une  enceinte  de 
rochers  à  une  longue  et  verte  prairie,  d'une  colline  aride  et  hé- 
rissée de  quelques  arbres  chétifs  à  un  champ  de  seigle,  d'un 
chalet  à  une  forge.  A  l'un  des  détours  de  la  roule,  on  ne  voit 
qu'une  profonde  forêt  :  on  descend  quelques  centaines  de  pas  , 
et  l'on  est  au  bord  de  la  mer.  Les  voiles  flottent  entre  une  haie 
de  sapins  ,  et  les  bâtiments  viennent  jeter  l'ancre  au  bord  d'un 
vallon.  L'Angermannie  est,  avec  la  Dalécarlie,  la  plus  belle 
partie  de  la  Suède. 

Ce  qui  fait  surtout  le  charme  de  ces  voyages  dans  les  provin- 
ces du  Nord  ,  c'est  le  caractère  de  leurs  habitants.  Nulle  part  je 
n'ai  vu  une  population  plus  digne  d'exciter  la  sympathie.  Elle 
occupe  un  sol  rude,  difficile  à  cultiver,  qui  ne  donne  que  de 
loin  en  loin  une  maigre  récolte.  A  voir  les  terres  arides  ,  les 
pâturages  ingrats  qui  entourent  les  hameaux  ,  on  se  demande 
quels  peuvent  être  les  moyens  de  subsistance  des  habitants  de 
celte  contrée.  Hélas  !  tous  ces  moyens  sont  bien  minimes  et  bien 
précaires  ;  mais  le  Norriandais  est  sobre ,  économe ,  industrieux, 
et  c'est  par  ces  vertus  qu'il  échappe  à  la  misère.  En  été ,  quand 
il  a  labouré  ses  champs  ou  récolté  ses  foins,  il  fabrique  de  la 
potasse  avec  les  feuilles  de  bouleau  ,  du  goudron  avec  la  résine 
des  pins  ;  en  hiver ,  il  va  à  la  chasse ,  tend  des  pièges  aux  oi- 
seaux, et  fait  des  cargaisons  de  coqs  de  bruyère  et  de  gelinottes 
qu'il  expédie  jusqu'à  Stockholm.  S'il  est  dans  le  voisinage  d'une 
foige,  il  charrie  du  fer  ou  du  minerai  ;  s'il  est  sur  le  bord  d'une 
route,  il  transporte  les  voyageurs.  Une  de  ses  principales  res- 
sources est  le  produit  de  ses  bestiaux.  Grâce  à  tous  ces  moyens 
habilement  ménagés ,  grâce  surtout  à  ses  habitudes  d'ordre  et 
de  tempérance,  le  Norriandais,  malgré  les  gelées  trop  promptes 
qui  détruisent  sa  moisson,  malgré  les  étés  pluvieux  et  les  rudes 
hivers,  parvient  prescjue  toujours  à  se  créer  une  sorte  de  bien- 
être  que  l'on  reconnaît  dès  que  l'on  franchit  le  seuil  de  son  ha- 


REVUE  DE  PARIS.  03 

hitalion.  Toul  y  est  propre  el  rangé  avec  soin  :  il  y  a  de  grands 
plais  d'élain  polis  et  luisants  dans  la  cuisine  ,  de  la  vaiscUe  de 
fayence  dans  l'armoire  ,  des  rideaux  aux  fenêtres ,  du  linge  fin 
el  noême  de  l'argenterie  dans  le  buffet.  La  chambre  des  voya- 
geurs est  disposée  avec  une  sorte  de  sollicitude  maternelle.  Là 
sont  les  objets  de  luxe  que  le  Norrlandais  ne  se  procure  qu'à 
grands  frais  dans  la  ville  voisine  :  les  tentures  en  papier  de 
couleur,  le  canapé  servant  de  lit ,  la  petite  table  en  bois  peint, 
la  glace  avec  un  cadre  d'acajou  ,  et  quelques  gravures  ou  litho- 
graphies suspendues  aux  murailles.  Quand  vous  arrivez  là  ,  une 
jeune  fille  vous  sert ,  en  quelques  instants  ,  un  souper  composé 
de  tout  ce  que  la  maison  possède  de  plus  recherché  :  du  beurre , 
des  œufs  ,  du  gibier  rôti ,  de  la  crème  excellente.  Elle  déroule 
sur  le  lit  des  draps  en  toile  d'une  blancheur  et  d'une  finesse 
telle  qu'on  n'en  trouve  pas  dans  nos  riches  maisons  en  France. 
Vous  demandez  votre  compte  :  le  souper ,  le  logis ,  le  déjeuner , 
tout  cela  coûte  quinze  à  vingt  sous. 

Après  avoir  visité  celte  demeure  du  paysan  immatriculé  de- 
puis longtemps  dans  la  paroisse ,  et  qui  n'a  eu  parfois  qu'à  sou- 
tenir ou  à  développer  les  éléments  de  bien-être  que  lui  légua 
son  père,  il  faut  voir  la  pauvre  cabane  du  colon  qui  a  dû  lui- 
même  porter  pour  la  première  fois  le  soc  de  la  charrue  dans  une 
terre  aride ,  et  lui  livrer  d'une  main  inquiète  la  première  se- 
mence. Le  colon  ,  ou  comme  les  Suédois  l'appellent,  le  nybyg- 
gare  (nouveau  constructeur),  est  ordinairement  un  domestique 
qui ,  à  l'aide  de  quelques  épargnes ,  croit  pouvoir  conquérir  sa 
liberté  ;  un  soldat  qui  a  fini  son  temps  de  service  ,  ou  un  Lapon 
qui  vend  le  reste  de  son  troupeau  de  rennes  ,  et  renonce  à  la  vie 
nomade.  L'État  livre  au  colon  une  certaine  étendue  de  terrain 
à  défricher,  et  l'exempte  de  toute  taxe,  de  toute  imposition 
pendant  vingt,  trente  et  quelquefois  cinquante  ans.  L'État  lui 
donne  eu  outre  trois  tonnes  de  grains  la  première  et  la  seconde 
année  de  son  installation,  et  deux  tonnes  la  iroisiènie,  après 
quoi  tout  est  fini.  11  se  bâtit  lui-même  sa  cabane  en  bois,  ar- 
rache les  racines  d'arbres  et  les  quartiers  de  roc  de  son  champ , 
creuse ,  bêche ,  et  chaque  soir,  en  se  mettant  à  genoux  avec  sa 
femme  et  ses  enfants,  il  prie  Dieu  de  venir  à  sou  secours.  Tout 
pour  lui  dépend  du  succès  des  premières  années ,  du  temps  où 
l'Étal  lui  donne  ce  qu'il  faut  pour  ensemencer  un  champ.  Si  la 


64  REVUE  DE  PARIS. 

gelée  vient  à  détruire  son  espoir,  si  du  sillon  creusé  avec  tant 
de  peine  il  ne  sort  que  des  épis  vides,  souvent  le  malheureux 
est  forcé  d'abandonnei'  cette  maison  qu'il  venait  de  construire, 
cet  enclos  qu'il  avait  déblayé  ,  et  de  se  remettre  au  service  avec 
tous  les  siens.  Si,  au  contraire,  il  fait  une  bonne  récolte,  s'il 
peut  acheter  quelques  vaches  et  un  cheval ,  vendre  du  beurre  et 
charrier  du  minerai ,  il  est  sauvé;  il  se  crée  peu  à  peu  une  pe- 
tite rente  ,  et  parvient  à  se  prémunir  contre  les  mauvaises  an- 
nées. La  plupart  des  nybyggares  sont  pauvres,  mais  au  moins 
ils  vivent ,  et  pour  ces  malheureux  à  qui  la  fortune  a  tout  re- 
fusé ,  à  qui  la  nature  accorde  si  peu  ,  toute  la  question  est  de 
vivre;  ils  vivent,  ils  sont  libres,  ils  ont  un  domaine  qui  leur 
appartient ,  qu'ils  peuvent  agrandir  et  léguer  avec  de  meilleures 
chances  d'avenir  à  leurs  enfants.  La  Suède  a  une  immense  res- 
source dans  toutes  ces  terres  non  défrichées.  On  voit,  par  les 
rapports  quinquennaux  des  gouverneurs  de  Vestrebothnie  et  de 
Nordbothnie ,  que  la  population  de  ces  deux  provinces  aug- 
mente d'une  manière  notable.  Cet  accroissement  est  en  grande 
partie  le  résultat  des  migrations  de  prolétaires  qui  viennent 
là  avec  leur  famille  enrichir  leur  pays  en  cultivant  un  nouveau 
terrain. 

Le  Norriandais  est  grand  ,  fort ,  endurci  au  froid  et  à  la  fa- 
tigue. J'ai  passé  une  fois  dans  cette  contrée,  enveloppé  dans  une 
lourde  pelisse;  le  paysan  qui  me  servait  de  postillon  n'avait 
que  sa  veste  de  vadmel ,  et  ne  souffrait  pas  de  la  gelée  comme 
moi.  Les  femmes  sont  d'une  taille  ferme  ,  élancée;  elles  s'habil- 
lent avec  goût  et  nattent  leurs  cheveux  avec  grâce.  Leur  phy- 
sionomie, ainsi  que  celle  des  hommes,  a  un  caractère  de  dou- 
ceur et  de  résignation  touchant.  Cette  expression  de  leur  figure 
est  parfaitement  celle  de  leur  caractère.  Je  ne  connais  pas  de 
nature  plus  honnête  ,  plus  franche  ,  plus  facile  à  satisfaire,  que 
celle  des  habitants  de  la  Nordbothnie  et  de  la  Vestrebothnie.  Si 
vous  les  rencontrez  sur  votre  route ,  pas  un  d'eux  ne  passera 
sans  ôter  le  premier  son  bonnet  de  laine  pour  vous  saluer  ;  s'ils 
conduisent  une  charrette,  i4s  la  mèneront  jusqu'au  bord  du  fossé 
pour  faire  place  à  votre  voiture.  S'il  vous  arrive  un  accident, 
ils  accourront  aussitôt  pour  y  remédier,  puis  s'éloigneront  sans 
demander  ,  ni  attendre  la  moindre  récompense.  Ils  naissent  en 
quelque  sorleaveclesentiment  de  leur  pauvreté  ;  ils  apprennent 


REVUE  DE  PARIS.  f>5 

de  bonne  heure  à  aimer  le  travail ,  à  supporter  les  priva- 
lions,  et  le  plus  petit  secours  qu'on  leur  donne  leur  cause  une 
joie  sincère.  Un  jour,  j'avais  pour  postillon  un  enfant  de  qua- 
torze ans,  d'une  figure  douce  et  aimable.  Le  long  de  la  route, 
je  lui  demandai  qui  il  était  :  il  m'apprit  que  son  père  avait  douze 
enfants  ;  lui  était  le  plus  jeune  de  tous.  Ses  frères  et  ses  sœurs 
servaient  dans  différentes  fermes ,  et  il  avait  dû  faire  comme 
eux.  Dès  l'âge  de  dix  ans ,  il  était  entré  comme  domestique  chez 
le  maître  de  poste  du  village  voisin  ;  là  il  gagnait  sa  nourriture, 
deux  chemises  et  une  paire  de  souliers,  et  rien  de  plus.  «  Com- 
ment !  lui  dis-je,  rien  de  plus  P'Pas  même  un  peu  d'argent?  pas 
même  tous  tes  vêtements  ?  —  Non,  monsieur,  me  répondit-il 
avec  une  admirable  résignation.  Si  vous  saviez?  Les  récoltes 
sont  si  mauvaises  !  les  pauvres  gens  ont  tant  de  peine  à  vi- 
vre !  Je  suis  bien  content  d'être  dans  la  maison  de  mon  maître, 
de  l'aider  dans  ses  travaux  ,  et  de  gagner  ainsi  ma  nourriture. 
Toutes  les  années ,  ma  mère  et  mes  sœurs  me  font  une  veste  , 
un  pantalon ,  et  je  n'ai  besoin  de  rien.  »  Quand  je  le  quittai ,  je 
lui  mis  dans  la  main  quelques  skellings.  Il  les  compta  avec  sur- 
prise ,  me  regarda  en  silence ,  comme  pour  savoir  si  je  ne 
m'étais  pas  trompé  ,  puis  je  vis  une  larme  rouler  dans  ses  yeux, 
et  il  me  dit  :  «  Vous  m'avez  donné  autant  que  ma  pauvre  mère 
me  donne  quand  je  vais  la  voir  à  Noël.  » 

Une  autre  fois ,  c'était  un  vieux  soldat  qui  avait  fait  la  cam- 
pagne de  Finlande  et  celle  de  Norwége,  qui  occupait  un  bos- 
taelle  (1)  sur  les  bords  de  la  route,  et  recevait  en  outre  une 


(1)  L'armée  suédoise  esl  divisée  en  deux  parties  :  l'une  qu'on  ap- 
pelle l'armée  enrôlée  ou  soldée,  l'autre  l'armée  indelta.  Celle-ci  ne 
reçoit  point  de  paye  en  argent,  et  ne  fait  point  le  service  de  garnison. 
Les  régiments  sont  dispersés  dans  les  diverses  provinces  ;  chaque  offi- 
cier, chaque  sous-officier  et  soldat  a  la  jouissance  d"une  propriété 
qu'on  appelle  bostaelle ,  qu'il  fait  valoir  lui-même,  et  dont  le  revenu 
remplace  pour  lui  la  solde  régulière.  A  mesure  qu'il  avance  en  grade 
il  change  de  domaine  et  en  prend  un  meilleur.  Eu  se  retirant  du  ser- 
vice, il  quitte  son  bostaelle  et  reçoit  une  pension  de  retraite.  En  au- 
tomne, tous  les  régiments  de  Vindella  se  réunissent  dans  les  divers 
campements  qui  leur  sont  assignés  pour  faire  l'exercice;  c'est  là  le 
seul  service  auquel  ils  soient  astreints  en  temps  de  pais.  Le  reste  de 

6. 


66  REVUE  DE  PARIS. 

l)cnsion  annunlle  de 6  rikstialer  banco  (einiion  12  francs).  Il  me 
raconlait  qu'il  devait  dans  quelques  années  èlre  libéré  du  ser- 
vice et  quitler  son  bostaelle.  Mais  il  avait  déjà  pris  ses  précau- 
tions pour  l'avenir  :  tout  en  restant  soldat ,  il  était  devenu  ny- 
byggarre  ;  il  s'était  choisi  un  joli  emplacement  entre  le  lac  et  la 
forêt  ;  son  champ  était  défriché  et  sa  maison  construite.  Il 
aurait,  en  raison  de  ses  campagnes  et  de  ses  blessures,  le 
maximum  de  la  pension  ,  environ  40  fr.  par  an  ;  il  aurait  trois 
vaches,  quelques  moulons,  un  cheval,  et  il  interrogeait  son 
avenir  plus  joyeusement  que  le  marchand  parisien,  qui ,  après 
avoir  vendu  pendant  dix  ans  du  sucre  et  des  épices  ,  s'en  va 
dans  une  province  acheter  un  château  et  devient  seigneur  du 
village. 

Mais  autant  les  hommes  de  cette  contrée  sont  bons  et  servia- 
bles  quand  on  les  traite  avec  ménagement,  autant  ils  devien- 
nent rétifs,  obstinés  et  quelquefois  violents  dès  qu'on  emploie 
avec  eux  la  force  ou  les  menaces  ,  car  ils  allient  î»'  leur  douceur 
habituelle  de  caractère  un  sentiment  de  fierté  qui  ne  tolère  ni 
le  dédain  ni  l'arrogance.  Ils  sont  fiers  de  leur  pauvreté  hon- 
nête,  de  leur  vie  laborieuse,  mais  indépendante.  Si  limitée  que 
soit  l'étendue  de  leur  domaine  ,  ce  domaine  est  à  eux,  et  per- 
sonne n'a  le  droit  de  leur  en  demander  compte.  Ils  ne  préten- 
dent pas  qu'on  les  traite  comme  de  grands  propriétaires  ,  mais 
ils  ne  veulent  pas  non  plus  qu'on  les  croie  fermiers.  I\/i  maître, 
ni  esclave  {Hvarken  herr ,  eller  slave) ,  c'est  là  leur  devise. 
Toute  leur  modestie  et  tout  leur  orgueil  sont  dans  ce  peu  de 
mots. 

Il  n'y  a  point  d'école  publique  dans  les  campagnes  de  la 
Vestrebothnie  et  de  la  Nordbothnie.  Les  parents  font  eux-mê- 
mes ,  sous  la  direction  du  prêtre ,  l'éducation  de  leurs  enfanls , 


l'anuéejls  sont;,laboureurs ,  et  malgré  le  peu  de  durée  de  leurs  exer- 
cices ,  de  l'avis  de  tous  ceux  qui  les  ont  vus  manœuvrer,  ces  régiments 
forment^d'excellentes  troupes.  L'organisation  de  Vindella  ,  qui  fait 
l'admiration  de  tous  les  économistes,  date  de  la  fin  du  xvu»  siècle  ;  ce 
fut  Charles  XI  qui  exécuta  celte  sage  réforme  en  reprenant  une  quan- 
tité de  terres  affermées  à  la  noblesse  pour  de  très-minimes  redevances, 
et  en  la  divisant  ainsi  entre  les  officiers  et  les  soldats. 


REVUE  DE  PARIS.  67 

et ,  i^auvres  ou  i  iclies ,  tous  les  paysans  de  ces  provinces  sa- 
vent lire  j  mais  ils  n'en  sont  pas  encore  venus  ,  comme  les  pay 
sans  de  la  iNorwége  ,  à  s'associer  entre  eux  pour  recevoir  des 
journaux  et  se  procurer  des  ouvrages  de  littérature,  lis  lisent 
ce  que  lisaient  leurs  pères  :  la  Bible,  les  sermons  des  prédica- 
teurs suédois  et  le  catéchisme  de  Luther,  Leur  esprit  simple  et 
naïf  n'a  pas  encore  été  agité  par  la  polémique  des  partis  j  leurs 
principes  héréditaires  n'ont  pas  encore  été  mis  en  discus- 
sion, et  toute  leur  science  politique  et  sociale  se  résume  sou- 
vent dans  ces  deux  mots  :  Dieu  elle  Roi. 

Il  y  a  quelques  années  qu'il  se  forma  parmi  eux  une  société 
qui  d'abord  obtint  le  suffrage  des  hommes  éclairés,  mais  qui , 
peu  à  peu,  en  est  venue  à  un  état  de  secte  dissidente.  On  l'appelle 
la  société  des  Lecteurs.  Dans  l'origine,  son  unique  maxime  était 
de  lire  et  de  travailler,  de  travailler  toute  la  semaine  avec  pa- 
tience ,  avec  résignation  ,  et  de  lire  le  dimanche  la  Bible  et  les 
livres  de  Luther.  Mais ,  en  prenant  l'habitude  d'étudier  la  Bible, 
le  paysan  voulut  avoir  le  droit  de  l'interpréter.  Il  repoussa  le 
texte  des  commentateurs,  l'explication  des  prêtres  ,  et  se  fit  une 
doctrine  à  lui.  On  vil  des  paysans  s'en  aller  à  travers  les  cam- 
pagnes comme  des  missionnaires ,  rassembler  dans  une  grange 
la  population  des  hameaux,  et  s'écrier  que  l'enseignement  des 
prêtres  n'était  qu'un  mensonge  ;  que  la  parole  de  Dieu  se  trou- 
vait dans  la  Bible  ,  dans  le  catéchisme  de  Luther,  et  que  tous 
les  autres  livres  devaient  être  brûlés.  Bientôt  cette  doctrine  des 
lecteurs ,  si  simple  ,  si  morale  et  si  respectable  dans  ses  pre- 
mières manifestations  ,  dégénéra  en  un  mysticisme  qui  produi- 
sit des  scènes  extravagantes.  Les  apôtres  ambulants  disaient 
que  les  hommes  étaient  encore  enveloppés  de  ténèbres  et  plon- 
gés dans  l  iniquité  j  qu'ils  devaient  être  éclairés  tout  d'un  coup 
comme  saint  l'aul ,  et  convertis  subitement  par  un  effet  de  la 
grâce  divine  j  que  la  foi  était  le  seul  moyen  de  salut,  et  qu'avec 
une  foi  vive  et  profonde  ,  les  œuvres  étaient  inutiles.  Ils  ensei- 
gnaient aussi  que  le  corps  pouvait  impunément  s'abandonner 
au  vice ,  se  vautrer  dans  la  fange  ,  pourvu  que  l'àme  restât  en 
contemplation  devant  Dieu.  On  vit  alors  des  jeunes  filles  quit- 
ter leurs  vêtements ,  persuadées  que  la  loi  les  empêcherait  de 
sentir  les  rigueurs  de  l'hiver.  D'autres ,  par  le  même  principe  , 
prirent  la  résolution  de  ne  plus  manger,  et  quelques  prosélytes 


68  REVUE  DE  PARIS. 

très-fervents  transgressèrent  sans  remords  les  commandements 
de  Dieu  et  de  l'Église  en  se  disant  que  leurs  âmes  ne  prenaient 
point  part  à  leurs  joies  charnelles. 

Une  fois  que  la  société  des  lecteurs  en  fui  venue  à  ce  degré 
d'aberration  ,  on  comprend  que  non-seulement  les  prêtres  , 
mais  les  fonctionnaires  civils  durent  la  combattre  de  tout  leur 
pouvoir.  Cependant  ils  engagèrent  la  lutte  avec  prudence,  car, 
malgré  ces  égarements,  il  y  avait  au  fond  de  celte  association 
des  lecteurs  un  tel  principe  d'honnêteté  et  de  vertu  que  les  hom- 
mes sages  craignaient,  en  l'attaquant  avec  une  rigueur  outrée, 
de  provoquer  une  réaction  trop  violente  et  d'anéanlir  à  la  fois 
le  bien  et  le  mal.  Ce  fut  par  de  douces  exhortations,  par  de 
tendres  remontrances ,  que  les  prêtres  parvinrent  à  ramener 
les  apôtres  de  la  société  à  des  principes  plus  sains. 

Aujourd'hui  cette  association  subsiste  encore ,  mais  dégagée 
«le  ses  fausses  doctrines ,  et  ramenée  à  son  essence  primitive. 
J'ai  rencontré  dans  la  paroisse  de  Skelleftea  un  jeune  paysan 
qui  en  faisait  partie,  et  qui  savait,  je  crois,  toute  l'Écriture 
sainte  par  cœur,  car  à  chaque  instant  il  en  citait  quelque 
nouveau  verset.  Son  père  et  sa  mère  étaient  aussi  de  la  société 
des  lecteurs  ,  ainsi  que  sa  sœur,  jolie  blonde  aux  yeux  bleus 
un  peu  trempés  de  mysticisme  ,  avec  laquelle,  je  l'avoue,  j'au- 
rais mieux  aimé  lire  le  roman  de  Lancelot  du  Lac  à  la  manière 
de  Paolo  que  la  Bible  à  la  manière  des  méthodistes.  Toute  cette 
famille  accomplissait  religieusement  les  deux  principales  maxi- 
mes de  l'association,  travaillant  du  malin  au  soir  chaque  jour 
de  la  semaine  ,  et  le  dimanche  faisant  une  lecUue  pieuse. 

Après  la  joie  que  l'on  éprouve  à  vivre  au  milieu  de  cette  in- 
téressante et  honnête  population  ,  il  en  est  une  autre  non  moins 
douce  à  ressentir ,  c'est  de  passer  successivement  par  toutes 
les  gradations  de  l'existence  sociale  et  de  la  prospérité  maté- 
rielle; c'est  de  voir,  à  partir  des  derniers  marais  de  Laponie,  à 
mesure  que  l'on  avance  vers  le  Sud,  un  sol  moins  aride  et  une 
race  d'hommes  moins  misérable  ;  c'est  de  voir  les  magnifiques 
forêts  de  sapins  succéder  aux  chélifs  bouleaux,  les  champs 
d'orge  aux  i)àuirages  déserls  ,  et  les  hameaux  aux  chalets  iso- 
lés. A  Haparanda  ,  on  trouve  déjà  de  belles  et  riches  maisons 
qui  pourraient  faire  l'ornement  d'une  grande  ville,  un  com- 
merce actif  et  des  bâtiments  qui  vont  jusqu'au  Brésil  porter  les 


REVUE  DE  PARIS.  C9 

productions  du  Nord.  A  Pitea ,  il  y  a  une  école  où  l'on  enseigne 
le  latin ,  Tallemand  et  le  français  ;  à  Umea  ,  une  librairie  ;  puis , 
vient  la  jolie  ville  de  Semdswall  avec  son  excellent  port  et  ses 
nombreux  navires;  Hudiks^vall  et  Sœderhamn,  dont  le  com- 
merce a  pris  dans  les  dernières  années  un  accroissement  consi- 
dérable ,  et  enfin  Gelfe  qui ,  avec  ses  chantiers ,  ses  entrepôts  , 
son  mouvement  d'importation  et  d'exportation ,  se  pose  au- 
jourd'hui comme  la  rivale  de  Gothembourg  et  de  Stockholm. 

Toute  la  province  d'Angermanie  est  remarquable  par  sa  dou- 
ble industrie.  C'est  là  qu'on  trouve  quelques-unes  des  plus  bel- 
les usines  de  la  Suède;  c'est  là  qu'on  fabrique  ces  toiles  super- 
bes qui  l'emportent  sur  celles  de  Hollande  pour  la  finesse  et  la 
durée.  Ici  les  ouvriers  ne  sont  pas  réunis  en  grand  nombre  dans 
de  vastes  ateliers  ,  et  l'on  chercherait  vainement  dans  toute 
l'étendue  du  détroit  ce  que  nous  appelons  une  filature;  mais 
chaque  maison  de  paysan  est  elle-même  une  filature;  chaque 
chambre  a  sa  navette  ou  son  rouet.  En  automne  ,  le  soir ,  tous 
les  habitants  du  chalet,  hommes,  femmes,  enfants,  se  réu- 
nissent autour  du  foyer  et  travaillent  à  battre  le  lin  ,  à  le  pei- 
gner ,  à  l'éplucher.  Puis ,  quand  ses  filaments  sont  nets  ,  lisses, 
sans  paillette  et  sans  nœud  ,  la  jeune  fille  le  pose  sur  sa  que- 
nouille ,  et  la  mère  de  famille  le  lisse.  Lorsque  la  toile  est  finie, 
elle  est  soumise  au  contrôle  de  deux  experts  qui  en  marquent  la 
finesse  et  la  qualité  par  une  estampille,  et  en  indiquent  par  là 
même  la  valeur  réelle. 

La  capitale  de  cette  province  est  Hernœsand.  C'est  la  der- 
nière ville  littéraire  du  Nord.  Il  y  a  là  un  gymnase  construit 
comme  un  temple  antique  d'après  le  plan  de  Gustave  III ,  une 
bibliothèque  composée  de  deux  mille  volumes,  un  journal  qui  est 
commel'écho  mourant  des  nouvelles  d'Europe  (1),  un  consistoire 
ecclésiastique ,  un  évêque ,  et  cet  évêque  est  le  poète  Michel 
Franzen  ,  le  patriarche  de  la  littérature  romantique.  Après  un 
voyage  comme  celui  que  je  venais  de  faire  à  travers  les  pla- 
teaux de  glace  du  Spilzberg  et  les  montagnes  de  la  Laponie  , 
dans  un  complet  dénûment  de  livres ,  dans  le  silence  du  dé- 


(1)  Ce  journal  est  une  petite  feuille  in-4o,  qui  paraît  une  fois  par 
'emaine  et  coûte  4  fr.  par  an. 


70  REVUE  DE  PARIS. 

sert,  c'était  pour  moi  un  grand  bonheur  de  retrouver  ce  digne 
vieillard  ,  de  voir  étalées  dans  sa  demeure  toutes  les  richesses 
littéraires  du  Nord  et  du  Sud  ,  de  rentrer  dans  le  monde  intel- 
lectuel en  l'écoutant  parler,  et  dans  le  monde  magique  des  mu- 
ses en  relisant  ses  vers.  Il  y  a  en  Suède  un  oiseau  chéri  qui,  le 
soir,  se  pose  au  bord  des  lacs  solitaires,  sur  les  branches  de 
bouleau,  et,  tandis  que  tout  dort  autour  de  lui,  soupire  dans 
le  repos  des  nuits  d'été  son  chant  pieux  et  son  chant  d'amour  ; 
on  l'appelle  le  rossignol  du  Nord.  Franzen  est  ce  chantre  privi- 
légié qui ,  au  milieu  d'une  nature  pauvre  ,  garde  les  trésors  du 
génie  et  chante,  dans  le  silence  des  lieux  qui  l'entourent,  ses 
tendres  et  religieuses  émotions. 

X.  Maruier. 


Critique  Sittéuxitc* 


OEUVRES  DE  GEORGE  SAND. 


LELIA. 


Lorsque  Lé/io  parut,  on  était  en  1855.  Le  vent  des  nouveautés 
soufflait  alors  et  remuait  incessamment  les  idées  et  les  choses. 
L'esprit  de  chacun  chancelait  sur  sa  ligne  de  la  veille,  et  plus 
d'une  existence  ,  soudain  arrachée  de  la  position  où  elle  avait 
déjà  pris  pied  ,  se  voyait  jetée  au  milieu  de  chances  jusque-là 
imprévues.  Celte  instabilité  même,  éveillant  les  inquiétudes  de 
l'esprit  ,  en  aiguillonnait  l'aclivilé  ,  et  faisait  naître  le  besoin 
de  mouvement.  Les  lêles  étaient  émues,  les  passions  en  haleine; 
les  puissances  du  désir ,  de  l'appréhension ,  de  la  curiosité  , 
tourmentées  par  la  soit'  avide  de  l'inconnu;  les  imaginations 
échauffées  par  le  travail  de  la  conception  ou  de  l'attente.  Les 
âmes,  ardentes  à  concevoir  ,  recueillaient  avidement  le  grain 
souvent  vide  de  la  promesse  que  le  tourbillon  semait  autour 
d'elles  ,  et  enfantaient  de  plus  vastes  désirs  ou  de  plus  grandes 
résolutions,  comme  ces  cavales  des  poèmes  du  Tasse  qu'un 


72  niiVUE  DE  PARIS. 

souffle  de  l'air  aspiré  sur  la  montagne  suffisailà  rendre  fécondes. 
Combien  de  choses  étaient  possibles  alors,  qui  ne  léseraient 
plus  aujourd'hui  !  Sans  doute,  au  milieu  de  cette  mêlée,  l'es- 
prit perdait  de  sa  circonspection,  de  son  discernement,  de  sa 
netteté;  mais  il  regagnait  en  chaleur  ,  en  vigueur  d'élan,  en 
intrépidité,  ce  qu'il  perdait  du  côté  de  la  réflexion.  Dans  les 
âmes  riches  surtout ,  dans  les  âmes  chez  lesquelles  la  faculté 
de  s'émouvoir  l'emportesur  les  facultés  d'analyse ,  de  réserve  et 
de  froid  examen,  cette  commotion  générale  suscita  sympathi- 
quement  et  grossit  outre  mesure  toutes  les  puissances  de  la  pas- 
sion. L'heure  était  favorable  pour  les  œuvres  d'éclat.  Ce  fut  alors 
que  le  talent  plein  de  fraîcheur  qui  nous  avait  donné  Falentinc , 
que  le  talent  pathétique  qui  avait  ^roàuil  Indiana ,  se  révéla 
sous  un  jour  sombre  et  nouveau  dans  Lélia. 

Bien  que  l'écho  des  paroles  qui  retentissaient  alors  au  dehors 
se  fasse  entendre  plus  d'une  fois  dans  Lélia,  il  est  facile  de  voir 
que  c'est  là  une  œuvre  conçue  dans  une  intention  toute  particu- 
lière à  l'auteur,  une  œuvre  dont  l'inspiration  ne  se  lie  nullement 
à  aucune  des  idées  qui  s'efforçaient  de  se  faire  jour  autour  de 
lui  ,  et  qui  laissent  leur  empreinte  dans  quelques  détails.  On 
sent  d'ailleurs  dans  le  caractère  de  Lélia  un  esprit  qui  s'isole 
volontairement,  et  les  données  mêmes  de  ce  caractère  excluent 
toute  idée  de  confraternité  avec  quelque  esprit  que  ce  soit.  C'est 
donc  bien  là  une  conception  tout  à  fait  personnelle  et  dont  les 
éléments  n'ont  pu  être  puisés  que  dans  une  source  unique.  Mais 
ce  qui  rattache  Lélia  à  l'époque  où  on  l'a  vue  se  produire ,  c'est 
l'exaltation  fiévreuse  qui  l'a  enfantée,  c'est  la  hardiesse  para- 
doxale des  diverses  parties  de  l'invention  ,  c'est  l'animation  im- 
pétueuse du  langage ,  c'est  la  dévorante  inquiétude  d'esprit 
dont  les  ravages  y  sont  si  vivement  empreints ,  c'est  la  roideur 
dogmatique  des  intentions  formulées  dans  le  dessin  de  chacune 
des  figures,  et  la  sincérité  violente  avec  laquelle  toutes  ces  in- 
tentions sont  exposées.  Et  puis  il  n'y  avait  pas  de  conclusion.  Je 
suis  une  âme  qui  souffre  et  qui  attend,  disait  Lélia  dès  les  pre- 
mières pages,  et  elle  mourait  sur  cette  attente  dont  elle  n'avait 
pas  daigné  dévoiler  l'objet.  Dans  la  Lélia  nouvelle,  tout  ce  qui 
accusait  trop  vivement  l'accès  maladif  a  disparu  ,  et  les  ténèbres 
qui  enveloppaient  cette  âme  souffrante  et  superbe  se  sont  quel- 
que peu  éclaircies. 


REVUE  DE  PARIS.  73 

Ce  n'esl  pas  une  chose  commune,  et  de  nos  jours  surtout  c'en 
est  une  rare  et  singulière  ,  que  de  voir  un  auteur  se  reprenant , 
après  plusieurs  années,  à  un  ouvrage  que  le  succès  a  consacré 
et  qui  a  pris  place  dans  les  archives  d'une  génération  comme 
représentant  sous  une  forme  arrêtée  et  consentie  ,  par  quelques- 
uns  du  moins  ,  une  portion  du  témoignage  qu'elle  doit  laisser 
d'elle-même.  LéLia  est  dans  l'esprit  de  bien  des  gens  et  proba- 
blement dans  celui  de  l'auteur  son  ouvrage  capital.  C'est  celui 
oîi  son  génie  s'est  révélé  pour  la  première  fois  avec  toute  sa 
verve,  son  haleine  et  son  éclat;  c'est  celui  qui,  de  la  famille  déjà 
peu  nombreuse  des  romanciers  remarquables  pour  la  beauté  du 
slyle  et  la  vivacité  de  l'invention  ,  l'a  élevé  à  ce  rang  A  part  (jui 
ne  lui  a  pas  encore  été  disputé  depuis.  La  fiction  ,  dans  ce  livre 
étrange  et  magnifique ,  laisse  d'ailleurs  percer  tant  d'agitations 
et  de  souffrances  personnelles  ,  tant  de  cris  éloquents  sortis  du 
fond  d'un  cœur  aux  prises  avec  une  réelle  torture  ,  que  la  pré- 
dilection ([ui  lui  a  été  conservée  dans  l'âme  qui  s'y  est  répandue 
n'aurait  pas  besoin  d'autre  explication.  Maintenant ,  on  demande 
s'il  a  gagné  à  ce  témoignage  inusité  de  prédilection  dont  il  vient 
d'être  l'objet  :  c'est  selon  le  point  de  vue  où  l'on  se  place  pour 
l'apprécier. 

Si  nous  avons  bien  compris  le  roman  i)rimitif,  lequel  a  été  ex- 
pliqué de  bien  des  manières  ,  Lélia  était  une  personnification 
complète  des  deux  extrêmes  de  la  passion  (1)  humaine  :  l'ex- 
(rême  désir  et  l'extrême  imi)uissance.  Ces  deux  éléments  essen- 
tiels de  toute  passion  ,  puisque  la  passion  n'est  possible  que  dans 
un  être  capable  de  désirs,  mais  en  même  temps  faible  et  borné  , 
ne  se  combinent  point  en  Lélia  dans  ces  proportions  mitigées  (|ui 
forment  un  milieu  favorable  à  la  i)assion.  Ils  y  existent  à  l'état 
de  contraires  qui  n'oiU  entre  eux  qu'un  rapport  de  négation  ré- 
ciproque et  absolue.  Son  imagination ,  franchissant  sur  des 
ailes  de  feu  toutes  les  bornes <iont  le  cercle  inflexible  circonscrit 
le  domaine  soumis  à  la  puissance  de  l'homme  ,  s'élance  sans 
cesse  au  delà  des  sphères  du  réel ,  au  delà  du  possible  ;  mais 
les  joies  les  plus  proches  ,  les  plus  simples,  les  jilus  faciles, 
elle  ne  les  a  pas  goûtées,  elle  est  inhabile  à  les  goûter.  Four 


(1)  Passio,  souffrance.  C'est  le  riiot  chrétien. 
1 


74  REVUE  DE  PARIS. 

elle,  il  n'en  est  d'aucune  espèce.  Les  splendeurs  de  l'idéal  ont 
éteint  pour  l'œil  de  son  âme  le  rayonnement  des  affections  et 
des  félicités  terrestres.  De  froides  ténèbres  se  sont  amoncelées 
autour  de  son  cœur,  où  elles  ont  engendré  un  venin  plein  d'a- 
mertume qui  empoisonne  d'avance  h  leur  source  chacune  des 
jouissances  qu'elle  peut  entrevoir  par  la  pensée.  Comme  être  in- 
telligent, une  raison  hautaine  et  exaspérée,  qui  ne  prend  con- 
seil que  des  soulèvements  de  l'orgueil  en  révolte,  ne  l'a  conduite 
qu'à  une  sagesse  passive  et  stérile  comme  la  mort.  C'est  la  mort 
qu'elle  divinise  et  qu'elle  gloritîe  sous  le  nom  de  sagesse  et  de 
vertu  ,  dans  l'impassible  et  immobile  Trenmor.  Aussi  malheur 
à  qui  l'aime ,  à  qui  l'approche.  Lélia  ,  la  désolée  Lélia  ,  ne  laisse 
émaner  d'elle-même  que  le  souffle  de  la  désolation.  Ne  vous  pen- 
chez point  sur  les  lèvres  de  cette  femme  ,  jeune  homme.  L'air 
qu'elle  a  respiré  ne  viviiie  plus  ;  il  tue  :  aussi  n'est  ce  point  la 
vie  ,  c'est  la  mort  qu'elle  répand  autour  d'elle.  Voyez  le  prêtre 
Magiius  ,  dont  elle  a  tué  la  foi  et  la  raison  ;  voyez  le  poêle  Sté- 
nio ,  dont  elle  a  tué  Tàme  et  le  corps  ;  voyez  Trenmor ,  cette  dé- 
pouille mortelle  d'un  homme,  d'un  vice  qui  n'a  su  s'affranchir 
des  livrées  du  bagne  qu'en  se  couvrant  des  livrées  de  la  tombe; 
ombre  sinistre  à  laquelle  Lélia  porte  envie  et  qu'elle  traîne  après 
elle  comme  une  conclusion  palpable  de  ses  théories ,  comme  la 
forme  sensible  et  suprême  dans  laquelle  viennent  se  résoudre 
ses  espérances  pour  elle-même,  ses  influences  sur  quiconque 
aura  aspiré  l'haleine  de  ses  passions  et  de  son  âme. 

Nous  n'avons  pas  tout  dit  encore  ,  et  voilà  déjà  une  concep- 
tion étrangement  forte,  d'un  jet  puissant,  lugubre,  inexorable, 
et  d'un  vigoureux  dessin.  Quelle  créature  possible  est  plus  mal- 
heureuse que  Lélia  ?  Alors  même  que  l'auteur  s'en  fût  tenu  là  , 
il  eût  tracé  peut-être  la  plus  effrayante  figure  de  souffrance  et 
d'affliction  dont  la  nature  humaine  puisse  fournir  les  traits.  II 
eût  décrit  un  supplice  possible  seulement  dans  les  conditions 
d'existence  des  sociétés  modernes  ,  et  dont  les  anciens  ,  qui 
ont  eu  Prométhée  et  Tantale  ,  n'ont  pu  se  faire  qu'une  impar- 
faite et  lointaine  image.  Lélig  ,  qui  se  compare  au  premier  ,  est 
bien  plus  malheureuse  que  lui.  Lélia,  c'est  le  désir  inassouvi 
de  Tantale  ,  avec  l'audace  téméraire ,  l'orgueil  indomptable  , 
quoi(|ue  brisé  ,  et  la  bile  implacable  de  Prométhée.  C'est  de  plus 
ce  raffinement  des  besoins ,  des  passions  et  des  connaissances 


REVUE  DE  PARIS.  75 

de  l'àme,  qu'ils  ignorèrent  l'un  et  l'autre  ,  et  le  sentiment  d'une 
plus  irrémédiable  impuissance  dans  un  être  qui  a  ,  plus  nette- 
ment qu'ils  ne  l'avaient,  conscience  de  sa  grandeur.  Quand 
Prométhée  lançait  une  imprécation  contre  Jupiter  ,  il  croyait 
provoquer  un  être  sensible  à  ses  outrages  ,  un  vainqueur  dont 
il  no  pouvait  plus  recevoir  de  mal  et  à  qui  il  en  pouvait  faire 
encore  en  troublant  |)ar  des  injures  les  joies  et  l'orgueil  de  son 
triomphe.  Lélia  n'a  même  pas  celte  consolation.  Écoutez-la  :  la 
faute  de  sa  misère  ,  elle  ne  sait  à  qui  l'imputer  ;  et ,  dans  les 
acres  révoltes  de  son  esprit ,  sa  plus  grande  bOufFrance  est  tou- 
jours de  craindre  l'absence  d'un  Dieu  qu'elle  puisse  in- 
sulter; elle  le  cherche  alois  sur  la  terre  ,  et  dans  les  cieux ,  et 
dans  l'enfer ,  c'est-à-dire  dans  son  cœur.  Elle  le  cherche  parce 
qu'elle  voudrait  l'étreindre  ,  le  maudire  et  le  terrasser.  »  Ce  qui 
m'indigne  et  m'irrite  contre  lui ,  ajoute-t-elle  ,  c'est  qu'il  m  ait 
donné  tant  de  vigueur  pour  le  combattre  ,  et  qu'il  se  tienne  si 
loin  de  moi;  c'est  qu'il  m'ait  départi  la  gigantesque  puissance 
de  m'attaquer  à  lui,  et  qu'il  se  tienne  lù-bas,  ou  là-haut,  je  ne 
sais  où,  assis  dans  sa  gloire  et  dans  sa  surdité,  au-dessus  de 
tous  les  efforts  de  ma  pensée.  » 

Voilà  bien  le  délire  de  la  haine  impuissante  et  le  comble  de 
la  torture.  Le  Caucase  du  moins  pouvait  se  faire  entendre  à  l'O- 
lympe. L'homme  antique  croyait  à  son  dieu  ,  et  ce  dieu  était 
accessible  aux  représailles.  L'homme  antique  pouvait  se  faire 
enchaîner  comme  Prométhée  ou  foudroyer  comme  Ajax;  mais 
il  croyait  pouvoir  donner  blessure  pour  blessure,  et  cet  usage 
téméraire  de  sa  force  le  dédommageait  par  avance  de  sa  défaite 
inévitable.  L'égarement  de  la  douleur  moderne  n'a  pas  même 
cette  compensation.  Lélia  dans  la  frénésie  du  désespoir  ne  peut 
soulager,  par  cet  acte  de  folle  intrépidité,  les  blessures  de  son 
orgueil  souffrant.  Elle  n'ose  absolument  nier  le  Dieu  qu'elle  sait 
invisible;  mais,  avide  de  le  rencontrer  et  impuissante  à  l'at- 
teindre ,  elle  lui  reproche  de  ne  pas  se  montrer  et  d'être  sourd. 
Le  sentiment  de  sa  puissance  pour  concevoir  et  pour  vouloir, 
de  son  impuissance  pour  réaliser  ou  pour  posséder,  voilà  le 
vautour  qui  la  ronge,  vautour  devenu  d'aulant  plus  cruel  de- 
puis les  temps  antiques  que  les  facultés  de  perception  et  d'ima- 
gination ont  plus  agrandi  leur  puissance  et  leur  sphère  d'acti- 
vité ,  tandis  que  les  facultés  d'action  sont  restées  enfermées  dans 


76  REVUE  DE  PARIS. 

les  immuables  limites  imposées  aux  forces  réelles  et  équilibrées 
de  la  nature. 

Quand  Lélia  ,  avec  son  orgueil ,  n'eût  eud'autre  affliction  que 
cette  impuissance  d'une  partie  des  facultés  de  son  âme  par  rap- 
port à  la  puissance  excessive  de  l'autre  ,  on  concevrait  qu'elle 
su  plaignit  de  ne  savoir  point  «  si  Dieu  l'a  créée  dans  un  jour 
décolère,  dans  un  sentiment  de  haine  pour  les  œuvres  de  ses 
mains  ;  «  on  concevrait  qu'il  fîlt  »  des  instants  où  elle  se  hait 
assez  pour  s'imaginer  être  la  plus  savante  et  la  plus  affreuse 
combinaison  d'une  volonté  infernale  ;  »  mais  ,  comme  elle  le 
dit  encore  elle-même  ,  «  il  en  est  d'autres  où  elle  se  méprise  au 
point  de  se  regarder  comme  une  production  inerte  engendrée 
par  le  hasard  et  la  matière.  »  L'auteur  n'a  point  voulu  laisser 
de  lacune  dans  le  type  qu'il  avait  conçu  ,  et  l'impuissance  qu'il  a 
donnée  à  l'âme  de  Lélia  pour  la  réalisation  de  ses  rêves  ,  il  l'a 
mise  aussi  dans  sa  chair. 

Les  dons  les  plus  splendides ,  les  plus  sublimes  facultés  ont 
été  prodigués  à  l'âme  de  Lélia  ;  mais  cette  âme  demeure  sté- 
rile pour  l'accomplissement  des  destinées  qui  lui  semblaient  pro- 
mises. De  même  les  dons  les  plus  exquis  de  la  beauté  ont  été 
répandus  sur  les  formes  de  son  corps  ;  mais  ici  encore  la  main 
qui  donnait  s'est  arrêtée,  s'est  démentie  au  moment  de  cou- 
ronner ses  largesses,  et  le  don  inachevé  n'a  plus  été  qu'une  ri- 
chesse stérile  et  menteuse  dans  les  mains  qui  l'avaient  reçu. 
Cruelle  dérision  !  Dans  Lélia  tout  commence  par  quelque  ma- 
gnifique privilège  et  finit  par  quelque  disgrâce.  Sa  beauté  n'est 
comme  le  velours  éblouissant  des  mousses  qui  tapissent  les  ro- 
chers arides,  qu'un  vêtement  splendide  jeté  sur  la  matière  in- 
sensible et  inféconde.  Lélia  est  frappée  de  mort  dans  les  sources 
physiques  de  la  vie. 

De  quelque  côté  qu'elle  se  regarde  ,  Lêlia  n'aj)erçoit  en  elle- 
même  qu'un  être  incomplet ,  avorté  ,  et  ce  qu'elle  possède  de 
facultés  belles,  nobles,  achevées  ,  semble  ne  lui  avoir  été  dé- 
parti, par  un  jeu  cruel  du  sort,  que  pour  mieux  donner  la  me- 
sure de  sa  misère  et  mettre  dans  son  âme  plus  éclairée  plus  de 
sensibilité  cuisante  pour  en  sentir  les  meurtrissures  et  plus  de 
force  pour  en  détester  l'auteur. 

George  Sand  sait  autant  que  pas  un  ce  qu'on  doit  de  ména- 
gements à  certaines  susceptibilités  qu'un  long  usage  a  fait  pas- 


REVUE  DE  PARIS.  77 

ser  de  la  vie  sociale  dans  la  litlératiire  ,  et  des  mœurs  dans  le 
goût.  Lors  donc  qu'il  a  osé  prendre  sur  lui  d'introduire  dans  le 
caractère  de  Lélia  cette  dernière  cause  d'iiumilialion  et  de  souf- 
france dont  nos  mœurs  civiles  et  surtout  nos  mœurs  littéraires 
ont  pour  coutume  de  ne  pas  tenir  compte  ,  il  a  fallu  que  ,  fort 
de  sa  conscience  du  beau  et  de  sa  conscience  de  l'honnêle,  il 
puisât  dans  l'ascendant  de  ses  convictions  d'homme  et  de  son 
inspiration  de  poète  une  énergique  assurance  pour  se  résoudre 
à  affronter  ce  qu'il  pouvait  regarder  comme  des  préjugés  redou- 
tables ,  ou  tout  au  moins  comme  des  habitudes  qu'il  est  bon  de 
ne  pas  offenser.  Il  a  fallu  qu'en  présence  des  chances  incertaines 
du  succès,  il  poussât  jusqu'à  l'abnégation  la  volonté  coura- 
geuse de  tracer  ,  dans  une  personnificalion  des  plus  hardies  ,  la 
peinture  terrible  de  cet  énervement  incurable  où  le  raffinement 
de  plus  en  plus  exagéré  de  facultés  qui  vont  se  blasant  de  plus 
en  plus,  le  dérèglement  des  intelligences  et  des  instincts,  la 
confusion  des  doctrines,  la  saliété  de  l'esprit  et  du  cœur,  l'ennui 
sarcastique  et  contempteur ,  l'abus  du  bien  et  du  mal ,  ont 
poussé  une  civilisation  vieillie  qu'il  Uélril  quelque  part  du  nom 
d'éreintée.  Que  l'auteur  ait  trouvé,  soit  dans  une  indignation 
purement  spéculative,  soit  dans  des  ressentiments  rongeurs  , 
de  quoi  suffire  à  cette  lâche ,  cela  ne  prête  pas  au  moindre 
doute.  Quelque  difficile  que  fût  l'entreprise,  et  quelle  que  soit 
la  source  où  l'auteur  ait  puisé  la  force  de  l'accomplir  ,  il  s'en 
est  tiré  avec  un  bonheur  qui  prouve  qu'un  talent  comme  le  sien 
autorise  à  beaucoup  oser.  L'inspiration  d'une  conscience  sé- 
rieuse plane  sur  tous  les  développements  de  cette  pensée  si  dé- 
licate à  produire  ,  et  y  répand  une  teinte  austère  qui  en  main- 
tient la  dignité.  La  pompe  solennelle  et  la  mâle  beauté  du 
langage  viennent  encore  en  rehausser  le  caractère.  Tout  artifice 
puéril  et  minaudier,  toute  fausse  délicatesse  ,  en  sont  bannis, 
i.a  plume  de  l'auteur  se  pose  avec  fermeté  ,  mais  avec  un  dis- 
cernement sévère,  sur  ces  détails  glissants;  s'il  ne  craint  pas  de 
briser  et  de  fouler  aux  pieds  le  joug  des  idées  reçues,  et  de 
donner  à  ses  risques  et  périls  un  haut  exemple  de  sincérité  ,  on 
voit  qu'il  porte  un  frein  plus  salutaire  et  plus  noble  dans  le  res- 
pect de  lui-même  et  de  sa  mission  d'écrivain.  C'est  pour  lui  que 
semble  avoir  été  écrit  ce  mot  qu'il  met  dans  la  bouche  de  Lélia  , 
pour  définir  Pulchérie  pratiquant  son  vice  avec  une  chasteté 

7. 


78  REVUE  DE  PARIS. 

cynique  et  courageuse.  Je  voudrais  un  mot  plus  doux  que  ne 
l'est  cynique  pour  figurer  l'altitude  d'une  âme  forte  et  fière 
qui  prend  délibérément  son  parti  du  petit  scandale  que  va  sou- 
lever la  manifestation  d'une  pensée  conçue  dans  le  for  de  son 
honnêteté  ;  mais  à  cette  nuance  près,  on  ne  saurait  mieux  for- 
.  muler  le  jugement  qui  reste  dans  l'esprit  après  la  lecture  d'une 
partie  de  Lélia.  Au  reste,  et  c'est  à  ce  point  que  j'en  voulais 
venir  ,  ce  cynisme  ,  ou  ,  si  l'on  veut,  cette  indiscrétion  coura- 
geuse de  l'honnêteté  ,  est  justement  une  des  traces  qu'ont  lais- 
sées dans  l'ouvrage  dont  nous  nous  occupons  les  circonstances 
au  milieu  desquelles  il  a  été  produit. 

Ce  n'est  pas  le  retentissement  qui  a  manqué  à  certaines  héré- 
sies morales  qui  se  professaient  hautement  à  cette  époque  ,  et 
dont  l'insolence  novatrice  fit  brusquement  tressaillir  les  con- 
sciences assoupies  sur  la  lettre  morte  des  vieilles  traditions  et 
des  vieux  principes  dont  le  fantôme  toujours  debout  servait  à 
masquer  bien  des  paraphrases  en  action  infidèles  mais  clandes- 
tines. Le  vice  ,  il  faut  le  dire  à  sa  gloire  ,  se  prit  à  rougir  d'une 
honte  vertueuse  quand  on  lui  parla  de  le  réhabiliter  en  lui  don- 
nant un  nom ,  et  de  lui  faire  un  sort.  Le  vice  tient  à  son  nom  , 
qui  est  ancien  ,  à  sa  condition  ,  qui  a  probablement  ses  avan- 
tages ,  et  il  préféra  son  existence  ténébreuse ,  sournoise,  honnie, 
de  vagabond  sans  feu  ni  lieu  ,  mais  non  sans  gîte  ,  à  celle  de 
parvenu ,  qu'on  lui  offrait.  Mais  enfin  l'offre  était  singulière  ; 
elle  avait  bien  sa  nouveauté  ;  elle  fit  son  bruit  et  porta  son 
coup.  Parmi  les  âmes  qui  s'en  ressentirent,  celles  qui  avaient 
le  plus  conservé,  sinon  de  leur  virginité,  du  moins  de  leur  jeu- 
nesse et  de  leur  dioilure  ,  furent  peut-être  aussi  celles  qui  ré- 
sistèrent le  moins  à  l'empreinte  ;  chez  quelques-unes  bien  rares, 
—  et  celles-ci ,  nous  devons  l'avouer  ,  celles  que  nous  connais- 
sons du  moins ,  sont  des  plus  belles  ,  —  elle  ne  s'est  pas  en- 
core effacée.  Celte  brusque  et  violente  secousse  produisit 
d'ailleurs  \n\  étourdissement  général,  et  bien  des  gens  saisis  à 
l'improviste  furent  entraînés  assez  loin  avant  d'avoir  eu  le 
temps  de  rouvrir  les  yeux  et  de  s'orienter.  Il  est  donc 
vraisemblable  qu'en  d'aulres  temps  et  en  d'autres  circon- 
stances l'idée  (pii  a  fourni  à  George  Sand  une  moitié  du  per- 
sonnage de  Lélia  ne  lui  serait  pas  venue.  Ce  qui  est  bien 
certain  ,  c'est  qu'en  d'aulres  temps  il  la  répudie,  puisque  le  per- 


REVUE  DE  PAP.FS.  7d 

sonnage  de  Lélia  dédoublé  reparaît  avec  celle  moitié  de  moins. 
Quant  à  Pulchérie,  qui  est  sortie  tout  entière  du  même  fonds, 
l'auteur  l'a  laissée,  à  quelques  détails  près,  telle  qu'il  l'avait 
présentée  d'abord.  Seulement,  par  le  contre-coup  des  modifica- 
tions introduites  dans  l'oeuvre  de  18ôô,  la  fonction  de  l'idée 
partielle  qu'elle  représentait  dans  cet  ensemble  a  perdu  quelque 
chose  de  son  importance  et  de  sa  signification  expresse.  Chacun 
des  quatre  personnages  principaux  du  roman  primitif  repré- 
sentait une  des  quatre  notes  fondamentales  de  la  gamme  la- 
mentable que  l'âme  humaine ,  suivant  l'idée  de  l'auteur  ,  chante 
éternellement  tous  l'impulsion  du  désir.  Le  désir  ne  peut-être 
que  contrarié  ou  satisfait.  S'il  est  contrarié,  il  peut  l'être  ou 
par  l'insuffisance  des  facultés  destinées  à  le  servir,  voilà  Lélia; 
ou  par  la  raison  et  la  volonté  qui  s'épuisenl  à  lui  mettre  un 
frein  ,  voilà  Magnus  ;  ou  enfin  par  des  obstacles  extérieurs  dont 
la  résistance  prend  son  point  d'appui,  non  plus  dans  le  sujet 
du  désir,  mais  dans  son  objet,  voilà  Sténio,  qui  n'est  enchaîné 
ni  par  l'impuissance  physique  et  morale  de  Lélia ,  ni  par  les 
vœux  et  les  scrupules  de  Magnus ,  mais  dont  l'élan  puissant  et 
indompté  vient  se  briser  contre  l'invincible  inertie  de  la  plus 
froide  et  de  la  plus  immobile  des  statues.  L'hypothèse  de  la  sa- 
tisfaction vous  donne  pour  type  achevé  Pulchérie.  L'àme  hu- 
maine émue  par  le  désir  n'en  peut  recevoir  aucune  modification 
qui  ne  rentre  dans  l'un  de  ces  quatre  termes.  On  peut  les  com- 
biner entre  eux  suivant  des  rapports  différents,  ou  les  décom- 
poser et  en  combiner  les  parties  suivant  des  proportions  diffé- 
rentes, ajouter  ici  à  l'intensité  du  désir  ,  là  à  la  force  de  résis- 
tance ,  et  parcourir  ainsi  la  chaîne  entière  des  transitions  et  des 
nuances  ;  mais  la  conjugaison  entière  de  ces  transitions  est 
contenue  en  puissance  dans  ces  quatres  termes,  comme  la 
gamme  entière  est  contenue  dans  le  cadre  des  quatre  notes  car- 
dinales ,  et  l'on  ne  saurait  pas  plus  inventer  une  cinquième  mo- 
dification qu'inventer  une  nouvelle  note  dans  la  gamme.  Pour 
ce  qui  est  de  Trenmor ,  c'est  une  corde  qui  a  cessé  de  vibrer  et 
qui  ne  rend  plus  aucun  son.  Il  n'a  qu'une  fonction  négative, 
comme  le  silence  dans  un  orchestre  entre  deux  chants  ;  il  est 
utile  comme  contraste.  Il  sert  aussi  à  nous  montrer  l'idée  de 
l'auteur  poussée  jusqu'à  sa  dernière  transformation ,  c'est-à-dire 
le  désir  finissant  par  s'éteindre  lui-même  dans  l'âme  qu'il  a  dé» 


80  REVUE  DE  PARIS. 

vaslée,  el  riioinme  arrivant  au  calme  par  une  mort  anticipée. 
Retranchez  de  l'âme  humaine  toute  joie  et  toute  souffrance, 
toute  espérance  et  tout  regret ,  vous  avez  Trenuior.  Supposez 
toute  vie  éteinte  dans  un  être  encore  vivant,  vous  avez  Trenmor. 
Ce  personnage,  au  reste,  a  subi  une  transformation  presque 
complète  dans  le  roman  nouveau. 

L'importance  du  rôle  de  Pulchérie  dans  le  milieu  où  elle  était 
d'abord  placée  est  donc  facile  à  saisir.  Elle  est  un  des  pôles  de 
l'idée  dont  Lélia  est  l'autre  pôle.  L'une  rejjrésenle  rexlrême 
disproportion  entre  le  désir  et  les  moyens  d'arriver  au  terme 
du  désir;  l'autre  l'équilibre  parfait  entre  le  désir  et  les  facullés 
de  réalisation  ,  et  dans  la  pensée  impitoyable  de  l'auteur,  ni 
l'une  ni  l'autre  n'est  heureuse.  Mais  l'abjeclion  de  Pulchérie  est 
un  merveilleux  moyen  de  faire  ressortir  l'abaissement  où  Lélia 
est  tombée  par  un  excès  contraire.  Ainsi  lorsque  celle-ci,  après 
avoir  raconté  à  sa  sœur  l'histoire  de  sa  vie  ,  conclut  en  disant 
que  son  âme  est  usée,  son  cœur  éteint;  qu'elle  n'est  plus  ca- 
pable même  d'enthousiasme  ,  cette  dernière  faculté  qui  lui  était 
restée  ;  que  l'ennui  désole  sa  vie  et  la  tue  ;  qu'ayant  vu  à  peu 
près  la  vie  dans  toutes  ses  phases  ,  la  société  sous  toutes  ses 
faces ,  elle  n'a  plus  rien  à  voir  désormais  ;  que  lorsqu'elle  a 
réussi  à  combler  l'abîme  d'une  journée  ,  elle  se  demande  avec 
effroi  avec  quoi  elle  comblera  celui  du  lendemain;  lorsque 
Pulchérie  ,  s'efforçant  de  lui  créer  un  lien  qui  la  rattache  à  la 
vie  ,  lui  a  proposé  successivement  de  retourner  à  la  solitude  et 
à  Dieu  ,  ou  de  chercher  une  diversion  dans  les  plaisirs  ,  ou  de 
s'enchaîner  à  un  état  social  qui  la  préserve  d'elle-même  et  la 
sauve  de  ses  propres  réflexions  et  d'accepter  le  joug  de  la  vie 
religieuse,  n'a  obtenu  que  cette  réponse  :  «Il  n'est  plus  temps 
de  retourner  à  Dieu  ;  ma  foi  est  chancelante  ,  mon  cœur  est 
épuisé ,  je  n'ai  plus  la  force  d'élever  mon  àine  à  un  perpétuel 
sentiment  d'adoration  et  de  reconnaissance;  le  plus  souvent  je 
ne  pense  à  Dieu  que  pour  l'accuser  de  ce  que  je  souffre  et  lui 
reprocher  sa  dureté;  si  par/ois  je  le  bénis  ,  c'est  quand  je  passe 
près  d'un  cimetière  et  que  je  pense  à  la  brièveté  de  la  vie  ;  je 
ne  puis  davantage  retourner  à  la  solitude  ni  chercher  le  plaisir; 
je  viens  des  montagnes  de  Monleverdor,  j'ai  essayé  de  re- 
trouver mes  anciennes  extases  et  le  charme  de  mes  rêveries 
pieuses  ,  mais  là  comme  ailleurs  je  n'ai  trouvé  que  l'ennui  ;  la 


REVUE  DE  PARIS.  81 

vie  religieuse  ne  m'est  pas  permise  non  plus  ;  il  faut  avoir  l'âme 
virginale  ;  je  n'ai  de  chaste  que  le  corps  ;  je  serais  une  épouse 
adultère  du  Christ,  etc.;  »  alors  que  Puiehérie  ,  disons-nous, 
ayant  passé  en  revue  toutes  ces  conditions  d'existence  ,  et 
s'étant  vue  repoussée  sur  tous  les  points .  en  est  venue  à  s'é- 
crier :  «  Eh  bien  !  faites-vous  courtisane ,  «  Lélia  ne  sait  que  lui 
répondre  d'un  air  égaré  :  «  Avec  quoi  ?  Je  n'ai  pas  de  sens.  » 
Ainsi  une  courtisane  ,  malgré  l'opprobre  ,  malgré  les  dégoûts 
de  sa  profession  ,  était  moins  malheureuse  qu'elle.  Lélia  était 
non-seulement  réduite  à  ce  point  qu'on  osait  lui  proposer 
ciitfe  condition  comme  un  mieux  ,  comme  un  bien  ,  mais  en- 
core à  ce  comble  d'humiliation  de  n'avoir  rien  à  répondre  si 
ce  n'est  :  Avec  quoi?  je  n'ai  pas  même  ce  qu'il  faut  pour  exercer 
ce  dernier  et  ce  plus  facile  des  métiers  !  Dans  le  roman  nou- 
veau ,  Lélia  est  encore  assez  malheureuse  pour  que  la  même 
proposition  revienne,  mais  ce  n'est  plus  la  même  réponse 
qu'elle  a  à  faire. 

Tel  est  le  sceau  terrible  dont  l'auteur,  dans  sa  pensée  primi- 
tive ,  avait  marqué  la  figure  de  Lélia.  Il  l'avait  enfermée ,  étouf- 
fée dans  un  cercle  fatal  d'inaction  et  d'impuissance  ,  où  toutes 
les  issues  qui  donnaient  sur  la  vie  lui  étaient  fermées.  Refoulée 
sur  elle-même,  l'ardeur  de  ses  facultés  vives  se  mit  à  ronger  le 
cœur  qui  lui  servait  de  prison.  Voilà  pourquoi  Trenmor  paraît 
!;rand  à  Lélia  ,  c'est  qu'il  ne  souffre  plus  ;  voilà  pourquoi  elle 
lui  porte  envie ,  c'est  que  chez  lui  l'incendie  est  éteint  et  n'a 
plus  laissé  que  des  cendres.  C'est  une  tâche  vaine,  au  reste, 
qu'entreprenait  Puiehérie  en  entreprenant  de  guérir  Lélia.  ÎNous 
disons  une  tâche  vaine  si  elle  est  telle  qu'elle  ne  puisse  qu'é- 
chouer, cruelle  si  elle  jiouvait  réussir.  Lélia,  en  effet,  a  su  in- 
téresser à  ses  souffrances  une  partie  d'elle-même  plus  forte, 
plus  indomptable  que  ses  souffrances  :  c'est  son  orgueil.  Non 
pas  un  orgueil  serein  et  satisfait  comme  celui  qui  n'a  rien  à 
disputer  à  la  fortune;  mais  un  orgueil  acerbe  ,  violent ,  déses- 
péré ,  qui  se  redresse  contre  les  sévices  de  la  destinée  ,  et  dans 
lequel  s'engendrent  des  inquiétudes  incorrigibles  ,  alors  même 
(|ue  la  destinée  se  corrigerait.  C'est  l'autre  orgueil  qui  a  perdu 
Lélia,  L'esprit  chez  elle  avait  pris  un  essor  immodéré  et  mal 
dirigé.  Perdu  dans  les  régions  des  chimères  plutôt  encore  que 
de  l'idéal ,  habitué  à  se  repaître  de  visions  ,  il  puisait  dans  cet 


82  REVUE  DE  PARIS. 

aliment  un  funeste  enivrement  de  lui-même,  et  un  dédain  extra- 
vagant pour  le  pain  grossier  des  réalités  terrestres.  11  sommait 
la  réalité  de  lui  rendre  ces  délices  infinies  dont  il  avait  eu 
l'avant-goùt  dans  ses  contemplations;  et  comme  la  réalité  lui 
résistait ,  il  repoussait  du  pied  cet  élément  indocile,  il  se  reti- 
rait irrité  dans  son  monde  imaginaire  qui  ne  pouvait  lui  sufiire, 
emportant  la  double  Messure  de  son  impuissance  à  soumettre 
le  monde  réel  et  de  son  impuissance  à  s'en  passer.  C'est  ainsi 
qu'à  ce  premier  orgueil  né  de  la  présomption  succéda  un  or- 
•gueil  sombre ,  jaloux ,  malsain ,  né  de  la  déception  et  de  la 
confusion  qui  la  suit.  Lélia  se  voyant,  entre  toutes  les  créatures, 
marquée  de  signes  si  particuliers  qu'elle  est  un  être  isolé  dans 
la  création  ,  où  elle  ne  se  trouve  pas  de  place  marquée,  a  du 
moins  cette  joie  de  pouvoir  se  poser  à  ses  jiropres  yeux  comme 
un  être  exceptionnel,  .loie  unique,  désespérée,  qu'elle  [tnise 
dans  ses  misères  mêmes  ,  et  où  elle  reprend  une  dignité  à  part, 
grandiose  et  farouche  d'aspect ,  en  échange  de  celle  ,  plus  vul- 
gaije,  dont  ses  misères  l'ont  déshéritée.  Elle  souffre  ,  mais  elle 
voit  la  jouissance  prendre  et  s'épanouir  dans  les  âmes  les  plus 
grossières,  elle  ne  voit  personne  souffrir  comme  elle  ,  et  elle 
peut  se  croire  i)lus  noble,  plus  grande  par  les  facultés  qu'elle 
possède  que  ne  le  sont  d'autres  créatures  qui  s'étourdissent  sur 
le  malheur  véritable  de  leur  condition  à  l'aide  des  facultés 
qu'elle  ne  possède  pas.  Sans  lien  possible  avec  le  monde,  il  y  a 
de  plus  un  certain  bonheur  pour  elle  à  se  tenir  h  l'écart,  à 
juger,  à  récriminer,  de  loin,  et  à  répandre  sa  bile  dans  ces  juge- 
ments qu'on  ne  peut  lui  renvoyer  en  représailles,  parce  qu'elle 
s'est  mise  hors  d'atteinte.  Que  lui  rendrait-on  en  lui  rendant  la 
possession  de  ces  biens  auxquels  elle  ne  croit  plus  et  qu'elle  a 
flétris  de  son  dédain?  Que  gagnerait-elle  à  rentrer  sous  le  ni- 
veau des  existences  communes?  Voilà  pourquoi  Lélia  est  in- 
curable ,  c'est  que  cet  orgueil  lui  tient  lieu  de  tout  ce  qui  lui 
manque.  C'est  que  ,  pour  la  guérir,  il  faudrait  commencer  par 
déraciner  cet  orgueil  qui  perpétue  son  mal  dont  il  est  la  con- 
solation ,  et  <iue,  si  elle  le  perdait ,  il  ne  lui  resterait  i>lus  rien 
qu'une  confusion  plus  grande  encore.  Ce  cercle  fatal  où  nous 
la.  disions  enchaînée  tout  à  l'heure  est  un  cercle  vicieux.  Rien 
ne  l'en  peut  tirer.  Elle  le  sent,  aussi  ne  fait-elle  rien  pour  en 
sortir. 


REVUE  DE  PARIS.  83 

C'est  une  étrange  donnée  pour  un  roman  qu'un  héros  sans 
passion  active  ,  ayant  ses  fins  ,  marchant  vers  son  but ,  et  s'at- 
taquant  résolument  aux  obstacles  qu'il  rencontre  :  un  héros 
immobile,  indifférent ,  dominant  par  son  stoïcisme  et  son  or- 
;;ueil  toutes  ces  péripéties  sur  lesquelles  se  fonde  ordinairement 
l'intérêt,  et  qui  n'ont  ordinairement  aussi  d'autre  intérêt  que 
celui  qu'il  y  prend  lui-même.  Que  veut  Lélia  ?  Rien.  Qu'airae-t- 
file?Rien.  Que  fait-elle?  que  poursuit-elle?  Rien.  Elle  s'est  as- 
sise, résolue  sinon  résignée,  froide  et  endurcie  contre  elle- 
même,  dans  son  immuable  désespoir.  Fière  ,  hautaine  ,  impé- 
nétrable, la  pâleur  scellée  au  visage  ,  la  révolte  scellée  au  cœur, 
elle  s'est  drapée  dans  son  ostentation  d'impassibilité  et  de 
dédain.  Parce  qu'elle  a  su  se  cuirasser  d'tm  stoïcisme,  assez 
vulnérable  d'ailleurs,  contre  un  mal  auquel  elle  ne  peut  se 
soustraire,  elle  se  croit  grande  par  la  sagesse  et  la  vertu.  Son 
orgueil  la  trompe  et  lui  fait  commettre  un  anachronisme.  Les 
anciens  ,  en  effet ,  n'attachaient  que  l'idée  de  force  au  mot  de 
vertu  ,  et  le  stoïcisme  leur  suffisait  ;  l'esprit  moderne  y  a  ajouté 
l'idée  d'amour.  Lélia  n'aime  pas  ,  il  n'y  a  pas  de  vertu  pour 
elle,  non  plus  que  de  bonheur.  Un  tel  personnage  peut  sub- 
juguer l'attention  ,  et  à  force  de  verve  étincelanle,  d'imagina- 
tion et  d'inspiration  ,  George  Sand  y  a  réussi;  mais  il  ne  de- 
mande pas  à  être  aimé  et  il  ne  l'est  pas.  On  n'aime  pas  Lélia, 
011  ne  la  plaint  pas,  on  ne  la  déteste  même  pas  non  plus.  Elle 
fait  mal  sans  pouvoir  toucher,  elle  irrite  sans  pouvoir  se  faire 
liaïr;  mais  elle  fascine  par  je  ne  sais  quel  éclat  lugubre,  elle 
meurtrit  l'esprit  sur  les  pointes  des  raille  perplexités  que  fait 
naître  cette  étrange  complication  de  grandeur  et  d'infirmité, 
d'audace  et  de  faiblesse ,  d'égoïsme  implacable  et  d'instincts 
généreux,  de  vues  droites  et  de  sophismes ,  d'intelligence  et 
d'aveuglement,  de  force  et  de  mollesse  dont  elle  lui  offre  le 
sjiectacle,  et  elle  le  rive  ainsi  à  l'attente  du  dénoûment  de  celle 
lamentable  histoire. 

Elle  fait  mal  sans  être  touchante,  avons-nous  dit,  et  c'est 
toujours  de  la  Lélia  ancienne  que  nous  parlons.  Ce  qui  fait 
mal ,  c'est  de  voir  s'obstiner  imperturbablement  dans  son  inertie 
cette  femme  funeste  aux  autres  comme  à  elle-même  ;  cetle 
femme  qui ,  comme  le  lui  reproche  Trenmor,  ne  peut  se  sevrer 
du  plaisir  d'être  aimée  et  ne  peut  pas  aimer  elle-même;  cette 


84  REVUE  DE  PARIS. 

femme  qui  se  plaint,  qui  accuse  sans  cesse  et  qui  n'agit  jamais, 
qui  ne  fait  rien  ni  pour  autrui  ni  pour  elle-même.  Oui ,  cela 
fait  mal  ,  et  pourtant  c'est  en  cela  que  repose  l'infernale  beauté 
de  cette  création ,  c'est  en  cela  que  s'accomplit  l'inexorable  fata- 
lité qui  pèse  sur  Lélia.  Ci  Lélia  sortait  un  moment ,  un  seul 
moment,  de  sa  neutralité  indifférente,  c'est  que  le  sceau  de 
plomb  qui  l'étouffé  serait  levé,  c'est  qu'elle  pourrait  encore 
aimer,  espérer,  vouloir  quelque  chose  ;  mais  alors  il  n'y  aurait 
plus  de  Lélia.  «Homme  froid  et  intelligent ,  pourrail-elle  ré- 
pondre, ne  vois-tu  pas  que  ce  dont  je  me  plains,  c'est  précisé- 
ment, non  pas  de  souffrir,  mais  d'être  clouée  à  mon  incurable 
apathie  et  de  ne  pouvoir  agir.»  Le  grand  mal,  le  mal  sans  égal 
et  sans  remède  de  Lélia  ,  c'est  de  n'avoir  |)lus  en  elle  de  quoi 
concevoir  un  désir;  je  me  trompe  ,s'il  ne  lui  en  restait  pas  un, 
elle  ne  souffrirait  plus.  Mais  elle  en  porte  un  dans  le  vide  de  ses 
flancs  désolés,  suprême,  immense,  insatiable,  irréalisable  :  le 
désir  de  pouvoir  désirer  quelque  chose.  «  Les  brutes  dont  la 
société  se  compose,  dit-elle  en  concluant  le  récit  de  sa  vie  à 
Pulchérie ,  se  demandent  ce  qui  me  manque,  à  moi,  dont  la 
richesse  a  pu  atteindre  à  toutes  les  jouissances,  dont  la  beauté 
et  le  luxe  ont  pu  réaliser  toutes  les  ambitions.  Parmi  tous  ces 
hommes,  il  n'en  est  pas  un  dont  l'intelligence  soit  assez  étendue 
pour  comprendie  que  c'est  un  grand  malheur  de  n'avoir  pu 
s'attacher  à  rien  et  de  ne  pouvoir  i)lus  rien  désirer  sur  la  terre.  « 
Telle  était,  dans  son  état  primitif,  ce  grand  et  sinistre  poème 
de  Lélia,  image  colossale  des  souffrances  de  l'homme  maudit 
dans  les  sources  mêmes  de  sa  vie ,  condamné  à  désirer  sans  fin 
et  sans  mesure  ,  mais  aussi  sans  espoir  ;  épopée  du  désir  violent, 
forcené  et  impuissant;  chant  de  désolation  et  d'agonie  modulé 
sur  ces  (juatre  types  d'existence,  Lélia,  Slénio,  Magnus,  Pul- 
chérie, et  venant  s'éleindre  pour  conclusion  ,  dans  cette  aulre 
existence  éteinte,  Trenmor;  œuvre  inadmissible  dans  ses  don- 
nées et  dans  ses  conclusions,  mais  sublime  comme  imprécation, 
comme  cri  de  rage  et  de  désespoir.  Jamais  conception  plus 
redoutable  et  plus  fortement  saisie  par  l'imagination  n'a  été 
conduite  avec  une  logique  plus  iiillexible ,  plus  implacabie. 
Cherchez  dans  tout  l'ouvrage  un  seul  détail  qui  en  démente  l'idée 
mère  ou  seulement  qui  s'en  écarte  ,  vous  ne  le  trouverez  pas. 
Tout  vient  aboutir  à  cette  monstrueuse  pensée ,  derrière  la- 


REVUE  HE  PARIS.  SS 

quelle  il  n'y  a  plus  que  le  suicide  ,  à  celte  pensée,  dis-je  ,  que 
l'homme  est  ici-bas  le  jouet  misérable  d'un  Dieu  ironique  et 
froidement  cruel .  qui ,  pour  se  donner  le  spectacle  d'un  être 
souverainement  malheureux ,  a  imaginé  d'accoupler,  dans  la 
créature  qu'il  immolait  à  cette  fantaisie,  deux  éléments  incom- 
patibles, une  âme  et  un  corps  faits  pour  s'entre-déchirer  éter- 
nellement dans  une  jjuerre  incessante  et  acharnée.  Atroce  con- 
dition qui ,  si  elle  permet  â  l'homme  d'échapper  au  désespoir  ou 
à  la  folie  qui  alleignent  Slénio  mourant  d'un  suicide  brusque  , 
Lélia  mourant  d'un  suicide  lent  ,  Magnus  mort  à  la  raison  et  h 
la  connaissance  de  lui-même,  ne  lui  laisse  que  le  choix  de 
s'avilir  en  faisant  abstraction  de  son  âme  et  en  ensevelissant 
son  intelligence  dans  les  insiincts  de  sa  chair,  comme  Pul- 
chérie,  ou  de  se  réduire  à  l'état  de  fantôme  en  faisant  abstrac- 
tion de  ses  liens ,  de  ses  affections,  de  tous  ses  intérêts  humains, 
comme  Trenmor.  Ce  malheur  était,  au  reste,  la  consé(|UPnce 
inévitable  du  spiritualisme  chrétien  ,  du  moment  où  les  passions 
qu'il  a  développées  survivraient,  dans  la  société,  isolées  de  la 
foi  et  de  la  soumission  aux  dogmes  explicites  et  |)Ositifs  dans 
lesquels  il  était  formulé.  Lélia ,  Trenmor,  nés  de  nos  jours ,  ont 
été  conçus  il  y  a  bien  des  siècles  et  ont  passé  par  plus  d'une 
forme  avant  d'arriver  à  cette  forme  dernière.  Trenmor  pré- 
existait dans  saint  Siméon-Stylite  comme  Lélia  dans  sainte 
Marie-Égyptienne.  Si  Lélia  avait  pu  croire  encore  comme  sainte 
Thérèse  et  aimer  comme  elle  ,  elle  eût  pu  comme  elle  vivre 
d'espoir,  d'amour  spirituel  et  oublier  le  reste  ;  mais  l'objet  de 
cet  espoir  et  de  cet  amour  s'était  bien  éloigné  pour  Lélia  ;  des 
siècles  d'examen  raisoinieur  et  d'altiédissemenl  s'étaient  inter- 
posés; elle  ne  le  sentait  plus  rayonner  sur  sa  vie.  Le  reste  au 
contraire  s'était  rapproché  d'autant ,  et  trop  rai)proché  pour 
qu'elle  pût  n'en  plus  tenir  compte.  Sans  doute  c'est  le  malheur 
de  nos  temps  que  ce  livre  ait  été  possible  et  qu'il  se  soit  produit  ; 
mais  c'est  aussi  la  gloire  de  nos  temps  que  cet  irrévocable  et 
foudroyant  témoignage  des  nobles,  des  vigoureuses  souffrances 
que  nos  générations  ont  ressenties  en  présence  des  dévastations 
au  milieu  desciuelles  elles  étaient  nées. 

Les  personnages  de  Lélia  n'étaient  pas  empruntés  par  l'ob- 
servation à  la  réalité  :  c'étaient  des  tyjtes  abstraits  ,  destinés  à 
représenter  chacun  une  idée,  et  à  fonctionner  en  conséquence; 
1  8 


86  KEVUt  DE  PAfUS. 

des  personnages  ,  en  un  mot ,  mais  non  des  hommes  dans  le 
sens  social  du  mot.  Ces  gens-là  n'ont  vécu  et  n'ont  pu  vivre 
en  effet  nulle  part.  Aussi,  l'auteur  les  a-t-il  placés  dans  l'es- 
pace sans  lien  de  famille  ou  de  patrie.  La  ville  où  ils  ont  leurs 
palais  se  nomme  la  ville,  la  montagne  qu'ils  gravissent  se 
noniiue  la  montagne.  Ils  n'habitent  pas  ici  ou  là  ,  le  lieu  qu'ils 
habitent  c'est  le  globe.  A  peine  les  désinences  de  quelques  noms 
fournissent-elles  une  indication  approximative;  mais  il  fallait 
bien  leur  donner  des  noms.  On  ne  peut  d'ailleurs  signaler  en 
eux  aucun  trait  particulier  qui  les  rattache  à  telle  ou  telle  frac- 
tion déterminée  de  la  société  humaine.  Nous  venons  de  dire 
qu'ils  étaient  des  personnages  et  non  pas  des  hommes  ;  il  eût 
fallu  dire  qu'ils  sont  l'homme  et  non  pas  des  hommes.  Ce  soin 
de  ne  rien  préciser  autour  d'eux  ,  de  ne  les  rattacher  à  rien  et 
de  ne  leur  laisser  que  leur  existence  propre,  à  eux  ,  existences 
abstraites,  est  encore  d'une  convenance  parfaite  ,  et  compte  à 
son  rang,  parmi  les  moyens  qui  concourent  à  cette  irrépro- 
chable harmonie  que  l'auteur  a  répandue  dans  toutes  les  par- 
ties de  sa  conception. 

Dans  son  œuvre  refondue,  George  Sand  paraît  avoir  eu  pour 
objet ,  sinon  d'en  faire  des  èlres  tout  à  fait  semblables  à  nous  , 
du  moins  de  les  rendre  plus  vivants  ,  plus  rapprochés  de  la 
réalité  ;  il  les  a  dégagés  quelque  peu  des  formes  simples  et  res- 
trictives de  l'idée  pure,  du  symbole,  pour  multiplier  en  eux 
les  faces  de  la  vie  ,  et  pour  leur  donner  par  mouvement  des 
passions  et  des  intérêts  qui  se  débattent  autour  d'eux  dans  le 
milieu  où  ils  sont  placés.  L'action  de  ce  milieu  intervient  dans 
l(;s  modifications  de  leurs  pensées  et  de  leur  existence.  Dans  cet 
état,  ils  appartiennent  à  une  épo(iue  bien  précise  et  à  une  so- 
ciété connue.  Trenmor  ,  ce  faussaire  flétri  qui  se  réhabilitait , 
non  par  le  repentir  et  par  une  studieuse  pratique  du  bien  ,  mais 
en  redressant  froidement  contre  le  mépris  son  front  souillé  ,  et 
en  s'abstenant  de  tout  bien  comme  de  tout  mal;  ce  Trenmor 
<|ui  ne  vivait  ni  en  vue  de  Dieu  ,  ni  en  vue  de  lui-même  ,  ni  en 
vue  de  l'humanité,  c'est-à-dire  qui,  n'ayant  nulle  part  son 
principe  actif  de  vie  ,  ne  vivait  |ias ,  et  à  qui  l'auteur  ,  en  effet, 
s'est  contenté  de  donner  une  pose  de  statue  ;  ce  Trenmor  a  fait 
place  à  un  Trenmor  tout  nouveau.  On  ne  lui  compte  plus  , 
comme  une  grandeur ,  la  <(ualilé  de  joueur  effréné  qui  lui  est 


REVUE  DE  PARIS.  87 

enlevée ,  ni  celle  de  forçat  libéré  qu'il  a  encore,  mais  par  mal- 
heur en  vérilé  ,  el  bien  malgré  lui.  Si  sa  jeunesse  a  encore  été 
dissipée  dans  de  folles  débauches,  du  moins  elle  n'a  pas  été 
infâme.  Une  nuit ,  dans  un  moment  d'ivresse  et  d'oubli ,  il  a 
eu  la  distraction  de  lancer  une  carafe  de  cristal  à  la  tête  de  sa 
maîtresse  qui  est  restée  sous  le  coup.  Ce  moment  d'emporle- 
ment  irréfléchi  lui  a  valu  cinq  ans  de  méditations  au  baf^tre 
d'où  il  est  revenu  homme  sérieux  et  un  peu  confus.  Son  oripieil 
s'est  plié  cette  fois  sous  la  nécessité  de  l'expiation  ;  moius  cou- 
pable et  moins  méprisable  que  jadis,  sa  taciturnité  hautaine  ne 
recèle  plus  cette  jactance  de  moralité  supérieure  et  méconnue 
sur  laquelle  l'admiration  de  Lélia  renchérissait  encore.  Le  Tren- 
mor  d'aujourd'hui,  qui  a  fait  involontairement  un  peu  de  mal , 
se  pique  de  racheter  ce  mal  par  beaucoup  de  bien.  Il  est  vrai 
que  ce  bien-là  pourrait  encore  le  ramener  au  bagne;  mais  son 
mobile  est  noble  ,  et  ses  efforts  pour  effacer  ,  dans  sa  conscience 
et  dans  le  livre  de  l'opinion  ,  les  traces  de  ses  torts  ,  sont  une 
reconnaissance  implicite  des  idées  de  morale  en  vertu  desquel- 
les il  a  été  jugé.  Il  est  entré  en  chair  et  en  esprit  dans  la  so- 
ciété de  ses  semblables ,  il  y  agit ,  il  y  a  pris  à  cœur  des  intérêts 
qu'il  défend  à  sa  manière,  c'est-à-dire  avec  plus  d'énergie  que 
d'habileté,  et  plus  de  courage  que  de  succès.  On  voit  que  de 
paradoxe  qu'il  était  il  est  devenu  un  homme;  on  voit  aussi 
que  nous  sommes  transportés  d'un  monde  inconnu  dans  le 
monde  réel. 

Quanta  Lélia,  sa  métamorphose  est  moins  décidément  ac- 
complie. La  chaîne  logique  qui  liait  dans  une  unité  si  compacte 
toutes  les  parties  de  son  caractère  s'est  brisée,  il  est  vrai. 
Quelques-unes  de  ces  parties  ont  disparu  ,  des  parties  nouvel- 
les ont  été  introduites  et  rattachées  par  un  autre  lien.  Ces  mo- 
difications suffisent  pour  anéantir  ce  type  de  malédiction  et  de 
désolation  que  nous  avons  analysé,  et  pour  donner  un  tout 
autre  sens  à  son  rôle,  mais  non  pour  faire  que  Lélia  ait  passé 
de  l'état  de  figure  abstraite  et  symbolique  à  l'état  complet  de 
femme.  L'édifice  entier  de  ce  rôle  a  cessé  de  reposer  sur  la 
double  impuissance  qui  en  formait  primitivement  la  base.  An 
physique,  aucune  des  prérogatives  essentielles  de  la  condition 
humaine  ne  paraît  avoir  été  refusée  à  Lélia.  Au  moral,  bien 
que  son  histoire  soit  restée  à  peu  près  la  même,  cependant  elle 


88  REVUE  DE  PARIS. 

parait  avoir  acquis  une  certaine  puissance  d'aimer.  Elle  aime 
peut-être  ,  elle  aime  sûrement.  Mais  si  l'impossibilité  organi- 
que est  levée ,  sa  volonté ,  cette  volonté  altière  et  invincible 
que  vous  lui  connaissez,  vient  mettre  aux  manifestations  de 
son  amour  des  entraves  aussi  fortes  que  celles  dont  la  nature 
avait  fait  les  frais.  Lélia  ,  pour  s'unir  à  un  homme  ,  ne  se  trouve 
pas  placée  par  les  mœurs  et  les  institutions  de  la  société  dans 
des  conditions  convenables  à  sa  dignité  de  femme  ni  à  la  sain- 
teté du  lien  (|u'elle  doit  former.  Elle  se  refusera  à  l'homme; 
elle  le  laissera  se  dépraver  et  périr  de  désesi)oir  plutôt  que 
d'accepter  des  liens  toujours  flétrissants  ou  oppressifs  pour  l'un 
ou  pour  l'autre  des  contractants.  Lélia,  qui  ne  représentait 
autrefois  qu'un  fait,  la  misère  éternelle ,  infinie,  de  la  race 
humaine,  représente  donc  actuellement  une  doctrine,  une 
thèse  ,  qui  est  celle  de  l'égalité  de  l'homme  et  de  la  femme.  Elle 
représente  aussi ,  mais  subsidiairement,  par  l'altitude  qui  lui 
est  donnée  dans  le  couvent  dont  elle  devient  abbesse  ,  la  thèse 
d'une  réforme  de  l'Église  catholique.  J'ai  dit  réforme  pour  n'o- 
ser pas  dire  suppression  ,  n'étant  pas  bien  édifié  sur  la  difficulté 
lie  la  question,  et  comptant  également  peu  sur  l'efficacité  de 
l'une  ou  de  l'autre.  Lélia  est  donc  devenue  capable  d'aimer , 
capable  de  désirer  et  de  tenter,  de  pratiquer  quelque  chose  , 
c'est-à-dire  que  la  conception  première  est  anéantie  ,  et  a  fait 
place  à  une  conception  toute  nouvelle. 

Slénio  ,  Mc'ignus  et  Pulcliérie  sont  restés  absolument  les  mê- 
mes, sauf  quelques  suppressions  faites  dans  le  rôle  de  Pulché- 
rie  par  ménagement  pour  des  mœurs  qui  ne  sont  pas  celles  de 
l'antiquité  païenne  ,  et  sauf  aussi  quelques  additions  de  peu 
d'importance  au  rôle  de  Sténio  ,  qui ,  sous  l'influence  de  Lélia  , 
se  laisse  traîner  un  instant,  sans  trop  savoir  ce  qu'il  fait,  à  la 
suite  de  Trennior,  enfoncé  dans  les  conspirations.  Mais  si  ces 
caractères  sont  restés  les  mêmes  ,  on  voit  que  leur  signification 
expresse,  rigoureuse,  mathématique,  comme  parties  essen- 
tielles d'une  même  idée  dont- chacun  d'eux  était  un  terme  né- 
cessaire ,  on  voit,  dis-je  ,  que  cette  signification  a  disparu  avec 
l'idée  qui  reliait  ces  termes  entre  eux. 

Voilà  ce  que  nous  avons  perdu  aux  modifications  introduites 
par  l'auteur  dans  son  œuvre  de  ISôo.  Ce  que  nous  avons  gagné, 
c'est  que  les  personnages  sont  plus  rapprochés  des  idées  qUi 


REVUE  DE  PARIS.  8a 

onl  cours  dans  le  monde  où  nous  vivons  ,  et  qu'ils  sont  plus 
intelligibles  et  moins  choquants  pour  le  plus  grand  nombre  ; 
c'est  que  ,  devenus  être  humains  ,  ils  peuvent  inspirer  un  inté- 
rêt fondé  sur  la  sympathie  ;  c'est  que  la  roideur  tranchante  du 
paradoxe  a  été  émoussée  ,  que  la  hardiesse  de  certains  détails  a 
été  réprimée,  et  que  le  livre  peut  aujourd'hui  passer  par  bien 
des  mains  qui  faisaient  hier  des  signes  de  croix  rien  qu'en  l'en- 
tendant nommer.  Nous  y  avons  gagné  encore  quelques  pages 
d'une  m.ignifique  et  incom|)arable  beauté.  Telle  est  la  scène  où 
I-élia  ,  après  sa  rupture  avec  Sténio  ,  laisse  éclater  auprès  de 
Trenmor  sa  jalousie  qu'elle  a  essayé  en  vain  de  comprimer. 
Tel  est  le  chant  de  Pulchérie  ;  telle  est  encore  la  conférence 
présidéepar  Lélia  au  milieu  de  ses  religieuses,  devant  Sténioqui 
y  assiste  et  qui  y  prend  part  sous  un  déguisement  de  femme. 
Telle  est  cette  autre  scène  entre  Lélia  et  Sténio  qui  s'est  intro- 
duit frauduleusement,  la  nuit,  dans  la  cellule  de  l'abbesse. 
Telles  sont  encore,  à  la  fin,  ces  cinq  ou  six  pages  intitulées 
Délire,  et  dont  l'éblouissante  éloquence  atteint  peut-être  le 
plus  haut  faîte  de  sublimité  où  puisse  s'élever  la  parole  hu- 
maine. 

Auguste  Bussière. 


RENNES 

EN  1788. 


I.    —   LE  CAFÉ  DE  l'cNION. 

11  y  avait  à  Rennes ,  en  1788 ,  sur  la  place  même  du  palais , 
une  ancienne  taverne  qui  avait  récemment  décroché  ses  touffes 
de  gui  pour  y  substituer  une  enseigne  sur  laquelle  on  voyait 
deux  mains  unies  avec  ces  mots  au  dessous  :  Café  de  l'Union. 
C'était  le  lieu  de  rendez-vous  des  commis  marchands ,  des  clercs 
de  procureurs  et  des  étudiants  en  droit.  On  y  buvait  peu  (moins 
par  temp.'rance  peut-être  que  par  pauvreté);  mais,  en  revan- 
che, on  y  parlait  beaucoup  des  affaires  du  jour  qui  commen- 
çaient à  prendre  une  gravité  singulière.  Les  débals  entre  la 
cour  elle  parlement  menaçaient  de  recommencer  avec  plus  de 
violence  (jue  jamais.  La  noblesse  qui,  depuis  Richelieu,  se 
trouvait  trop  faible  pour  résister  ;"!  la  royauté  ,  s'était  habituée  à 
s'armer  contie  celle-ci  de  l'intérêt  général.  C'était  au  nom  de 
cet  intérêt ,  et  pour  empêcher  le  prélèvement  de  nouveaux  im- 
pôts ,  que  les  parlements  avaient  déji  plusieurs  fois  bravé  la 
rigueur  de  la  cour;  aussi  le  peuple  faisait-il  cause  commune 
avec  eux. 

En  Bretagne  surtout ,  la  résistance  des  magistrats  devait  ex- 
citer une  ardente  sympathie  ,  car  ils  ne  défendaient  pas  seule- 
ment les  finances  de  la  province,  mais  ses  franchises;  le  vieil 


REVUE  DE   PARIS.  91 

esprit  provincial  était  encore  d'autant  plus  vivant  partout  qu'il 
avait  été  entretenu  par  les  privilèges  de  tous  genres  qu'avait 
laissés  Louis  XII  au  duché  en  le  réunissant  à  la  France.  L'in- 
térêt était  donc  d'accord  avec  le  préjugé  national ,  et  en  aidant 
le  parlement  à  lutter  contre  les  minisires,  on  obéissait  à  la  fois 
à  l'instinct  et  au  calcul. 

Le  peuple  d'ailleurs  sentait  alors,  en  Bretagne  comme  par- 
tout, cette  lièvre  de  malaise  et  ce  besoin  de  changement  qui 
précèdent  toujours  les  révolutions.  H  y  avait  dans  les  esprits  je 
ne  sais  quel  désir  de  combat  qui  cherchait  toutes  les  occasions 
de  se  satisfaire. 

Par  position  et  par  penchant,  les  habitués  du  Ca/e  de  l'Union 
s'étaient  naturellement  déclarés  pour  le  parlement  ;  non  que  la 
jeunesse  du  tiers  regardât  cette  cause  comme  la  sienne;  mais, 
en  attendant  que  la  véritable  lutte  commençât  entre  elle  et  les 
privilégiés ,  elle  essayait  ses  forces  et  étudiait  ses  champs  de  ba- 
taille. Nous  ne  parlions  pas  d'autre  chose  chaque  soir;  notre 
exaltation  était  aussi  sincère  que  soutenue  ,  et  les  discussions  se 
prolongeaient  souvent  fort  loin  dans  la  nuit. 

Parmi  les  jeunes  gens  qui  y  prenaient  part ,  beaucoup  f;ii- 
saient  preuve  d'éloquence  ou  de  perspicacité,  mais  deux  surtout 
se  distinguaient  dès  lors  entre  tous  les  autres. 

Le  premier  était  un  jeune  étranger  au  sourire  fier,  au  regard 
scrutateur  et  à  l'accent  incisif  :  nourri  de  la  lecture  des  ency- 
clopédistes, il  demandait  l'application  de  leurs  principes  et 
prouvait  la  nécessité  d'une  réforme  avec  une  éloquence  tour  à 
tour  brillante  ou  moqueuse.  Panthéiste  plutôt  qu'incrédule,  il 
enveloppait  son  scepticisme  d'une  poésie  bruyante  qui  lui  don- 
nait je  ne  sais  quelle  étrange  splendeur  :  son  langage  rappehiit 
à  la  fois  Sénèque  et  d'Alemhert. 

Lorsqu'on  abandonnait  un  instant  les  discussions  générales 
pour  dé  plus  intimes  causeries ,  et  que  chacun  racontait  ses  pro- 
jets favoris,  il  parlait  de  longs  voyages  rêvés  depuis  son  en- 
fance et  s'exaltait  à  la  pensée  de  l'Orient.  Son  nom  était,  je 
crois,  Chasseloup,  mais  ses  amis  ne  le  connaissaient  que  sous 
celui  de  Volney. 

Le  second  héros  de  nos  réunions  était  le  jeune  Moreau  ,  re- 
nommé déjà  pour  son  sang-froid  dans  le  péril,  la  justesse  de 
son  coup  d'œil  et  son  heureuse  humeur.  L'intîuence  qu'il  s'était 


d2  REVUE  DE   PARIS. 

acquise  parmi  ses  compagnons  l'avait  fait  choisir  pour  prévôt 
de  l'école  de  droit.  Il  exerçait,  à  ce  litre  ,  une  sorte  de  magis- 
trature d'honneur  sur  tous  les  étudiants;  c'était  lui  qui  jugeait 
les  querelles,  essayait  de  les  apaiser  ou  autorisait  le  duel ,  en 
donnant  à  chaque  combaltanl  sa  part  de  champ  et  de  soleil. 
Assisté  de  son  chancelier  et  de  son  greffier,  il  dirigeait  les  déli- 
bérations de  l'école,  défendait  ses  privilèges,  mettait  aux  voix 
l'expulsion  des  étudiants  qui  avaient  pu  forfaire  à  l'honneur. 
Son  autorité  s'étendait  également  sur  le  théâtre,  où  il  avait 
droit  à  douze  places  et  où  il  décidait  du  rejet  ou  de  l'acceptation 
des  acteurs.  Chaque  débutant  lui  devait,  en  conséquence,  une 
visite  solennelle  qui  avait  lieu  dans  la  salle  du  droit  et  en  pré- 
sence de  tous  les  élèves. 

Simple  de  goûts,  généreux,  dévoué,  Moreau  était  chéri  de 
ses  compagnons ,  et  sa  volonté,  au  moment  de  l'action  ,  eût  été 
souveraine.  Décidé  à  soutenir  la  cause  parlementaire  dans  le 
débat  qui  se  préparait,  il  était  sûr  de  faire  descendre  au  pre- 
mier signal ,  sur  la  place  publique,  toute  la  jeunesse  de  Rennes 
et  de  la  trouver  prête  à  lui  obéir. 

Je  passais  habituellement  mes  soirées  au  Café  dé  l'Union 
avec  un  jeune  commis  marchand  nommé  Benoist,  dont  j'avais 
fait  connaissance  depuis  peu.  Rien  ne  frappait ,  chez  lui,  au 
premier  abord;  son  esprit,  d'une  droiture  incontestable,  avait 
peu  de  vivacité  ;  son  courage  était  sans  éclat ,  quoique  sûr,  et 
sa  parole  plus  judicieuse  qu'élevée.  On  ne  lui  connaissait  point 
de  vices,  seulement  ses  qualités  avaient  quelque  chose  de  terne 
et  d'uniforme.  C'était,  au  premier  coup  d'œil ,  une  personnalité 
pour  ainsi  dire  négative  ,  ce  qu'on  appelle  un  homme  médiocre; 
mais,  à  l'usage,  on  reconnaissait  vite  la  valeur  de  celte  nature 
régulière  et  tempérée.  A  défaut  d'initiative  ,  elle  avait  je  ne  sais 
(pielle  faculté  d'appropriation  qui  l'enrichissait  de  tout  ce  que 
les  autres  avaient  découvert  d'utile  ou  de  beau.  Tandis  que  les 
plus  doués  n'ont  pour  règle  que  leur  propre  intelligence,  lui , 
il  avait  les  lumières  de  tous  ceu^  qui  l'entouraient.  C'était  le  bon 
sens  même.  Il  ne  trouvait  pas  les  idées ,  mais  il  les  triait,  si  je 
puis  m'expliquer  ainsi,  et  il  était  rare  que  son  choix  ne  fût  point 
la  vérité.  Aussi  chacune  de  ses  actions  semblait-elle  annoncer 
un  homme  vulgaire ,  et  sa  vie  entière  un  esprit  supérieur.  Je 
l'avais  aimé  dès  que  je  l'avais  connu  ;  notre  liaison  ne  tarda  pas 


REVUE  DE  PARIS.  9S 

à  devenir  intime,  el  nous  prîmes  Thabitude  de  passer  ensemble 
lout  le  temps  dont  nous  pouvions  disposer. 


II.  —TROUBLES  A  l'OCCASION  DC  PAULEMEM. 

On  était  alors  au  mois  de  mai  1788  ,  la  cour  semblait  s'être 
décidée  à  vaincre  la  résistance  du  parlement  de  Rennes  à  tout 
prix  :  M.  Bertrand  de  Molleville  avait  été  nommé  intendant ,  et 
M.  le  comte  de  Thiard ,  gouverneur.  Tous  deux  arrivaient  à 
Rennes ,  chargés ,  disait-on  ,  de  faire  exécuter  les  ordres  du  roi 
par  lettres  closes.  L'inquiétude  était  extrême  dans  tous  les  es- 
prits. 

Le  parlement ,  la  noblesse  et  les  commissions  permanentes 
des  étals  avaient  protesté  d'avance  contre  toute  mesure  illégale. 

«  Lorsque  les  ennemis  de  la  chose  publique  ,  s'était  écrié  le 
fougueux  comte  de  Botherel,  semblent  avoir  formé  le  dessein 
de  rompre  le  lien  qui  unit  le  souverain  aux  peuples  ,  ce  serait 
manquer  à  l'honneur  que  de  ne  point  réclamer  contre  toute  at- 
teinte portée  à  la  constitution  nationale.  » 

Cependant,  des  troupes  arrivaient  chaque  jour  ;  un  mystère 
menaçant  entourait  tous  les  actes  du  gouverneur  et  de  l'inten- 
dant. Le  10  août,  le  parlement  se  rassembla  au  palais,  dès  le 
point  du  jour.  Tous  les  magistrats  étaient  ù  leur  poste  ,  revêtus 
(le  leurs  robes  écartâtes  et  fourrées  d'hermine  ;  le  président, 
M.  Le  Merdy  de  Catuëlan  ,  déclara  la  séance  ouverte. 

Tout  à  coup  un  bruit  de  fifres  et  de  tambours  se  fait  entendre, 
des  huissiers  accourent  en  criant  que  M.  de  Thiard  monte  le 
grand  escalier  avec  des  soldats ,  des  laquais  et  des  pages. 

—  Fermez  les  portes ,  dit  le  président  d'un  ton  calme  ;  gref- 
fier, ordonnez  que  M.  le  gouverneur  vous  remette  ses  lettres  de 
créance. 

Le  greffier  obéit ,  mais  il  rentre  bientôt  en  annonçant  que 
M.  le  comte  n'a  d'autre  lettre  que  l'ordre  du  roi  d'entrer  de  gré 
ou  de  force  dans  la  grande  chambre.  Il  avertit  en  même  temps 
la  cour  que  le  peuple  entoure  le  palais ,  el  que  les  soldats  ont 
peine  à  le  maintenir. 

—  Le  parlement  ne  veut  point  de  révolte ,  s'écrie  M.  de  Catuë- 
lan; huissiers  ,  ouvrez  les  portes. 


94  REVUE  DE  PARIS. 

Les  portes  sont  oiiverles  à  deux  battants  ,  et  M.  le  comte  de 
Thiard  paniU  avec  M.  de  Molleville  et  ses  oflîciers,  le  chapeau 
à  la  main.  A  cet  aspect,  le  parlement  se  couvre.  M.  de  Ttiiard, 
promenant  ses  regards  autour  de  lui ,  demande  où  est  la  place 
des  envoyés  du  roi. 

—  Vos  lettres  de  créance  ,  d'abord  ,  répond  le  premier  prési- 
dent. 

—  Je  n'en  ai  point. 

—  Alors ,  votre  entrée  ici  étant  un  acte  de  violence,  la  cour 
déclare  ne  pouvoir  plus  délibérer. 

—  Arrêtez,  monsieur  le  président;  voici  pour  vous,  pour  mes- 
sieursde  la  cour,  pour  M.  le  grelfier  en  chef,  trois  lettres  de  cachet 
distinctes  qui  vous  défendent  de  désemparer,  sous  peine  de  dés- 
obéissance au  roi.  Voici,  en  outre,  des  commissions,  ordon- 
nances et  lettres  patentes  que  je  vais  lire ,  requérant  M.  le 
procureur  général  de  conclure  à  leur  enregistrement  pur  et 
simple. 

—  L'usage  ne  permet  point  que  je  prenne  de  conclusions  en 
présence  des  gens  du  roi,  répondit  le  procureur  général. 

—  Alors  je  passerai  outre ,  et  j'ordonne  ,  au  nom  de  Sa  Ma- 
jesté, à  M.  le  greffier  en  chef,  d'enregistrer  les  pièces  à  mesure 
qu'elles  vont  lui  être  remises. 

A  ces  mots,  M.  le  comte  de  Thiard  commence  la  lecture  des 
différents  ordres  du  roi ,  et  après  l'avoir  achevée  : 

—  Messieurs,  dit-il,  au  nom  de  Sa  Majesté,  je  déclare  la 
séance  rompue ,  et  je  vous  ordonne  de  vous  retirer. 

—  Et  moi ,  répond  le  premier  président  ,  je  déclare  , 
au  nom  de  la  cour,  qu'elle  ne  peut  reconnaître  ces  lois  nou- 
velles. 

Mais  pendant  que  ceci  se  passait  à  l'intérieur,  une  scène  bien 
autrement  animée  avait  lieu  au  dehors. 

En  apprenant  que  les  troupes  venaient  d'occuper  le  palais  ,  la 
population  entière  était  accourue  ;  les  jeunes  gens  des  comptoirs-, 
des  éludes  et  des  écoles,  Moreau  à  leur  tête,  s'étaient  élancés 
jusqu'au  péristyle  du  palais,  où  ils  furent  sur  le  point  de  saisir 
MM.  de  Molleville  et  de  Thiard  ,  avant  leur  entrée  dans  la  grande 
chambre.  Des  troupes  ,  sorties  des  Cordeliers ,  les  avaient  dé- 
gagés à  grand'peine  ;  mais  les  cris  de  vive  le  parlement!  mort 
aux  traîtres  !  retentissaient  jusque  dans  l'escalier  intérieur. 


REVUE  DE  PARIS.  95 

Le  régiineut  de  Rohan-Monlbazoïi  arriva  enfin,  et  força  la  foule 
à  quitter  la  salle  basse  du  palais,  sans  pouvoir  toutefois  la  re- 
fouler plus  loin. 

Ce  fut  dans  ce  moment  que  les  membres  du  parlement ,  forcés 
par  MM.  de  Moileville  et  de  Thiard  à  lever  la  séance,  parurent 
au  haut  du  perron. 

A  leur  aspect,  des  vivais  s'élevèrent  de  tous  côtés.  M.  de  Ca- 
tuëlan  fit  signe  de  la  main  ;  aussitôt  tout  se  tut  ;  les  rangs  s'ou- 
vrirent ,  et  l'assemblée  ,  son  président  en  tête,  passa  lentement 
au  milieu  delà  foule  muette. 

Ils  venaient  de  disparaître,  lorsqu'un  mouvement  se  fit  à  la 
porte  du  palais.  Des  troupes  venaient  d'entourer  le  perron,  une 
chaise  armoriée  parut. 

—  C'est  Bertrand  de  Moileville  !  s'écrièrent  mille  voix;  haro, 
aux  traîtres!  Mort,  mort  à  l'oppresseur  ! 

A  ces  mots,  les  jeunes  gens  se  précipitent;  les  soldats  veu- 
lent résister,  le  flot  de  la  foule  les  emporte  et  les  disperse  ;  les 
pierres  volent  sur  la  chaise  de  l'intendant,  qui  se  brise;  lui- 
même  tombe  frappé  au  front  En  vain  M.  de  Thiard,  que  rien 
n'effraye  ,  se  montre  à  découvert,  cherche  à  parler  et  à  rallier 
les  soldats  ;  il  est  lui-même  atteint  à  l'épaule. 

Cependant  le  bruit  de  la  mêlée  arrive  jusqu'aux  postes  les 
plus  voisins;  le  chevalier  Biondel  de  Nonainville  accourt  à  la 
tête  d'une  compagnie;  Moreau  se  jette  à  sa  rencontre;  les  sol- 
dats croisent  la  baïonnette  ;  le  sang  va  couler  ,  lorsque  l'officier 
s'avance  vers  les  jeunes  gens ,  lève  les  bras,  et  laissant  tomber 
son  épée  : 

—  Pas  de  sang!  s'écrie-t-il ,  je  suis  citoyen  comme  vous. 
Soldats,  halte! 

—  Bravo!  bravo!  l'officier!  répètent  raille  voix.  On  l'em- 
brasse ,  on  l'enlève  ,  on  le  porte  en  triomphe.  Cependant  quel- 
ques pierres  lancées  au  hasard  l'alleignent. 

—  Arrêtez  !  s'écrie  Moreau  ,  c'est  notre  ami. 

A  l'instant  les  i)ierres  cessent  de  voler ,  et  les  applaudisse- 
ments recommencent.  Mais  les  soldais  ,  qui  ne  comprennent  rien 
à  cet  enthousiasme  subit,  et  qui  croient  qu'on  enlève  leur  offi- 
cier ,  renversent  tout  pour  le  reprendre.  Le  combat  allait  encore 
s'engager  si  M.  le  comte  de  Véry .  MM.  de  Pont-Farcy,  et  l'é- 
chevin  Robinet,  n'avaient  apaisé  le  tumulte ,  en  renvoyant  les 


96  REVUE  DE  PARIS. 

troupes  à  leurs  casernes,  et  en  invitant  la  population  à  se  re- 
tirer. 

Cette  manifestation  de  l'opinion  publique  avait  été  trop  écla- 
tante pour  ne  pas  faire  comprendre  aux  envoyés  du  roi  toutes 
les  difficultés  de  leur  mission.  Aussi  M.  le  comte  de  Thiaid  ,  qui 
avait  fait  preuve  dans  celte  journée  d'une  fermeté  que  nous 
avions  admirée  nous-mêmes,  songea-t-il  à  employerdes  mesures 
énergiques.  II  demanda  des  munitions  et  de  la  cavalerie.  Mais 
à  la  nouvelle  qu'ils  allaient  à  Rennes  pour  combattre  leurs  com- 
patriotes ,  tous  les  Bretons  qui  servaient  dans  les  régiments  ap- 
pelés s'assemblèrent;  les  officiers  donnèrent  leur  démission  ,  et 
les  soldais  refusèrent  démarcher:  il  fallut  les  laisser  en  arrière. 

Cependant  le  reste  des  troupes  arriva  ;  M.  de  Thiard  en  avertit 
la  commission  intermédiaire  ;  elle  refusa  tout  ce  qui  était  néces- 
saire pour  le  casernement  ;  le  gouverneur  fut  obligé  de  loger  les 
nouveaux  venus  aux  Cordeliers  et  au  palais. 

Les  embarras  devenaient  de  plus  en  plus  sérieux.  Déjà  les 
élèves  en  droit ,  conseillés  par  leur  prévôt,  s'étaient  refusés  à 
fout  serment,  après  avoir  adressé  aux  autres  universités  une 
protestation  ,  avec  prière  d'imiter  leur  exem|)le.  La  haine  contre 
le  gouverneur  et  M.  de  Molleville  était  générale;  elle  s'expri- 
mait par  tous  les  moyens.  Une  rue  qui  portait  le  prénom  de  ce 
dernier,  rue  Bertrand,  fut  publiquement  débaptisée,  et  reçut 
un  écriteau  sur  lequel  on  lisait  me  du  Tartufe.  Les  rixes  entre 
les  soldats  et  les  citoyens  se  renouvelaient  chaque  jour.  L'es- 
prit de  résistance  ne  s'était  point  seulement  répandu  dans  les 
écoles  et  les  comptoirs  ,  il  avait  gagné  les  couvents  de  religieux 
et  jusqu'aux  communautés  de  femmes,  que  M.  de  Thiard  avait 
menacé  de  faire  évacuer  pour  loger  les  nouvelles  troupes.  J'en 
citerai  une  preuve  entre  mille. 

Un  moine  quêleur  sortait  de  la  maison  des  capucins  ,  suivi 
d'un  enfant,  <(ui  portait  habituellement  sa  besace,  lorsqu'un 
dragon,  du  régiment  d'Orléans,  l'apostropha  en  termes  inju- 
rieux. Le  frère  continua  sa  roule  sans  répondre;  mais  ,  enhardi 
par  ce  silence,  le  dragon  courut  après  lui,  et,  enfonçant  de 
force  son  casque  par-dessus  le  capuchon  du  moine  : 

—  Crédieu  !  le  joli  soldai ,  s'écria-t-il  en  éclatant  de  rire. 

— .  Il  me  manque  pour  cela  quelque  chose  ,  dit  le  capucin 
tranquillement. 


REVUE  DE  PARIS.  97 

—  Quoi  donc  ? 

—  Une  épée. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne  !  s'écrièrent  quelques  dragons  qui  sui- 
vaient ;  et  l'un  d'eux  ceignit  son  espadon  au  révérend  père.  A 
peine  celui-ci  l'eut-il  au  côté  ,  qu'il  rejeta  en  arrière  casque  et 
capuchon  ;  puis ,  dégainant  d'une  main  prompte  : 

—  Voyons ,  ^'it-il  en  s'adressant  à  son  agresseur,  si  tu  es  aussi 
brave  qu'insolent:  eu  garde  ,  dragon  !... 

Le  soldat  voulut  plaisanter  ,  mais  il  fallut  se  défendre,  et  il 
tomba  bientôt.  Alors ,  le  moine  rejeta  l'épée  à  côlé  du  blessé ,  et, 
se  tournant  vers  les  dragons  stupéfaits  : 

—  Emportez  votre  ami,  messieurs  ,  dit-il ,  je  prierai  pour  sa 
guérison. 

Puis,  ramenant  le  capuchon  sur  son  visage,  qui  était  de- 
meuré impassible,  il  fît  signe  à  l'enfant  qui  portait  la  besace  , 
et  s'éloigna  lentement  avec  lui. 

De  leur  côté  ,  les  membres  du  parlement  continuaient  à  s'as- 
sembler malgré  les  ordres  de  M.  de  Thiard.  Celui-ci  fit  garder 
les  portes  du  palais,  mais  les  magistrats  s'assignèrent  alors  un 
autre  lieu  de  rendez-vous.  Le  gouverneur  résolut  de  mettre  fin 
à  cette  résistance,  en  se  servant  des  lettres  de  cachet  qu'il  avait 
contre  les  plus  influents, 

M.  Philippe  de  Tronjoly,  lieutenant-colonel  delà  milice  bour- 
geoise, reçut,  en  conséquence,  l'ordre  de  rassembler  son  ba- 
taillon ,  pour  assurer  l'exécution  des  inestires  ordonnées  par 
le  roi;  il  refusa  de  marcher.  Le  grand  prévôt ,  M.  de  Melesse  , 
fut  alors  sommé  ,  par  le  gouverneur  ,  d'arrêter  les  magistrats 
désignés  :  il  s'excusa  en  offrant  sa  démission. 

—  Vous  ferez  votre  devoir  ,  monsieur ,  ou  vous  mourrez  à  la 
Bastille  !  s'écria  le  comte  de  Thiard  exaspéré ,  et  l'ordre  de  ras- 
sembler les  troupes  fut  aussitôt  donné. 

Cependant,  par  suite  de  ses  relations  avec  plusieurs  officiers, 
Moreau  était  tenu  au  courant  de  tout  ce  qui  se  préparait.  Il  ap- 
prit le  soir  du  1"  juin  que  l'on  devait  arrêter  dans  la  nuit  même 
plusieurs  membres  du  parlement  ;  tous  furent  en  conséquence 
avertis. 

Ils  résolurent  aussitôt  de  se  réunir,  afin  de  délibérer  sur  ce 
qu'ils  devaient  faire.  Le  palais  leur  étant  interdit ,  M.  de  Cuillé 
offrit  son  hôtel.  On  l'avait  cerné ,  mais  les  magistrats  persécutés 
1  9 


98  REVUE  DE  PARIS. 

y  pénétrèrent,  les  uns  en  costume,  les  autres  enchenille;  quel- 
ques-uns furent  obligés  d'entrer  par  les  fenêtres. 

Ce  fut  là  ,  au  bruit  des  armes  et  des  clameurs  qui  retentis- 
saient au  dehors ,  que  le  parlement  breton  tint  sa  dernière 
séance.  M.  de  Thiard  lui  envoya  en  vain  deux  fois  le  grand 
prévôt ,  qui  se  présenta  seul ,  les  larmes  aux  yeux  ,  et  finit  par 
s'évanouir  ;  au  moment  où  il  attendait  la  soumission  du  parle- 
ment, il  vit  entrer  irois  huissiers  qui  lui  s\(^,n\Mrenl  en  parlant 
à  sa  personne  que  la  cour  déclarait  les  lettres  de  cachet  nul- 
les,  obreptices  et  subreptices,  le  sommait  de  retirer  les 
troupes,  et  le  dénonçait  au  roi  comme  coupable  d'arbitraire  et 
de  félonie.  Il  apprit  en  même  temps  que  le  décret  de  prise  de 
corps  contre  lui  et  M.  de  Molleville  avait  même  été  mis  en  dé- 
libération et  rejeté  à  une  simple  majorité  de  quatre  voix  (1). 

Les  choses  en  étant  arrivées  à  ce  point,  il  pensa  que  la  tem- 
porisation devenait  dangereuse  ,  et  commanda  de  forcer  l'hôtel 
de  Cuillé. 

Cet  ordre  était  d'autant  plus  difificile  à  exécuter  que  la  foule 
encombrait  tous  les  passages.  Sur  le  refus  de  tous  les  officiers, 
le  colonel  du  régiment  de  Rolian,  M.  d'Hervilly,  sortit  lui-même 
à  la  tête  d'un  détachement  ;  mais  à  peine  eut-il  paru  ,  que  des 
cris  s'élevèrent  : 

—  Aux  armes  !  mort  à  d'Hervilly  ! 

Au  même  inslaut  un  jeune  homme  lui  "arracha  sesépauleltes, 
lui  jeta  une  épée  et  le  provoqua.  Les  gens  du  roi,  envoyés  par 
la  cour ,  essayèrent  de  calmer  la  multitude. 

—  Que  les  soldats  déchargent  leurs  armes ,  s'écria-t-on  de 
to'Js  côtés. 

Les  soldats  obéissent:  le  tumulte  s'apaise  un  instant,  mais 
pour  renaître  bientôt  avec  plus  de  violence.  Le  colonel  d'Her- 
villy veut  parler,  on  l'insulte,  on  le  pousse;  une  pensionnaire, 
portant  encore  le  costume  de  sa  communauté,  s'élance  sur  lui 
le  pistolet  à  la  main  et  lui  propose  un  combat  singulier.  Tout 
à  coup  on  apprend  que  BerLrand  de  Molleville  a  quitté  son  hôtel 
de  l'intendance  pour  se  rendre  chez  le  gouverneur.  La  foule  se 
précipite  de  ce  côté  ;  on  force  le  corps  de  garde ,  la  guérite  de 


(1)  U  y  avait  eu  vingt-six  voix  contre  vingt-deux. 


REVUE  DE  PARIS.  99 

a  sentinelle  est  mise  en  pièces ,  on  culbute  les  cavaliers ,  on 
coupe  les  brides  et  les  sangles  des  cbevaux.  Enfin,  la  cour, 
avertie  que  le  tumulte  est  au  comble,  arrête  de  se  séparer  pour 
éviter  un  collision  sanglante. 

Le  lendemain  MM.  LeMerdy  de  Catuëlan,  de  Cuillé,  de  Tal- 
houet ,  de  Kersalaiin  ,  et  un  grand  nombre  d'autres  ,  furent  ar- 
rêtés et  exilés  dans  leurs  terres. 

Mais  M.  de  Thiard  s'était  trompé  en  croyant  que  la  dispersion 
du  parlement  briserait  toutes  les  résistances  :  à  la  nouvelle  de 
ce  qui  venait  d'avoir  lieu  ,  la  noblesse  entière  jeta  un  cri  d'in- 
dignation. Tous  les  corps  constitués  protestèrent  publiquement. 
L'évêque  de  Rennes  ordonna  des  prières  pour  délourner  le 
fléau  gui  menaçait  la  Bretagne ,  et  les  commissions  intermé- 
diaires des  états,  dirigées  par  le  comte  de  Botherel ,  signèrent 
un  mémoire  quedouze  députés  furent  chargésde  présenter  au  roi. 

Ils  étaient  partis  dejjuis  dix  jours,  lorsque  l'on  apprit  leur 
emprisonnement  à  la  Bastille.  Celle  nouvelle  se  répand  aussitôt 
dans  la  ville;  on  veut  douter  d'abord ,  mais  tout  à  coup  des 
voftures  pleines  de  femmes  en  deuil  passent  au  galop  de  leurs 
chevaux  ;  on  reconnaît  les  épouses ,  les  mères  des  députés  ;  elles 
vont  à  Paris ,  se  jeter  aux  pieds  du  roi  ! 

Mais  ce  n'était  point  assez  de  leurs  prières ,  dix-huit  nouveaux 
députés  furent  choisis  et  partirent  le  même  jour  :  on  les  arrêta 
à  Ponchartrain.  Une  troisième  dépulation  de  cinquanle-trois 
membres  fut  envoyée  avec  ordre  (/e/?ersis<e>-  dans  toutes  les 
protestations  précédentes ,  de  n'obtempérer  à  aucune  des  dé- 
fenses qui  pourraient  lui  être  faites ,  et  de  ne  céder  qu'à  la 
violence  ! 

Désespérant  de  vaincre  par  la  force  une  telle  ténacité ,  la  cour 
se  décida  à  employer  l'adresse.  Les  nouveaux  députés  parvinrent 
à  Paris  sans  obstacles ,  mais  une  fois  arrivés  ,  toutes  les  porl<s 
leur  furent  fermées.  Leurs  sollicitalions  à  M.  le  duc  de  Pen- 
thièvre  ,  gouverneur  titulaire  de  la  Bretagne,  ù  MM.  de  Brienne 
et  de  Villedeuil ,  pour  obtenir  audience  du  roi ,  restèrent  inutiles 
ou  sans  réponses. 

On  les  croyait  découragés  et  près  de  retourner  dans  leur  pro- 
vince, lorsqu'on  les  vit  arriver  un  jour  à  Versailles  ,  sans  invi- 
tation ,  se  jeter  sur  le  passage  du  roi  au  moment  où  il  se  rendait 
à  vêpres ,  et  lui  présenter  leur  mémoire. 


100  REVUE  DE  PARIS. 

Le  roi  le  reçut ,  en  prit  lecture ,  et  quelques  jours  après  les 
députés  détenus  étaient  remis  en  liberté  ,  et  les  parlements  ré- 
tablis ! 


III.  —  ÉVÉNEMENTS  DES  26  ET  27  JANVIER  1789. 

Dans  leurs  discussions  avec  la  cour,  les  parlements  avaient 
unanimement  demandé  la  réunion  des  états  généraux,  comme 
le  seul  remède  aux  maux  qui  accablaient  la  France.  Ils  es- 
péraient que  ces  états  raffermiraient  leur  autorité ,  consacre- 
raient leurs  droits  et  les  mettraient  à  même  de  résister  plus 
sûrement  à  la  royauté  ;  mais  ils  ne  réfléchirent  pas  qu'ils  four- 
nissaient ,  en  même  temps ,  aux  prétentions  de  la  bourgeoisie 
l'occasion  de  se  produire.  L'événement  ne  tarda  pas  à  prouver 
l'imprudence  de  leur  demande. 

A  peine  la  convocation  des  états  généraux  fut-elle  connue , 
que  le  tiers  annonça  tout  haut  ses  projets  de  réforme.  Ce  fut  le 
29  décembre  1788  que  les  états  généraux  de  Bretagne  se  trou- 
vèrent réunis  à  Rennes;  on  y  voyait  neuf  cents  gentilshommes, 
une  trentaine  d'ecclésiastiques,  et  quarante-deux  députés  du 
tiers. 

Avant  de  prendre  part  aux  délibérations,  ceux-ci  demandè- 
rent à  exposer  leurs  réclamations  ,  dont  les  principales  étaient 
le  vote  par  tête  et  l'égalité,  de  l'impôt  pour  tous  les  ordres.  La 
noblesse  repoussa  cette  demande. 

Elle  connaissait  déjà  les  audacieuses  exigences  de  la  bour- 
geoisie et  s'était  rassemblée  quelques  jours  auparavant  pour 
convenir  de  la  réponse  qu'elle  y  ferait.  C'était  à  cette  occasion 
qu'un  gentilhomme  avait  dit  : 

—  De  quoi  se  plaint  le  tiers  ?  ne  lui  avons-nous  pas  bâti  des 
hôpitaux  ? 

Cependant  les  plus  sages  avaient  exprimé  des  craintes.  Le 
tiers  était  nombreux  ,  et  sien  lui  refusait  tout,  il  pourrait  avoir 
recours  à  la  révolte. 

—  Dans  ce  cas  ,  s'était  écrié  un  membre  de  la  commission  in- 
termédiaire de  Nantes  ,  l'histoire  nous  enseigne  notre  devoir.  Je 
lisais  ce  matin  ,  que  ,  du  temps  de  Philippe  le  Bel ,  ces  gens-là 
ayant  fait  les  rebelles ,  nous  autres  ,  nous  montâmes  à  cheval  j 


REVUE  DE  PARIS.  lUI 

el ,  quand  nous  en  eûmes  sabré  un  millier,  le  reste  redevint  do- 
cile. 

Ces  forfanteries  de  la  noblesse  avaient  été  répétées  5  elles  n'a- 
vaient fait  qu'irriter  la  roture  et  raffermir  dans  ses  résolutions. 
Enfin  ,  le  9  ,  arriva  un  arrêt  du  conseil ,  qui  ordonnait  de  dis- 
soudre les  états^  Les  députés  du  tiers  obéirent ,  mais  les  gen- 
tilshommes s'assemblèrent ,  pour  signer  l'engajîement  de  ne 
jamais  faire  partie  d'une  réunion  où  leurs  privilèges  seraient 
méconnus,  sous  peine  d'être  regardés  comme  traîtres  et  désho- 
norés. 

Le  tiers,  de  son  côté,  convoqua  les  communautés.  De  part 
et  d'autre  s'imprimaient  des  mémoires  ,  où  l'on  échangeait  des 
injures,  des  provocations,  et  l'animosité  des  deux  partis  s'en 
accroissait. 

Mais  pendant  que  la  noblesse  allait  partout,  semant  les  pro- 
messes ,  les  menaces ,  el  s'épuisant  en  secrètes  intrigues ,  le  tiers 
avait  recours  à  un  moyen  d'influence  dont  on  ne  devait  pas 
tarder  à  sentir  le  pouvoir.  Un  journal ,  la  Sentinelle  du  Peuple, 
parut. 

Ce  fut  ce  jeune  homme  déjà  remarqué  par  les  habitués  du  café 
de  l'Union  pour  sa  verve  et  sa  logique  railleuse,  Volney ,  qui 
le  premier  essaya  ainsi  la  périodicité  du  pamphlet.  «  Amis  et 
citoyens,  disait-il  dans  son  introduction,  vous  saurez  que  doté, 
par  la  grâce  de  Dieu ,  d'un  petit  revenu  honnête ,  je  puis  vivre 
en  bon  gentilhomme ,  c'est-à-dire  sans  travailler  ;  mais  puisque 
chacun  de  vous  travaille,  je  me  crois,  en  conscience  ,  obligé 
de  mettre  aussi  la  main  à  l'œuvre.  Tandis  que  l'un  laboure  mon 
champ ,  que  l'autre  t'ait  mon  pain ,  que  celui-ci  me  fabrique 
une  étoffe,  que  celui-là  va  me  chercher  du  café  en  Amérique, 
je  me  suis  demandé  comment  je  pourrais  me  rendre  utile  j 
et  songeant  qu'il  court  par  ce  temps  des  malintention- 
nés ,  je  me  suis  dit  :  Je  serai  sentinelle  ,  la  sentinelle  du 
peuple ,  et  c'est  moi  qui  crierai  de  loin  à  chacun  haro  ou  qui 
vive,  > 

Et  entrant  immédiatement  en  fonction  ,  il  signalait ,  dans  le 
même  numéro ,  les  manœuvres  des  gentilshommes  et  faisait 
justice  de  leurs  menaces. 

«  Les  nobles  ne  sont  pas  dix  mille ,  observait-il  en  terminant  j 
mais  quand  ils  seraient  deux  fois  davantage ,  nous  serions  en- 

9, 


102  REVUE  DE  PARIS. 

core  cent  contre  un ,  et  rien  qu'à  leur  jeter  nos  bonnets  nous 
pourrions  les  étouffer.  » 

Dans  une  autre  feuille ,  raillant  les  Tourangeaux ,  qui ,  à  l'in- 
stigation de  leurs  chanoines,  avaient  refusé  la  taxe  des  réver- 
bères, il  s'écriait  : 

«  Béni  soit  le  bon  Dieu  de  nous  avoir  donné  le  soleil  sans 
prendre  d'avis;  cfir  s'il  eût  consulté  une  assemblée  de  notables, 
il  y  eût  eu  ,  au  moins ,  cent  trois  voix  contre  trente-sept  pour 
ne  point  avoir  de  soleil.  » 

La  noblesse  éprouva  ,  à  l'apparition  de  la  Sentinelle  du 
Peuple ,  un  dépit  étonné.  Ne  pouvant  deviner  d'où  lui  venaient 
ces  soufflets  sans  main,  comme  les  appelait  Volney  ,  elle  vou- 
lut d'abord  aifecter  le  dédain  ;  mais  les  coups  se  renouvelèrent 
régulièrement.  Tous  les  noms  furent  successivement  traduits  au 
tribunal  du  juge  mystérieux.  Pas  un  acte  reprochable  n'était 
commis ,  pas  un  ridicule  ne  pouvait  se  produire  sans  être  discuté 
ou  constaté  le  lendemain.  La  pluie  d'épigrammes  arrivait  à  jour 
fixe  comme  les  marées  d'équinoxe ,  sans  que  l'on  eût  aucun 
moyen  de  s'en  garantir.  Avant  que  l'on  eût  répondu  à  une  at- 
taque, une  autre  y  succédait.  Caché  derrière  son  nuage,  le 
journaliste  ressemblait  au  vaillant  Ulysse  ,  envoyant  successi- 
vement une  flèche  à  chaque  prétendant  de  Pénélope.  Le  journal 
arrivait  chez  Vatard  encore  humide  d'impression  ,  se  répandait 
de  là  dans  toute  la  ville ,  comme  emporté  par  un  coup  de  vent , 
et  une  heure  après ,  les  nobles  ne  pouvaient  sortir  sans  trouver 
aux  mains  de  tous  les  passants  la  feuille  fatale,  et  sans  voir 
tout  le  monde  sourire  à  leur  rencontre. 

Poussés  à  bout ,  ils  voulurent  faire  saisir  la  presse  et  le  jour- 
naliste; mais  tous  deux  ne  travaillaient  que  la  nuit,  et  chan- 
geaient sans  cesse  de  domicile  : 

u  Vous  chercherez  en  vain  ,  leur  écrivait  Volney;  nous  avons 
un  talisman  qui  nous  rend  plus  forts  que  le  fer,  plus  rapides 
que  l'air,  plus  subtils  que  la  flamme...,  l'amour  delà  liberté.  » 

Fatigué  pourtant  de  poursuites  toujours  plus  pressantes  ,  le 
jeune  écrivain  résolut  de  s'y  dérober  en  allant  s'établir  au  mi- 
lieu même  du  camp  ennemi.  11  fit  emporter  sa  presse  au  château 
de  Maurepas  ,  sur  la  route  de  Fougères  ,  et  ce  fut  de  là  désor- 
mais que  partirent  les  pamphlets  dans  lesquels  il  livrait  les  pri- 
vilégiés à  la  risée  publique. 


REVUE  DE  PARIS.  105 

Désespérant  d'imposer  silence  à  un  pareil  ennemi,  la  noblesse 
se  décida  à  lui  répondre.  Un  abbé  Lemaistre  publia  à  cet  effet 
un  facliim  écrit  en  mauvais  français,  et  bardé  de  citations  en 
latin  estropié.  Volney  lui  répliqua  dès  le  lendemain  dans  un  ar- 
ticle où ,  proposant  de  le  faire  porter  comme  pensionnaire  sur  la 
liste  des  états,  à  raison  de  deux  sous  par  barbarisme ,  il 
prouva  que  sa  pension  irait  à  deux  mille  livre.  Le  défenseur  de 
la  noblesse  ,  couvert  de  ridicule  ,  reçut  le  nom  d'abbé  à  deux 
sous,  et  n'osa  plus  donner  signe  de  vie. 

Mais  ce  n'était  point  seulement  la  Sentinelle  du  peuple  qui 
tournait  en  moquerie  les  prétentions  des  gentilshommes  ;  la 
satire  était  descendue  sur  la  place  publique.  Les  ramoneurs  de 
Renues,  velus  de  loges  grotesques,  parodiaient  les  séances, 
des  étals,  reproduisaient  ses  décisions  et  les  condamnaient  au 
feu.  Le  journal  de  Volney  publia  même  les  arrêts  de  la  cour 
des  Ramoneurs ,  revus  ,  corrigés  et  considérablement  aug- 
mentés par  l'ironique  rédacteur. 

Ces  polémiques  amères  et  blessanles  n'avaient  fait  qu'aug- 
menter l'audace  d'une  part,  et  de  Taulre  la  haine.  Les  nobles 
les  plus  influents,  tels  que  MM.  de  Boishue,  de  Tremergat ,  de 
Bolherel  et  de  Kératry,  cherchaient  à  exciter  les  classes  infé- 
rieures contre  la  jeunesse  de  Rennes  qui  avait  embrassé  la  cause 
du  tiers.  L'exaspération  élait  extrême  des  deux  côtés,  et  une 
collision  semblait  imminente. 

Le  25  janvier  1789 ,  je  m'élais  rendu,  comme  d'habitude, 
vers  le  soir ,  au  Café  de  l'Union  avec  Benoisl.  Nous  y  trouvâmes 
Moreau  entouré  d'une  quarantaine  de  jeunes  gens  qui  parais- 
saient fort  animés.  Au  milieu  d'eux  élait  un  sergent  de  royal- 
marine,  arrivé  à  Rennes  depuis  peu,  et  (|ui  s'était  déjà  fait  re- 
marquer par  son  esprit  liant  et  ses  opinions  patriotiques  ;  on 
l'appelait  Bernadottej  au  moment  où  nous  entrâmes,  il  parlait 
vivement. 

—  Oui ,  disail-il ,  je  l'ai  entendu  de  mes  oreilles  chez  le  capi- 
taine; ils  étaient  là  plusieurs  gentilshommes,  et  ils  répétaient 
qu'ils  en  auraient  tini  avant  deux  jours  avec  la  canaille  des 
écoles. 

—  Et  c'est  pour  cela  ,  interrompit  Moreau  ,  que  le  peuple  est 
convoqué  demain  au  champ  Montmorin.  Les  billets  de  convo- 
cation ont  été  faits  dans  la  salle  même  des  états;  les  gentils- 


104  REVUE  DE  PARIS. 

hommes  enverront  leurs  laquais  et  leurs  porteurs  qui  nous  cher- 
cheront querelle  au  moindre  prétexte,  et  nous  assommeront 
pour  gagner  leurs  gages. 

—  Nous  avons  tous  chez  nous  une  épée  et  une  paire  de  pisto- 
lets, dit  un  des  assistants  qui  s'appelait  Omnès. 

—  Et  que  gagnerons-nous  à  nous  en  servir  contre  des  valets? 
répliqua  Moreau  ;  attendons  les  maîtres  !  Que  personne  n'aille 
au  champ  Montmorin  :  ils  en  seront  pour  leurs  frais  de  guel- 
apens. 

—  Songeons  d'ailleurs ,  ajouta  Benoist ,  qu'avec  leurs  gens 
et  leurs  afRdés  ils  sont  dix  fois  plus  nombreux  que  nous;  s'ils 
veulent  la  bataille  on  ne  la  leur  refusera  pas,  mais  il  faut  au 
moins  qu'ils  en  aient  les  horions. 

—  Ajoute  pour  ceux  qui  sont  pressés,  reprit  Moreau  ,  qu'ils 
n'auront  pas  longtemps  à  attendre. 

—  Qui  le  fait  penser  ?... 

—  Pardieu ,  ce  que  je  vois.  Ne  coudoie-t-on  pas  à  chaque 
coin  de  rue  quelques  bandes  iCépées  .de  fer  (1)?  Tous  les  man- 
geurs de  sarrasin  sont  arrivés  de  leurs  villages  avec  l'habit  au- 
rore el  le  cadogan  neuf  pour  boire  gratis  à  la  table  du  président. 
Leur  nombre  finira  par  les  enhardir.  Quelque  beau  jour  après- 
dîner  les  meneurs  leur  persuaderont  qu'ils  sont  des  héros  ,  et 
nous  les  verrons  arriver  la  rapière  au  poing. 

—  Je  me  charge  de  les  recevoir,  dit  Omnès  :  aussi  bien  ,  je 
suis  fatigué  de  leur  insolence.  Les  rues  ne  sont  pas  assez  larges 
pour  eux  el  leurs  épées.  D'où  viennenl-ils  donc  pour  être  si 
fiers  ?  Ne  sortent-ils  pas,  comme  nous,  de  la  fange  d'Adam? 
il  est  temps  que  le  plus  grand  nombre  ne  soit  point  sacrifié  au 
plus  pelilj  le  monde  est  à  tous.  Tant  que  je  vivrai,  je  deman- 
derai cette  égalité  des  droits  ;  je  combattrai  pour  elle,  je  ferai 
de  celle  cause  ma  vie  ,  et  je  veux  que  mon  histoire  soit  tout  en- 
tière dans  mon  nom  :  Oinnes  omnibus. 

Un  sourire  général  accueillit  celte  boutade. 

—  Vous  aurez  fort  à  faire ,  monsieur,  si  vous  persistez  dans 
votre  généreuse  mission ,  dit  Volney,  qui ,  assis  à  l'écart ,  avait 


(1)  On  donnait  ce  nom  aux  gentilshommes  pauvres  qni  venaient  aux 
états  avec  des  épées  sans  ornements  et  à  poi<;née  d'acier. 


REVUE  DE  PARIS.  105 

jusqu'alors  gardé  le  silence.  Le  privilège  a  toujours  été  regardé, 
en  France  ,  comme  un  droit ,  et  l'égalité  comme  une  exception. 
Voulez-vous  avoir,  pour  exemple  ,  un  échantillon  de  la  justice 
qui  préside  à  l'établissement  des  impôts?  Voici  un  extrait  des 
rôles  de  la  capitation  de  Tiennes  pour  cette  année  même. 

A  ces  mots  ,  le  jeune  homme  chercha  dans  son  portefeuille 
une  note ,  sur  laquelle  il  lut  : 

«  Le  marquis  de  Rosuyvien,  pour  lui  et  ses  domestiques, 
57  livres  18  sous. 

»  Desvarennes  ,  perruquier-baigneur,  sans  biens-fonds, 
ÔO  livres.. 

»  M"» de  Rosuyvien,  tenant  maison  avec  porteurs,  9  livres. 

»  La  demoiselle  Bourgueil,  tailleuse  ,  18  livres. 

»  M'ie  Duhreuil  de  La  Monneraie,  tenant  maison,  1  livre 
16  sous. 

»  La  Doucin ,  marchande  d'herbes ,  3  livres  2  sous. 

«  Un  domestique  de  gentilhomme  ,  30  sous. 

»  Un  domestique  de  roturier,  3  livres.  » 

—  Je  comprends  ,  observa  Moreau ,  que  ces  messieurs  tien- 
nent à  un  tel  état  de  choses.  Jusqu'à  présent  nous  n'avons  existé 
que  pour  eux;  ils  nous  ont  eu  à  l'étable,  buvant  notre  lait 
d'abord,  puis  vendant  notre  peau.  Mais  le  peuple  se  lasse  de  ne 
servir  qu'à  faire  des  fromages  et  des  souliers  à  messieurs  de  la 
noblesse;  il  faudra  bien  qu'ils  s'habituent  à  se  suffire.  Nous 
avons  fait  pendant  dix  siècles  le  métier  des  vers-à-soie  ,  qui 
vivent  pour  filer  une  bobine  à  leurs  maîtres  ,  et  meurent  com- 
plaisamment  pour  la  laisser  dévider  ;  c'est  assez,  d'abnégation 
chrétienne  comme  cela  !  La  force  et  le  droit  sont  pour  nous  ; 
ayons  de  la  prudence ,  le  succès  est  certain. 

On  causa  encore  quelque  temps  sur  ce  ton  ,  et  nous  nous 
séparâmes  en  convenant  de  ne  point  aller  le  lendemain  au  champ 
Montmorin. 

La  réunion  annoncée  eut  lieu  le  lendemain ,  à  l'endroit  in- 
diqué; mais,  au  grand  désappointement  des  meneurs,  aucun 
bourgeois  n'y  parut.  L'assemblée  se  trouva  composée  de  six  à 
huit  cents  laquais  ,  porteurs  ou  cochers ,  parmi  lesquels  on 
remarquait  surtout  ceux  de  M.  de  Kéralry.  Ils  étaient  conduits 
par  Dominique  Lelandais,  attaché  au  service  de  la  commission 
des  canaux. 


10S  REVUE  DE  PARIS. 

Celui-ci  les  harangua  ;  il  parla  de  !a  nécessité  des  états  géné- 
raux ,  qui  devaient,  selon  lui,  diminuer  le  prix  du  pain  et 
augmenter  les  gages  des  domestiques.  Il  accusa  le  tiers  d'empê- 
cher tout  ce  bien  par  ses  prétentions  ,  et  tinit  en  proposant  de 
se  rendre  au  palais. 

L'assemblée  entière  applaudit ,  et  se  précipita  à  sa  suite  en 
criant:  Five  la  noblesse  !  le  pain  à  quatre  sous!  La  cour 
reçut  ces  étranges  pétitionnaires  ,  et  promit  de  faire  droit  à  leur 
demande.  Ils  allaient  se  retirer ,  lorsque  Dominique  aperçut  à 
la  porte  du  Café  de  VUnion  une  douzaine  d'étudiants  qui  re- 
gaidaient. 

—  Haro!  haro  !  s'écria-t-il ,  ce  sont  des  bazochiens. 
Aussitôt  il  s'élance  avec  sa  meute  ;  les  jeunes  gens  veulent  se 

mettre  en  défense  ;  mais  les  laquais  s'arment  de  bûches  qui  ve- 
naient d'être  déchargées  devant  les  Cordeliers  ,  et  assomment 
tout  ce  qu'ils  rencontrent.  Aux  cris  qui  s'élèvent ,  les  gentils- 
hommes sortent  du  palais  et  applaudissent  5  M.  le  marquis  de 
Tremergat  encourage  ses  gens  du  geste.  Un  garde  de  ville  veut 
saisir  un  valet  qui  venait  d'abattre  un  étudiant  à  ses  pieds;  le 
marquis  court  au  garde,  le  pistolet  à  la  main,  et  le  force  à  se 
retirer.  Ainsi  soutenus,  Dominique  et  les  siens  se  répandent 
dans  les  rues ,  attaquent  tous  les  bourgeois  qu'ils  rencontrent , 
et  les  poursuivent  jusque  dans  les  maisons. 

Cependant  le  bruit  de  cet  odieux  guet-apens  ne  tarda  pas  à  se 
répandre.  Moreau ,  averti,  accourut,  suivi  de  quelques  amis. 
J'arrivais  au  même  instant  avec  Benoist.  A  notre  aspect,  les 
gentilshommes  cessèrent  d'exciter  les  valets  ;  plusieurs  feigni- 
rent même  de  s'entremettre.  Un  de  ceux  qui  avaient  le  plus 
applaudi  les  assassins ,  voyant  un  jeune  homme  apjjclé  Louazon 
qui  se  défendait  avec  peine  contre  deux  porteurs  ,  voulut  le  se- 
courir. 

—  Va-t-en ,  lâche  !  lui  dit  ce  courageux  jeune  homme  ;  j'aime 
mieux  mourir  que  te  devoir  la  vie  ! 

Nous  arrivâmes  heureusement  à  temps  pour  le  dégager.  M.  de 
Monlboucher  et  deux  autres  nobles  étrangers  au  complot,  qui 
s'étaient  efforcés  dès  le  commencement  d'apaiser  le  tumulte, 
nous  aidèrent  à  disperser  les  laquais. 

Comme  on  le  devine  ,  notre  indignation  était  au  comble.  Une 
requête  fut    adressée  sur-le-champ  au  procureur  général  de 


REVUE  DE  PARIS.  107 

Cherville, une  autre  au  grand  prévôt  de Mélesse,  pour  demander 

l'arrestation  des  coupables,  et  spécialement  du  sieur  Vignon, 
confiseur  de  la  noblesse,  connu  pour  avoir  convoqué  et  soudoyé 
les  laquais.  Des  députés  se  rendirent ,  en  outre  ,  à  Sainl-Malo 
ci  à  Nantes  pour  demander  du  secours.  Nous  nous  portâmes 
avec  Moreau  aux  magasins  où  étaient  déposées  les  armes  de  la 
milice  ,  nous  les  enlevâmes,  et  l'école  de  droit  prit  l'aspect  d'un 
camp. 

La  nuit  se  passa  dans  ces  préparatifs  de  résistance.  Le  lende- 
main ,  ô7  ,  nous  apprîmes  que  la  cour  venait  de  faire  suspendre 
les  informations  judiciaires  commencées  au  siège  de  police.  Les 
juges  ne  pouvaient  nous  déclarer  plus  positivement  qu'ils  fai- 
saient cause  commune  avec  nos  assassins,  iMoreau  envoya 
avertir  M.  de  Thiard  que,  puisque  la  i)rotection  des  lois 
nous  était  refusée ,  nous  saurions  nous  protéger  par  les  ar- 
mes. 

Une  partie  de  la  journée  s'était  écoulée  dans  ces  démarches; 
vers  une  heure,  on  vint  nous  avertir  qu'un  jeune  ouvrier  ,  qui 
nous  quittait,  avait  été  frappé  à  coup  de  couteaux  par  les  la- 
quais devant  le  palais  et  aux  yeux  de  la  maréchaussée  qui  avait 
laissé  faire.  Nous  descendîmes  pour  parler  au  grand  prévôt; 
mais  à  peine  eûmes-nous  paru  sur  la  place,  qu'une  trentaine 
de  gentilshommes  sortirent  des  Cordeliers,  l'épée  à  la  main. 
Nous  nous  étions  arrêtés  ;  ils  vinrent  de  notre  côté  avec  des 
l)rovocations  et  des  injures;  les  dames  nobles  étaient  aux  fenê- 
tres et  nous  montraient  au  doigt  ironiquement. 

—  Que  chacun  fasse  son  devoir  ,  dit  Moreau  en  se  tournant 
vers  nous. 

Les  épées  furent  tirées,  les  pistolets  armés,  et  nous  atten- 
dîmes. Un  gentilhomme  s'élança  à  notre  rencontre,  nous  appe- 
lant lâches  et  nous  criant  d'avancer. 

—  Relirez  -vous ,  monsieur  de  Boishuë ,  dit  Moreau  avec  calme 
votre  mère  est  là,  au  balcon  ;  ne  nous  forcez  pas  à  vous  tuer 
sous  ses  yeux. 

—  Feu  !  feu  !  s'écria  une  voix  parmi  les  gentilshommes. 

—  Feu  !  répéta  Moreau. 

Vingt  coups  p  r tireur,  f>  ^   même  temps  des  deux  côtés ,  MM.  de 
Saint-Rivel  et  de  Boishue  tombèrent. 
Un  cri  de  rage  s'éleva  dans  les  rangs  de  la  noblesse.  Ils  jeté- 


108  REVUE  DE  PARIS. 

reiit  leurs  pistolets,  fondirent  sur  nous  Tépée  à  la  main  ,  et  la 
mêlée  devint  générale. 

Cependant  ceux  des  deux  partis  qui  se  trouvaient  dispersés 
dans  la  ville  ne  tardèrent  pas  à  être  avertis  et  à  accourir.  Par- 
font où  des  gentilshommes  et  des  jeunes  gens  se  rencontraient , 
une  lutte  partielle  s'établissait ,  de  sorte  que  l'on  combattit  bien- 
tôt sur  toutes  les  places  et  dans  toutes  les  rues.  Pendant  ce 
temps ,  le  tocsin  sonnait  pour  appeler  les  bourgeois  à  rétablir 
la  paix;  on  ne  voyait  de  tous  côtés  que  parents  effrayés  cher- 
chant leurs  fils,  et  gardes  de  ville  ramenant  des  blessés. 

Le  combat  ne  cessa  qu'avec  le  jour.  Les  bourgeois  passèrent 
la  nuit  -dans  les  salles  de  l'hôtel  de  ville,  ou  ils  reçurent  l'an- 
nonce de  secours  arrivant  de  Hédé,  de  Saint-Malo,  de  Lorient 
et  de  Nantes.  Dans  celte  dernière  ville,  la  plupart  des  commis 
avaient  abandonné  leurs  comptoirs  pour  prendre  les  armes , 
déclarant  infâme  quiconque  en  leur  absence  sollicilerait 
leurs  places,  et  protestant  d'avance  contre  tout  tribunal  qui 
les  déclarerait  séditieux. 

De  son  côté  la  noblesse  se  préparait  5  une  vigoureuse  résis- 
tance :  quatre  cents  gentilshommes  s'étaient  enfermés  dans  le 
cloître  des  Cordeliers,  avec  des  lits  ,  des  vivres  ,  des  munitions 
et  des  armes.  Les  banquettes  des  états  avaient  été  brisées  pour 
faire  des  barricades ,  et  les  assiégés  déclarèrent  qu'ils  s'enseve- 
liraient sous  les  ruines  de  leur  forteresse. 

M.  de  Thiard  qui ,  dans  tous  ces  débats  ,  avait  montré  son 
courage  habituel,  se  porta  intermédiaire  entre  les  deux  partis. 
Les  jeunes  gens  exigeaient ,  avant  tout ,  l'évacuation  des  Corde- 
liers. 

—  Qu'ils  viennent  s'en  emparer ,  répondirent  fièrement  les 
gentilshommes. 

—  Ils  viendront,  dit  M.  de  Thiard. 

—  Il  faudrait  une  armée  pour  nous  chasser  d'ici. 

—  Ils  auront  une  armée. 

—  Où  est-elle? 

—  En  voici  l'avant-garde. 

Un  bruit  de  clairons  venait,  en  effet ,  de  se  faire  entendre  au 
loin.  11  s'approcha  ,  et  bientôt  une  longue  file  de  chariots  parut 
sur  la  place  du  palais  ;  ils  étaient  chargés  de  jeunes  gens  armés 
de  piques  ou  de  haches  d'abordage,  et  portant  tous  à  la  bouton- 


REVUE  DE  PARIS.  109 

nière  un  ruban  aux  couleurs  du  tiers  :  c'étaient  les  patriotes  de 
Pfantes  qui  arrivaient. 

Les  genlilshommes  devinrent  sérieux  ;  ils  demandèrent  jus- 
qu'au lendemain  pour  réfléchir;  mais  le  lendemain  ,  quand  on 
se  présenta  aux  Cordeliers,  tous  avaient  disparu, 

EMILE  SobVESTRE. 


10 


ANDRÉ  VÉSALE. 


(11514  —  1364.) 


i^ESËUIERE  PARTIE» 


Duraiil  les  trente  années  qui  unissent  la  fin  du  xvno  siècle 
au  commencement  du  xviii",  il  s'est  enraciné  ,  en  Europe,  une 
opinion  qui,  bien  que  souvent  et  courageusement  combattue, 
semble  prévaloir  aujourd'hui.  C'est  l'idée  que  tout  ce  que  l'in- 
telligence des  hommes  de  l'anliquité  nous  a  légué  ,  n'est  j)lus  au- 
jourd'hui ,  pour  nous,  qu'un  ensemble  de  faits  épuisés,  propres 
peut-être  à  entretenir  parfois  la  curiosité  et  la  souplesse  de  no- 
tre esprit,  mais  dont  il  ne  serait  plus  possible  de  rien  tirer  qui 
pût  s'appliciuer  soit  aux  besoins  de  l'àme,  soit  à  ceux  du  corps 
chez  les  nations  modernes". 

L'antiquité  et  ses  œuvres  est  décidément  répudiée  par  les  gé- 
nérations actuelles;  et  pour  en  fournir  une  preuve  irrécusable 
qui  comprend  toutes  les  autres  ,  je  me  bornerai  à  signaler  l'in- 
fériorité toujours  croissante  des  études  universitaires ,  causée 
par  l'indifférence ,  le  mépris  même  que  témoignent  les  classes 


REVUE   DE  PARIS.  111 

ies  plus  élevées  de  la  société  pour  la  connaissance  des  langues 
anciennes. 

Cette  opinion,  qui  se  fortifie  de  jour  en  jour,  est  certaine- 
ment l'une  des  graves  erreurs  que  caresse  notre  siècle ,  ce  siècle 
qui  sacrifie  tout  au  moment  présent ,  à  la  journée  qui  s'écoule  , 
et  pour  lequel  le  passé  est  comme  non  avenu ,  et  l'avenir  obscur 
comme  le  néant. 

Malgré  la  complaisance  plus  que  gasconne  avec  laquelle  on 
constate  les  immenses  progrès  des  lumières,  le  perfectionnement 
indéfini  des  sciences  .  et  le  bien-être  au(juel  est  appelée  l'huma- 
nité .je  pense  qu'à, d'autres  époques  l'homme  intelligent  s'est 
trouvé  parfois  dans  des  conditions  plus  favorables  pour  lui  et 
pour  ses  semblables,  que  celles  oîi  nous  sommes  aujourd'hui  ; 
par  exemple,  lorsqu'ayant  plus  de  respect  pour  le  passé  et  plus 
de  fois  dans  l'avenir  ,  il  s'efforçait ,  par  ses  œuvres ,  de  faire 
honneur  à  ses  aïeux,  et  de  mériter  la  reconnaissance  de  la 
postérité. 

Telle  fut,  en  effet,  la  disposition  d'esprit  des  hommes  éminents 
en  tous  genres  ,  qui  concoururent  pendant  près  de  deux  siècles 
au  grand  œuvre  de  la  renaissance  des  lumières  en  Europe,  et  au 
nombre  desquels  André  Vésale  doit  être  placé. 

Cet  homme  fut  sans  doute  un  novateur  très-hardi;  mais  à 
côlé  de  cette  qualité  douteuse,  il  en  avait  d'autres  excellentes, 
solides,  qui  l'empêchèrent  constamment  de  rien  hasarder  sans 
être  sûr  de  son  fait.  On  va  voir  quel  fonds  de  connaissances  il 
fallait  qu'il  eût  acquis  par  l'étude  et  l'expérience  ,  dès  l'âge  le 
plus  tendre ,  pour  déterminer ,  avant  qu'il  eût  accompli  sa  vingt- 
huitième  année  ,  une  révolution  complète  dans  la  science  qu'il 
cultivait ,  l'anatomie. 

André  Vésale  est  né  à  Bruxelles,  capitale  du  Brabant,  le  der- 
nier jour  du  mois  de  décenribre  1514.  Son  père,  qui  portait  aussi 
le  prénom  d'André,  était  préparateur  de  médicaments  de  Char- 
les-Quint. Son  grand-père,  Éverard  Vésale,  mathématicien  très- 
habile,  auteur  de  plusieurs  ouvrages  sur  la  médecine  qu'il  cul- 
tivait ,  avait  acquis  de  la  célébrité  par  les  commentaires  qu'il 
fit  sur  les  livres  de  Rhazès  ,  que  tous  les  médecins  étudiaient 
alors,  ainsi  que  sur  les  quatre  premières  sections  des  aphorisraes 
d'Hippocrate.  Le  père  d'Éverard ,  le  bisaïeul  d'André,  nommé 
Jean,  fut  médecin  de  l'empereur  Maiirailien.  Il  pratiqua  et  en- 


112  REVUE  DE  PARIS. 

scigna  son  art ,  et  l'on  rapporte  qu'il  avait  dépensé  une  paiiie 
de  sa  fortune  à  rassembler  les  manuscrits  les  plus  précieux  trai- 
tant de  la  médecine.  Enfin  Jean  avait  eu  pour  père  Pierre  Vésale, 
médecin  aussi ,  et  qui  dans  son  temps  avait  joui  d'une  assez 
grande  célébrité. 

Le  frère  d'André  Vésale ,  le  grand  anatomiste  dont  je  vais 
m'occuper  ,  François,  dominé  par  l'instinct  de  la  famille,  ne 
put  résister  au  désir  d'étudier  aussi  l'anatomie ,  ce  qu'il  fit  avec 
succès.  Par  condescendance  pour  ses  parents  ,  François  étudia 
bien  d'abord  la  jurisprudence  ,  mais  il  revint  bientôt  à  la  méde- 
cine. Il  mourut  jeune. 

On  a  observé ,  dans  les  diverses  éditions  des  premiers  ouvrages 
publiés  par  Vésale,  que  l'orthographe  de  son  nom  n'est  pas  tou- 
jours la  même.  Avant  qu'il  l'eût  écrit  ainsi  :  Fesalius,  on  lisait 
tantôt  Jresalius  ou  IVessalius.  Sa  famille  ,  originaire  de 
Clèves  ,  portait  trois  belettes  dans  ses  armes,  ce  qui  fait  suppo- 
ser que  le  mot  flamand ,  d'origine  saxonne  ,  wesel ,  a  pu  faire 
écrire  originairement  le  nom  de  Vésale  avec  un  W. 

Les  Vésale,  on  le  voit ,  formaient  une  véritable  dynastie  de 
médecins,  et  je  rapporte  leur  généalogie  et  leur  origine  ,  non 
seulement  parce  que  l'on  n'a  pas  manqué  de  faire  des  raproche- 
ments  entre  cette  famille  et  celle  des  Asclépiades  ou  enfants 
d'Esculape  ,  mais  aussi  et  surtout  à  cause  de  l'influence  salutaire 
que  les  honorables  souvenirs  de  ses  aïeux  oilt  eue  sur  le  grand 
anatomiste  André  Vésale. 

En  effet,  médecin  A&  race ,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi ,  il 
sentit  de  très-bonne  heure  le  besoin  de  ne  pas  dégénérer.  Ses 
parents  ,  mus  sans  doute  par  un  sentiment  de  la  même  nature, 
le  placèrent  très-jeune  au  collège  de  Louvain,  afin  qu'il  fût  imbu 
dès  son  enfance  delà  doctrine  péripatétique.  On  ne  saurait  dou- 
ter que  l'intelligence  et  les  progrès  de  Vésale  aient  été  extraor- 
dinaires ,  puisque  vers  seize  ou  dix-sept  ans,  outre  le  latin  qu'il 
écrivait  habituellement ,  et  le  grec  qu'il  possédait  assez  bien 
pour  que  plus  tard  il  fût  chargé  par  l'imprimeur  vénitien  Junta 
de  corriger  les  épreuves  du  texte  de  Galien  ,  il  connaissait  en- 
core la  langue  arabe. 

Cependant  de  tels  efforts ,  plus  que  suffisants  à  l'emploi  d'une 
intelligence  même  distinguée,  ne  furent  en  quelque  sorte  qu'un 
travail  préparatoire  pour  le  jeune  Vésale  qui ,  ne  cherchant 


REVUE  DE  PARIS.  llô 

dans  les  langues  qu'un  moyen  de  transmission  d'idées ,  réser- 
vait toute  la  force  de  son  esprit  et  de  son  attention  pour  l'étude 
de  la  physique  et  de  l'anatomie.  En  effet ,  malheur  aux  rats,  aux 
taupes  et  aux  animaux  domestiques  qui  tombaient  entre  les  mains 
déjà  savantes  du  jeune  écolier,  car  il  les  disséquait  impiloya- 
blement  pour  en  étudier  l'organisation. 

Celte  chasse  aux  animaux,  que  l'on  aurait  tort  de  confondre 
avec  des  espiègleries  d'enfant ,  étaient  au  contraire  pour  Tésaie 
l'occasion  d'études  extrêmement  sérieuses.  Elles  atteignirent  si 
promplement  une  grande  portée,  que  prt,  lu'aussitôt  après  ses 
premières  dissections,  Vésale  fréquenta  l'université  de  Louvain 
oîi  l'on  étudiait  l'anatomie.  Bientôt  il  passa  à  celle  de  Montpel- 
lier oij  il  séjourna  jusqu'au  moment  où  ,  attiré  par  la  grande  ré- 
putation de  Jacques  Dubois,  Jacobus  Sylviiis ,  car  les  savants 
traduisaient  alors  leurs  noms  en  latin  ,  il  ne  tarda  pas  à  aller  se 
ranger  au  nombre  des  auditeurs  de  ce  fameux  professeur  d'a- 
nalomie  à  l'université  de  Paris.  Or,  à  cette  époque,  André  Vésale 
ne  pouvait  pas  avoir  plus  de  quatorze  ans. 

Son  ardeur  pour  l'étude  était  excessive;  aussi  la  communiqua- 
t-il  à  ses  nouveaux  condisciples.  Son  intelligence  et  son  infati- 
gable activité  le  firent  même  remarquer  par  le  vieux  Sylvius,  qui, 
en  faveur  des  qualités  éminentes  qu'il  reconnut  à  son  nouvel 
élève,  se  montra  moins  sévère  à  son  égard  pour  l'observation 
de  la  discipline  établie  dans  son  amphithéâtre.  Les  dissections 
d'animaux  ne  duraient  que  trois  jours,  et  ,  en  outre,  elles  ne 
pouvaient  être  faites  que  par  un  chirurgien  désigiié  pour  cet 
objet.  Vésale  prit  sur  lui  de  revenir  après  les  leçons ,  accompa- 
gné de  ses  camarades  ,  pour  interroger  plus  longtemps  la  na- 
ture ,  et  là ,  le  jeune  anatomiste  usant  pour  son  compte,  et  pour 
celui  de  ses  amis ,  de  la  supériorité  qu'il  avait  déjà  acquise, 
recommençait  la  leçon  ,  et  rectifiait  même  souvent  les  erreurs 
que  le  maître  avait  laissé  échapper.  Plus  d'une  fois  ,  Sylvius  , 
rentrant  tout  à  coup,  trouva  le  jeune  auditoire  occupé  à  repas- 
ser les  démonstrations  qu'il  avait  faites.  On  rapporte  même 
qu'un  jour  le  célèbre  professeur  ayant  avoué  qu'il  lui  avait  été 
impossible  de  trouver  les  petites  membranes  qui  tapissent  l'aorte 
et  les  veines ,  Vésale  et  ses  amis  se  mirent  à  les  chercher  avec 
tant  d'ardeur  que  le  lendemain  ils  purent  les  indiquer  à  leur 
maître. 

10. 


114  REVUE  DE  PARIS. 

Je  n'insisterai  pas ,  comme  la  plupart  des  biographes  de  Vé- 
sale  ,  sur  les  tours  d'écolier  qu'il  fit,  ainsi  que  ses  camarades  , 
pour  se  procurer  ,  en  les  dérobant ,  des  os  et  des  squelettes,  soit 
au  cimetière  des  Innocents,  soit  à  Montfaucon,  où  des  chiens 
furieux  les  attaquèrent.  Ces  détails  prouvent  ce  que  tout  le 
monde  sait  ,  qu'au  temps  de  Vésale  certaines  prohibitions  ren- 
daient les  études  analomiques  assez  difficiles,  et  que  ces  défenses 
même  redoublaieiit  la  passion  que  Vésale  avait  pour  la  science. 

Mais  ce  qui  donne  une  bien  autre  idée  de  l'espèce  de  fureur 
avec  laquelle  cet  homme  a  étudié ,  c'est  que  de  Paris  il  retourna 
à  Louvain  pour  èlre  prosecteur  et  démonstrateur  d'anatomie  en 
public  ,  sous  la  direction  de  Jean  Armentenarius  ,  célèbre  pro- 
fesseur de  médecine  en  cette  ville  ;  c'est  qu'en  1528  ,  lorsqu'il 
atteignait  à  peine  sa  quinzième  année,  il  fut  appelé  en  qualité 
de  médecin-chirurgien  ,  pour  traiter  une  épidémie  j  c'est  qu'à 
vingt-ans  ,  en  loôo  ,  lorsqu'on  se  proposait  de  faire  la  guerre 
à  la  France ,  il  fut  choisi  médecin-chirurgien  attaché  à  l'armée, 
et  appointé  en  celte  qualité  ;  c'est  qu'à  compter  de  l'âge  de 
vingt-deux  ans  il  fut  appelé  successivement  à  Venise  ^  à  Bolo- 
gne ,  à  Padoue  et  à  Pise  ,  pour  démontrer  publiquement  l'ana- 
lomie ,  et  qu'entin  il  était  à  peine  dans  sa  vingt-huilième  année 
quand  ,  en  1543  ,  il  publia  son  livre  De  Humani  corporis  fa- 
bricâ  ,  de  la  Structure  du  corps  humain  ,  ouvrage  qui ,  ainsi 
qu'on  le  verra  bientôt,  changea  subitement  la  marche  de  la 
science  de  l'analomie  en  Europe  ,  et  lui  donna  l'impulsion  à  la- 
quelle elle  obéit  encore  aujourd'hui. 

A  vrai  dire ,  la  vie  de  ce  grand  anatomiste  ,  la  portion  de  son 
existence  au  moins  par  laquelle  il  se  recommande  ù  la  recon- 
naissance et  à  l'admiration  de  la  société,  est  comprise  daiw  les 
quatorze  années  qui  se  sont  écoulées  depuis  ses  éludes  à  l'uni- 
versité de  Paris  jusqu'à  l'époque  où  il  publia  son  grand  ouvrage. 
Mais  pour  apprécier  la  nouveauté  de  ses  travaux,  ainsi  que  le 
courage  extraordinaire  dont  il  a  fallu  que  cet  homme  fût  doué 
pour  les  poursuivre ,  les  mettre  en  ordre  et  les  publier ,  il  est  in- 
dispensable que  l'on  sache  dans  quel  état  se  trouvaient  alors  la 
médecine  et  l'analomie  en  Europe,  et  les  principales  vicissitudes 
qu'avaient  éprouvées  ces  connaissances  lorsque  Vésale  les  reprit 
en  sous-œuvre. 
.  Sans  m'arrèter  au  dieu  Esculape ,  dont  les  enfanls  ou  les  dis- 


REVUE  DE  PARIS.  II5 

ciples  reçurent  l'art  de  guérir,  je  rappellerai  que  les  héritiers 
directs  de  celte  divinité  mystérieuse,  les  Machaon  ,  les  Podalire, 
apparaissent  dans  l'Iliade,  où  on  les  voit  exercer  simultané- 
ment la  médecine  et  la  chirurgie  ,  tout  en  combattant  sous  les 
murs  de  Troie. 

L'introduction  du  culte  d'Esculape  dans  la  Grèce  est  attribuée 
à  ces  deux  héros ,  dont  l'un  ,  Machaon  ,  le  porta  dans  le  Pélopo- 
nèse  ,  et  l'autre,  Podalire  ,  dans  l'Asie  Mineure. 

C'est  à  celte  époque  que  l'on  fait  remonter  la  fondation  de  ces 
temples  d'Esculape  nommés  en  grec  asclépions  ,  dans  lesquels, 
outre  le  culte  rendu  à  la  divinité  ,  on  recevait  les  malades  qui 
venaient  consuller.  Les  prêtres  desservant  ces  temples  passaient 
pour  les  fils  d'Esculape,  et  ces  anclépiades ,  inslruils  dans  l'art 
de  guérir  et  augmentant  leurs  connaissances  par  l'expérience 
journalière,  soignaient  les  malades  et  transmettaient  ù  leur 
tour  la  science  qu'ils  avaient  acquise  en  pratiquant. 

Peu  à  peu  ces  prêtres  ,  qui  tenaient  note  des  cas  de  maladie 
qu'ils  avaient  étudiés  ,  résumèrent  leurs  observations,  en  firent 
des  corps  d'ouvrages,  et  c'est  ainsi  que  ces  temjjles  ,  ces  asclé- 
pions, devinrent  en  même  temps  des  espèces  d'hôpitaux  et  des 
écoles  où  l'on  allait  étudier  la  médecine.  Il  s'en  établit  un  grand 
nombre  ;  les  plus  célèbres  au  ve  siècle  avant  Jésus-Christ  étaient 
ceux  de  Cyrène,  de  Rhodes,  de  Gnide,  de  Cos  ,  et  la  science 
sacerdotale  y  était  essentiellement  empirique. 

Comme  la  poésie,  comme  la  musique,  la  danse,  l'archilec- 
lure  et  la  sculpture,  comme  la  peinture  et  le  théâtre,  c'était 
sous  la  protection  des  prêtres  et  dans  les  temples  que  la  méde- 
cine avait  pris  naissance. 

Mais  aux  approches  du  siècle  dePériclès  ,  et  lorsque  les  con- 
naissances de  tout  genre  commençaient  à  s'infuser  dans  l'esprit 
des  populations,  les  philosophes ,  en  recherchant  les  lois  géné- 
rales et  particulières  de  la  nature,  se  mirent  à  disséquer  mora- 
lement et  physiquement  l'homme  pour  le  mieux  connaître  ;  et 
de  cette  connaissance  plus  ou  moins  parfaite  ,  ils  tirèrent  des 
principes  propres  à  leur  faire  connaître  les  lofs  qui  règlent  l'é- 
quilibre ou  l'altération  de  la  santé.  Ce  n'est,  il  est  vrai,  qu'in- 
directement qu'Empédocle,  Parménide  et  quelques  autres  em- 
piétèrent sur  le  terrain  de  l'art  de  guérir  j  mais  Tardeur  avec 
laquelle  les  philosophes,  depuis  Démocrite  jusqu'à  Aristote, 


116  REVUE  DE  PARIS. 

firent  des  dissection  d'animaux  et  sans  doute  d'hommes,  fonda 
la  science  de  l'anatomie,  et  fit  nécessairement  concevoir  l'idée 
de  pouvoir  guérir  méthodiquement  aussitôt  que  l'analyse  de 
toutes  les  parties  qui  composent  le  corps  humain  permettrait 
d'établir  un  système  physiologique  invariable.  Tel  fut  le  rêve 
admirable  des  philosophes  grecs  ,  dont  les  observations  anato- 
miques  sont  sans  doute  très-imparfaites,  mais  qui,  malgré  les 
erreurs  qu'elles  renferment ,  brillent  ordinairement  par  une 
espèce  de  divination  puissante  quiles  porte  parfois  à  deux  doigts 
de  la  vérité.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  sont  les  philosophes  de  la 
Grèce  qui  ont  jeté  les  bases  de  la  science  de  l'anatomie  et  l'ont 
fait  entrer  comme  un  élément  indispensable  dans  l'art  de  la  mé- 
decine, exercée  empiriquement  jusque-là  dans  les  asclépions. 

Cette  diversion  ,  cette  concurrence  apportée  à  la  doctrine  des 
médecins  sacerdotaux,  par  la  nouvelle  méthode  de  guérir  que 
proposaient  les  philosophes  ,  n'est  pas  la  seule  que  les  asclépia- 
des  eurent  à  soutenir.  On  sait  jusqu'à  quel  point  l'usage  des  jeux 
gymnastiques  était  répandu  en  Grèce,  et  il  est  certain  que  les 
palestres  y  étaient  encore  plus  nombreuses  que  les  asclépions. 
De  ce  qui  n'était  ordinairement  qu'un  délassement  ou  un  exer- 
cice pour  le  corps ,  on  fit  un  art  très-compliqué.  L'idée  de  for- 
mer les  hommes  aux  chances  des  combats  se  joignit  à  la  mode , 
et  les  palestres  devinrent  de  bonne  heure,  en  Grèce,  des  éta- 
blissements où  non-seulement  on  enseignait  très-méthodique- 
ment la  lutte  et  le  pugilat,  mais  dans  lesquels  il  se  forma  des 
hommes  qui  traitaient  les  fractures  et  les  luxations  ,  résultats 
fréquents  de  ces  jeux.  A  ces  talents,  les  médecins  de  palestres 
joignirent  bientôt  celui  d'étudifcr  le  régime  le  plus  favorable  à 
l'entretien  de  la  santé  et  au  développement  des  forces  de  leurs 
disciples  athlètes,  en  sorte  qu'après  un  certain  laps  de  temps  ces 
hommes  acquirent  assez  de  réputation  ,  par  leurs  cures  et  par 
les  règles  d'hygiène  qu'ils  prescrivaient ,  pour  que  beaucoup  de 
malades  aimassent  mieux  fréquenter  les  palestres  que  les  as- 
clépions. 

On  se  figure  facilement  le  grand  nombre  et  la  variété  des  ob- 
servations hygiéniques,  médicales  et  analomiques  qui  durent 
êtres  faites  simultanément,  pendant  plusieurs  siècles,  par  les 
asclépiades,  les  philosophes  et  les  médecins  de  palestres.  Ces 
observations  furent  le  plus  ordinairement  consignées  dans  des 


REVUE  DE  PARIS.  117 

livres.  Or  ce  furent  ces  éléments  de  la  médecine  antique  que 
irouva  et  qu'employa  Hippocrate ,  lorsqu'il  commença  à  fonder 
sa  doctrine. 

Mais  je  me  laisserais  entraîner  trop  loin ,  et  tout  à  fait  hors 
de  mon  sujet ,  si  je  cherchais  à  donner  ici  une  idée  même  su- 
perficielle du  système  médical  de  cet  homme  célèbre.  Il  suffira 
de  dire  que  ,  guidé  sans  doute  par  les  deux  modes  d'observation 
de  la  nature,  employés,  l'un  par  les  prêtres  et  les  médecins  de 
palestres,  l'autre  par  les  philosophes,  Hippocrate,  en  interro- 
geant l'état  extérieur  du  malade ,  cherchait  plutôt  à  connaître  !e 
développement  général  d'une  maladie,  dans  l'intention  de  la 
guérir,  qu'à  en  observer  scientifiquement  le  siège  et  la  marche. 

Cette  manière  synthétique  d'observer  et  de  comprendre  les 
choses  de  la  nature  était  j)articulière  à  la  race  hellénique,  et  je 
crois  pouvoir  fortifier  cette  remarque  en  la  rendant  plus  nette 
par  le  rapprochement  que  je  vais  tenter  de  faire  entre  la  puis- 
sance d'intuition  d'un  statuaire,  tel  que  Phidias  ou  Polyclète, 
et  celle  d'un  médecin  comme  Hippocrate. 

C'est  un  fait  avéré  et  reconnu  que  les  connaissances  anatomi- 
ques  du  médecin  de  Cos  étaient  vagues  et  extrêmement  impar- 
faites. A  plusforle  raison,  Polyclètedevait-il  être  complètement 
étranger  à  cette  science,  i)nisque  c'est  à  peine  si  Aristote  par- 
vint un  peu  plus  tard  à  distinguer  précisément  quelques  mus- 
cles. Cependant  tous  ceux  qui  ont  étudié  la  statuaire  grecque, 
art  dont  les  principes,  dont  les  canons  (1)  établis  par  Polyclète, 
ont  été  traditionnellement  suivis  jusque  sous  les  empereurs  ro- 
lîîains,  certifieront  qu'il  n'y  a  pas  une  seule  statue  faite  entre 
cej  deux  époques  sur  laquelle  on  puisse  relever  la  plus  légère 


(1)  Il  est  digne  de  remarque  que  le  renseignement  le  plus  complet 
'que  nous  ayons  sur  le  canon  du  statuaire  Polyclète  nous  ait  été  trans- 
mis précisément  par  un  médecin  de  l'antiquité.  Voici  ce  qu'en  dit 
Galien  ,  dans  sou  livre  :  Sur  les  opinions  d'Hippocrate  et  de  Pla'on  : 
<t  La  beauté  du  corps  réside  dans  les  proportions  harmonieuses  {sym- 
metria)  des  parties,  comme  il  est  dit  dans  le  Canon  de  Polyclète.  En 
effet,  dans  ce  traité,  Polyclète  nous  enseigne  les  lois  des  proportions. 
Ce  statuaire,  voulant  confirmer  sa  doctrine  par  un  exemple,  fit  une 
statue  conformément  aux  principes  qu'il  a  établis  dans  son  livre  ,  et  il 
donna  à  l'écrit  et  à  la  statue  le  titre  commun  de  Canon  (  règle  ).  » 


us  REVUE  DE  PARIS. 

faute  d'anatomie ,  et  surtout  qui  présente  le  moindre  désordre 
dans  la  pondération  et  les  attitudes  du  corps  humain  ou  de  ce- 
lui des  animaux,  tandis  qu'au  contraire,  et  j'en  appelle  ici  à 
tous  CA'ux  qui  pratiquent  et  étudient  les  aits,  c'est  à  partir  du 
XVI»  siècle  de  notre  ère,  lorsque  la  science  de  l'anatomie  a  été 
étudiée  analytiquement  dans  les  amphithéâtres  par  les  artistes, 
que  les  erreurs  les  plus  grossières  se  sont  habituellement  intro- 
duites dans  la  représentation  des  figures  nues.  Eh  !  que  l'on 
n'argue  pas ,  à  ce  sujet ,  de  l'infériorité  de  tel  ou  tel  artiste  pour 
expliquer  l'introduction  de  ce  défaut,  car  c'est  au  grand  Michel- 
Ange  et  à  son  école  que  l'on  est  en  droit  de  la  reprocher  particu- 
lièrement. 

Je  conçois  donc  que,  si  un  statuaire,  qui  n'étudie  le  corps 
humain  qu'à  travers  son  enveloppe  et  sa  surface,  peut  cependant 
le  rendre  avec  assez  de  vérité,  dans  ses  formes  apparentes  et 
par  ses  mouvements,  pour  faire  sentir  que  profondément  s'é- 
tendent ici  des  os ,  là  des  tendons  ;  que  plus  intérieurement  sont 
logés  des  viscères  mous  et  flottants;  que  les  muscles  se  contrac- 
tent ou  se  relâchent,  en  raison  des  divers  mouvements ,  et  qu'en- 
fin l'artiste  arrive  à  exprimer  les  passions,  les  sentiments,  et 
jusqu'à  la  pensée,  il  n'est  pas  impossible  qu'un  médecin  saisisse 
l'ensemble  et  l'unité  d'une  maladie  par  la  seule  inspection  de 
l'extérieur  de  celui  qui  souffre.  Si  les  connaissances  anatomiques 
et  physiologiques  étaient  rigoureusement  complètes  ,  je  conce- 
vrais (jue  le  médecin  comme  le  statuaire  dussent  s'y  lier  ;  miiis , 
en  fait  de  science  ,  il  n'y  a  pas  d'à  peu  près,  et  l'on  ne  se  trompe 
jamais  plus  grossièrement  que  quand  on  se  fie  en  aveugle  à  une 
science  encore  imparfaite. 

Malgré  ré|)i(hè(e  de  dogmatique  donnée  à  la  médecine  d'Hip- 
pocrate,  et  tout  en  accordant  que  ce  médecin  était  devenu  plus 
savant  que  beaucoup  d'autres,  je  pense  qu'il  envisageait  la  mé- 
decine comme  un  art,  et  qu'il  ne  serait  peut-être  pas  sans  dan- 
ger de  prétendre  la  réduire  ou  l'élever  à  l'état  de  science.  Quoi 
qu'il  en  soit,  lorsque  l'on  évalue,  ce  que  savait  Hippocrate  en 
anatomie  et  en  physiologie,  relativement  aux  recherches  sur 
ces  sujets  ,  telles  qu'on  les  poursuit  analytiquement  de|)uis  Ga- 
lien  et  André  Vésale ,  il  paraît  certain  que  ce  grand  homme  igno- 
rait ces  deux  sciences.  Il  faut  même  ajouter  que,  malgré  les 
admirables  travaux  d'Aristote  sur  l'organisation  comparée  des 


REVUE  DE  PARIS.  119 

animaux,  ce  philosophe  était,  à  peu  de  chose  près,  daus  le 
même  cas  qu'Hippocrale,  ce  qui  n'erapécha  ni  l'un  ni  l'autre  de 
saisir  et  de  comprendre  synthétiquement  les  choses  naturelles  , 
et  d'en  tirer  des  vérités  qui  nous  émerveillent  encore. 

Longtemps  les  médecins  et  les  philosophes  ne  firent  que  com- 
biner diversement  les  connaissances  positives  qui  leur  avaient 
été  léguées  par  ces  deux  grands  hommes  ,  et  la  science  de  l'a- 
nalomie  fit  peu  de  progrès,  jusqu'au  moment  où  l'école  de  mé- 
decine d'Alexandt-ie  se  rendit  célèbre  par  les  travaux  que  l'on  y  fit 
pour  étendre  les  notions  que  l'on  possédait  sur  les  différentes  par- 
ties du  corps  humain.  Mais,  d'une  foule  de  livres  d'anatomiecom- 
posésdans  cette  école,  aucun  n'est  parvenujusqu'à  nous,  et  nous 
savons  seulement,  par  le  témoignage  de  Pline,  que  le  fameux  mé- 
decin Hérophile  atPflîY  disséqué  trois  cents  cadavres  de  sa  main, 
sans  compter  les  corps  de  gens  qu'il  avait  ouverts  tout  vivants  ! 
«  Quin .'  et  spirautiuni  jjrcetereà  viva  aperuisse  corpora.  » 
11  n'est  pas  vraisemblable  que  les  connaissances  analomiques 
d'une  école  qui  pratiquait  tant  d'expériences  n'aient  pas  été 
poussées  assez  loin  j  ce  qui  me  paraît  le  plus  sûr  pour  en  appré- 
cier la  solidité  et  l'étendue,  au  moins  par  induction,  c'est  de 
supposer  qu'elles  tenaient  le  milieu  entre  les  découvertes  d'A- 
ristote  et  celles  que  fit  Galien  dans  cette  science. 

De  tous  les  livres  que  nous  a  légués  l'antiquité  païenne  sur 
la  médecine  et  l'anatomie ,  ce  sont  les  ouvrages  de  Galien  (1)  qui 
nous  offrent  les  observations  scientifiques  les  plus  précises ,  les 
plus  abondantes  et  les  mieux  coordonnées.  A  juger  de  la  célébrité 
et  de  l'autorité  que  s'est  acquises  Galicn  par  ses  études ,  par  sa  pra- 
tique et  ses  écrits,  il  est  certain  que,  sous  le  rapport  de  la  science 
anatomique,  il  avait  dépassé  tous  ses  contemporains.  C'était 
même,  à  cet  égard  ,  un  génie  précurseur.  L'étude  de  l'anatomie 
comparée  des  animaux  et  de  l'homme,  qui  avait  été  l'objet  des 


(1)  Claiidius  Galenus,  né  à  Pergame  vers  Tan  131  de  Jésus-Christ, 
alla  éludier  la  méJecine  à  Alexandrie  ,  puis  vint  à  Home  en  169.  Aprèi 
avoir  voyagé  en  Asie ,  il  se  fixa  à  Home  ,  où  l'avait  appelé  Marc-Aurèle. 
De  retour  à  Pcrgame  ,  sa  patrie  ,  il  y  mourut  en  l'an  200  de  Jésus- 
Christ.  C'est  à  Rome  qu'il  a  composé  la  plus  grande  partie  de  ses 
ouvrages. 


iiO  REVUE  DE  PARIS. 

veilles  des  plus  grands  philosophes  grecs,  mais  plus  parliculiê- 
rement  dans  le  but  de  connaître  la  nature  de  l'homme  que  pour 
le  délivrer  des  maladies  ,  ces  connaissances  anatomiques  devin- 
rent pour  Galien  le  point  de  départ  de  tous  le  système  médical 
qu'il  s'efforce  d'établir.  Sous  se  rapport,  ses  livres  devinrent 
tout  aussitôt  des  lois  respectables  ,  dont  l'autorité  se  maintint 
en  Europe  pendant  treize  siècles  ,  depuis  Septirae  Sévère  jusqu'à 
Charles-Quint ,  et  l'on  peut  même  dire  jusqu'à  la  découverte  de 
la  circulation  du  sang  par  Harvey ,  en  1619. 

Entre  l'apparition  de  Galien  et  celle  d'André  Vésale  ,  les  seuls 
travaux  anatomiques  qui  aient  été  conduits  avec  pénétration  , 
sincérité  et  prudence,  sont  dus  aux  médecins  arabes.  Ceux-ci, 
depuis  le  viii^  siècle  jusqu'au  xiii^ ,  ont  écrit  sur  ces  matières , 
soit  près  des  kalifes  à  Bagdad ,  soit  sous  le  règne  des  Maures 
en  Espagne  (1). 


(1)  Voici  quels  sont  les  plus  célèbres  médecins  et  auatomistes  arabes  : 
Rhazes  (  Mohammed-Ebn-Secharjah-Abou-Bekr-Arrasi  ) ,  né  à  Ray  , 
ville  de  l'Irak,  vivait  sous  le  kalife  Almanzor,  et  est  mort  en  92.~. 
C'est  un  des  plus  habiles  médecins  arabes  ;  ses  ouvrages,  fort  savants 
et  dignes  à  quelques  égards  d'être  encore  consultés,  ont  aidé  à  la 
renaissance  de  la  médecine  en  Europe  jusqu'au  xvi»  siècle.  C'est  le 
premier  auteur  qui  fasse  mention  de  l'eau-de-vie ,  arak.  —  Avi- 
cennes  ,  dit  le  prince  des  médecins,  né  à  Bocbara  en  980  ,  est  mort 
en  1036.  Son  principal  ouvrage  ,  auquel  il  donna  le  titre  de  Canon 
(  règle) ,  est  un  immense  recueil  de  tout  ce  qui  avait  élé  dit  avant  lui 
sur  la  médecine  par  les  auteurs  grecs  et  arabes.  Ce  livre  eut  une  au- 
torité absolue  pendant  le  moyen  âge  ,  lorsque  l'ignorance  de  la  langue 
grecque  forçait  d'avoir  recours  aux  écrits  d'Avicennes.  En  s<)mme ,  il 
n'a  fait  que  reproduire  ce  qu'il  avait  trouve  dans  les  livres  de  Galien  , 
d'Aëtius  et  de  l\hazès ,  et  quand  il  s'écarte  de  Galien  ,  c'est  ordinaire- 
ment pour  se  conformer  aux  opinions  d'Aristote. — Albucasis ,  né  à 
Cordoue  ,  mort  en  1122,  a  .écrit  un  ouvrage  fort  remarquable  sur  la 
pratique  de  la  chirurgie.  L'idée  lui  en  fut  suggérée  parla  négligence 
avec  laquelle  on  pratiquait  les  opérations  chirurgicales,  défaut  qu'il 
attribue  à  l'ignorance  des  médecins  espagnols  en  anatomie.  On  voit 
qu'à  divers  siècles  cette  question  fondamentale  s'est  représentée.  — 
Averrhoi's  (  Mohammcd-Ahoul-Walid-Ebn- Achmad-Ebn-Roschd  )  fut 
1  plutôt  philosopiie  que  médecin.  Dans  l'une  et  l'autre  scienc«,  il  se 
montre  partisan  passionné  d'Aristote  ,  et  tous  ses  efforts  ont  clé  em- 


REVUE  DE  PARIS.  121 

Jusqu'au  xine  siècle,  les  médecins  d'Europe ,  si  ce  litre  peut 
être  donnéou  à  des  ignorants  de  bonne  foi  ou  à  des  charlatans  tels 
que  ceuxqui  alors  prenaientce  titre  ,  ^es  médecins  enfin,  avaient 
complètement  perdu  la  tradition  des  études  faites  sur  la  nature, 
celle  même  de  l'observation  empirique,  et  ils  traitaient  toutes  les 
maladies  avec  des  remèdes  de  bonnes  fenwies  et  des  amulettes. 

C'est  en  Italie  et  par  l'intermédiaire  des  traductions  arabes, 
que  vers  le  xii»  siècle ,  on  entendit  parler  d'Aristote  et  de  Pla- 
ton, d'Hippocrate  et  de  Gaiien  ;  ainsi  se  communiqua  cette 
grande  lumière  qui  réveilla  tous  les  esprits  et  détermina  la  re- 
naissance des  connaissances  humaines  en  Europe. 

Vers  1315,  lorsque  Dante  terminait  ses  trois  cantiques,  on 
ouvrait  à  Bologne  le  premier  amphithéâtre  de  dissection.  Depuis 
un  siècle  que  la  lecture  des  ouvrages  de  Galien  était  devenu  fré- 
quente ,  au  milieu  de  tous  les  érudits  médecins  que  l'admiration 
pour  le  médecin  de  Pergame  avait  fait  pulluler,  il  se  présenta 
un  homme,  Mondini,  à  qui  il  vint  l'idée  de  s'assurer  de  l'exacti- 
tude des  recherches  anatoraiques  de  Galien  ,  en  en  faisant  lui- 
même  de  nouvelles.  Prenant  pour  point  de  départ  les  travaux  de 
cet  homme,  il  disséqua  publiquement  des  corps  humains ,  et  de 
ses  leçons  composa  bientôt  un  livre  sur  l'anatomie.  La  nou' 
veautéet  le  mérite  de  cet  ouvrage  le  firent  accueillir  avec  tant 
de  faveur,  que  presque  toutes  les  villes  d'Italie  ordonnèrent  par 
décret  public  que  le  livre  de  Mondini  sur  l'anatomie  fût  lu  et  ser- 
vît à  la  démonstration  dans  leurs  académies.  Le  succès  fut  aussi 
constant  qu'il  avait  été  rapide,  car,  en  effet,  pendant  près  de 
trois  siècles ,  on  a  conservé  religieusement  cet  usage ,  en  ayant 
soin  toutefois  d'ajouter  au  livre  de  Mondini  toutes  les  découver- 
tes nouvelles  que  l'on  faisait  successivement  dans  la  science. 
Malgré  les  erreurs  grossières  dans  lesquelles  ce  premier  anato- 
raiste  est  tombé  quelquefois ,  il  y  avait  cependant  dans  son  livre 


ployés  à  faire  cadrer  l'art  de  la  médecine  avec  les  doctrines  du  péri- 
patétisme.  11  est  né  à  Cordoue ,  et  mort  à  Maroc  en  1217.  Vers  la  fîii 
du  moyen  âge  et  au  commencement  de  la  renaissance,  Avicennes  et 
Averrhoës  avaient  une  autorité  immense,  même  sur  les  esprits  les  plus 
éclairés.  Dante  et  Pétrarque  les  placent  dans  la  compagnie  des  plus 
grands  hommes  de  l'antiquité. 

1  11 


122      .  REVUE  DE  PARIS. 

une  qualité  précieuse  5  il  avait  été  écrit  d'après  nature,  en  pré- 
sence des  parties  disséquées  à  mesure,  sans  que  Timaginalion 
du  démonstrateur  eût  eu  !e  temps  d'altérer  le  témoignage  de  ses 
yeux  ;  et ,  en  outre ,  Vésale  l'a  reconnu  lui-même ,  la  description 
de  Mondini  est  claire,  précise  et  très-simple. 

On  consignait  ordinairement  dans  ce  livre  les  nouvelles  dé- 
couvertes sous  la  forme  de  commentaires.  Je  ne  signalerai  que 
ceux  de  Jean  de  Carpi,  professeur  d'anatomie  à  Bologne ,  parce 
que,  outre  le  mérite  qu'on  leur  reconnaît,  ils  présentent  une 
innovation  importante  dans  les  études  anatomiques.  C'est  le 
premier  livre  sur  cette  matière  dans  lequel  on  ait  joint  des  figu- 
res pour  faciliter  l'intelligence  du  texte.  Il  a  été  publié  en  1521 , 
au  moment  même  où  Léonard  de  Vinci  et  Michel-Ange,  s'étant 
paasionnés  pour  cette  science  ,  venaient  d'introduire  les  éludes 
anatomiques  dans  celles  de  l'art. 

C'est  un  fait  qu'on  a  déjà  constaté ,  qu'en  Grèce,  du  temps  de 
Platon ,  de  Phidias  et  d'Arislote  ,  comme  en  Italie ,  au  temps  de 
Marsile  Ficin  ,  de  Michel-Ange  et  de  Vésale  ,  la  philosophie  ,  les 
arts  et  l'anatomie  ont  fait  cause  commune  et  réuni  leurs  efforts 
pour  sonder  et  découvrir  la  nature  de  l'homme  en  l'observant 
sous  son  triple  aspect,  intellectuel,  apparente!  matériel. 

De  tous  les  artistes  de  la  renaissance,  Léonard  de  Vinci  est 
celui  qui  a  donné  à  ses  études  sur  l'anatomie  le  tour  et  la  direc- 
tion à  la  fois  les  plus  philosophiques  et  les  plus  scientifiques. 
Après  avoir  étudié  le  corps  humain  sous  Marc-Antonio  délia 
Torre,  professeur  à  Padoue,  Léonard,  qui  résumait  les  leçons 
en  dessinant  les  parties  disséquées ,  rassembla  plus  tard  ces  étu- 
des ;  elles  servirent  de  base  à  son  Traité  d'Jnatoinie  pittores- 
que, qm,  malheureusement,  est  perdu.  Cependant,  d'après 
quelques  croquis  à  la  plume  ,  dessinés  en  marge  des  feuilles  qui 
composent  le  grand  manuscrit  atlantique  de  Léonard  ,  conservé 
ii  l'Ambroisienne  à  Milan,  d'après  un  dessin  très-terminé  du 
même  manuscrit,  représentant  une  main  artificielle  et  mécani- 
que ,  destinée  à  remi)lacer  celle  d'un  manchot ,  on  peut  s'assurer 
que  le  grand  artiste  avait  des  notions  très-précises  d'anatomie, 
quant  à  ce  qui  touche  au  moins  aux  organes  du  mouvement. 
J'ajouterai  même  que  les  passages  de  son  Traité  de  Peinture, 
où  il  parle  de  la  pondération  dans  les  divers  mouvements  du 
corps  humain ,  renferment  des  observations  d'une  justesse  ex- 


REVUE  DE  PARIS.  123 

quise ,  et  dont  on  ne  trouve  les  analogues  que  dans  le  bel  ouvrage 
d'Aristole  sur  le  Mouvement  et  la  Marche  des  Animaux. 

Celte  impulsion  scientifique  donnée  à  l'art  par  Léonard  de 
Vinci  pendant  les  années  où  les  plus  célèbres  peintres  et  sculp- 
teurs de  l'Italie  produisaient  leurs  chefs-d'œuvre ,  ne  forme  pas, 
dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  .  une  circonstance  que  l'on 
doive  rejeter  sur  l'influence  du  génie  particulier  de  tel  ou  tel 
homme  ;  car  la  transition  analogue  se  manifesta  en  Grèce  lors- 
que le  peintre  Pamphile,  disciple  d'Eupompe  ,  maître  d'Apelles 
et  contemporain  d'Aristote ,  enseigna  dans  son  école  ,  qu'il  était 
impossible  de  devenir  bon  peintre  sans  être  versé  dans  les  ma- 
thématiques. 

Cette  transformation  de  l'art  en  science  a  sans  doute  quelque 
chose  d'inévitable  et  de  fatal  en  soi.  Léonard  de  Vinci  fut  le 
premier  grand  peintre  (|ui  la  détermina.  Une  foule  d'autres  sui- 
virent son  exemple.  Mais  pour  constater  le  fait  sans  citer  un 
trop  grand  nombre  d'ouvrages  ,  j'indiquerai  le  livre  qu'Albert 
Durer,  ce  fameux  peintre  allemand  qui  vint  étudier  son  art  en 
Italie,  publia  ,  en  1534  :  «  Des  Proportions  du  Corps  humain.  » 
De  hutnani  corporis  symmetriâ.  H  y  présente  une  suite  de 
figures  géométriques  dans  lesquelles  des  ligures  humaines  des 
deux  sexes  et  d'âges  différents  sont  inscrites  d'après  certaines 
règles  que  l'auteur  établit  pour  leur  donner  les  proportions  les 
plus  naturelles  et  les  plus  parfaites.  Ce  traité,  qui  n'est  bon  ,  il 
faut  le  dire,  ni  pour  les  artistes,  ni  pour  les  savants,  obtint 
toutefois  un  succès  prodigieux  dans  son  temps ,  par  cela  seul 
qu'il  encourageait  le  goût  et  les  espérances  de  ce  xvi^  siècle, 
durant  lequel  on  se  flatta  de  tout  réduire  à  l'état  de  science 
exacte ,  comme  dix-se|)t  cents  ans  avant ,  on  avait  fait  le  même 
rêve  en  Grèce  lors  de  l'apparition  des  ouvrages  d'Aristote. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  le  concours  des  artistes  fut  très-utile  aux 
progrès  des  éludes  anatonii<iues  ;  car,  en  1541 ,  Gauthier RyfF, 
médecin  de  Strasbourg,  fit  exécuter ,  sous  sa  direction,  dix- 
neuf  planches  de  figures  anatomiques ,  déjà  fort  supérieures  à 
celles  que  Jean^le  Carpi  avait  données  en  1521 ,  à  Bologne. 

Tel  était  i'élat  de  la  science  de  l'anatomie  et  la  portée  des 
ouvrages  qui  en  traitaient,  en  154ô  ,  lorsqu'André  Vésale  pu- 
blia les  sept  livres  qu'il  avait  composés  sur  la  structure  du 
corps  humain  :  «Z>e  Humant  corporis  fabricâ ,  libri  septem.  » 


124  REVUE  DE  PARIS. 

Mais  avant  de  parler  de  ce  grand  ouvrage ,  je  crois  nécessaire 
de  faire  connaître  d'abord  Tordre  de  dates  dans  lequel  Vésale  a 
publié  ses  difFérents  travaux.  Il  a  écrit  ou  publié  (1)  : 

En  1537.  La  Paraphrase  des  ouvrages  de  Rhazès.  — 1358. 
additions  et  Corrections  à  Vouvrage  de  Guintlierius.  —  13ô9. 
Plusieurs  Planches  anatoviiques ,  publiées  à  Venise  comme 
essai.  —  1539.  Lettre  sur  la  Saignée  dans  la  Pleurésie. — 
1543.  Abrégé  des  sept  livres  sur  la  Structure  du  corps  hu- 
main. —  1543.  Les  sept  livres  sur  la  Strticture  du  corps  hu- 
main.—  1546.  Lettre  sur  l'Usage  du  Quina.  —  1355.  Les 
Sept  livres ,  etc.  corrigés  et  augmentés.  Nouvelle  édition  ,  don- 
née à  Bàle.  —  150Î.  La  Grande  Chirurgie.  —  15(51.  Examen 
des  Observations  faites  par  G.  Fallope  sur  les  Sept  livres. 

Pendant  les  sept  ou  buit  années  du  professorat  de  Vésale  à 
Padoue  ,  à  Bologne  et  à  Pise  ,  c'est-à-dire  de  la  vingtième  à  la 
vingt-huitième  année  de  son  âge  ,  les  idées  de  cet  homme  ,  on 
le  pense  bien,  éprouvèrent  de  grandes  modifications,  résultats 
de  ses  études  et  de  son  expérience.  Durant  les  trois  premières  an- 
nées ,  il  calqua  en  quelque  sorte  ses  leçons  sur  les  livres  de  Ga- 
lien  ,  pour  lequel  il  professait  même  hautement  le  respect  et 
l'admiration  les  plus  sincères.  Comme  médecin,  il  estimait  Ga- 
lien  régal  d'IIippocrate  ,  et  il  lui  faisait  une  place  à  part  à  cause 
de  l'habileté  de  ses  dissections  et  de  la  netteté  de  ses  descrip- 
tions. 

Quant  au  travail  de  Mondini  ,  tout  imparfait  qu'il  soit ,  il  ne 
fut  cependant  pas  i)erdu  pour  Vésale ,  qui  sentit  le  mérite  qu'a 
toujours  nne  observation  faite  directement  sur  la  nature  et  dé- 
gagée des  idées  et  des  interprétations  précédentes  trouvées  par 
d'autres.  Quelques  erreurs  graves  commises  par  Gaiien  éveillè- 
rent d'ailleurs  son  attention,  et,  après  ses  leçons,  il  prit  l'habi- 
tude d'écrire  en  marge  du  livre  de  Gaiien,  dont  il  se  servait  pour 
démontrer ,  les  omissions ,  les  fausses  descriptions  et  les  erreurs 
qu'il  y  trouvait.  Il  en  observa  plusieurs  si  grossières ,  qu'elles 


(1)  L'édition  la  plus  complète  d'André  Vésale,  celle  dont  j'ai  fait 
usage  pour  mon  travail,  est  Téilition  en  deux  vol.  in-fo,  donnée  à 
Amsterdam  (Lugdiuii  Batavorum  )  en  1725,  par  Herman  Boerhaave 
rt  B.-S.  Albini. 


REVUE  DE  PARIS.  125 

éteignirent  presque  tout  à  coup  la  foi  qu'il  avait  eue  en  la 
science  du  médecin  de  Pergatne.  Guidé  par  quelques  passages 
du  texte  qui  mettaient  sur  la  voie  des  erreurs  ,  que  l'inspection 
de  la  nature  aurait  fait  évidemment  reconnaître  pour  telles  par 
Galien  lui-même ,  Vésale  se  mit  à  disséquer  des  singes  de  diffé- 
rentes espèces  et  reconnut  bientôt  que  Galien  avait  fréquemment 
attribué  à  l'homme  des  organes  et  des  dispositions  corporelles 
qui  n'appartiennent  effectivement  qu'à  ces  animaux. 

La  confiance  une  fois  trompée  ne  se  rétablit  jamais.  Vésale 
sentit  qu'il  ne  devait  plus  s'en  rapporter  qu'à  la  nature,  et  il  ne 
se  servit  désormais  du  livre  de  Galien  qu'avec  l'intention  d'eu 
faire  un  contrôle  sévère  .  pendant  le  cours  de  ses  dissections. 
Non-seulement  il  poursuivit  avec  ardeur  ce  travail  critique  pour 
sa  propre  instruction,  mais  bientôt ,  dans  les  amphitliéâlres  où 
il  professait,  il  signala  hardiment  les  erreurs  qu'il  reconnut 
dans  Galien,  et  s'appliqua  à  les  démontrer  à  ses  disciples  en  leur 
en  fournissant  les  preuves  sur  le  cadavre. 

Comme  on  n'a  plus  l'idée  aujourd'hui  de  l'admiration  fana- 
tique qu'inspiraient  alors  des  noms  tels  que  ceux  de  Platon , 
d'Hippocrate  et  de  Galien ,  on  aura  peine  à  se  figurer  le  scan- 
dale que  causa  cette  hardiesse  parmi  tous  les  savants.  Vésale, 
dont  l'expérience  dans  l'élude  de  la  nature  était  déjà  devenue 
grande,  pensa  que  le  meilleur  moyen  de  justifier  ses  assertions 
nouvelles  contre  Galien  était  de  mettre  les  pièces  du  procès  au 
grand  jour.  Étant  à  Venise  en  1539,  il  préluda  ,  en  attendant 
l'exécution  de  la  grande  entreprise  qu'il  méditait,  son  livre  sur 
la  structure  du  corps  humain,  par  publier  un  certain  nombre 
de  planches  anatomiques  gravées  sur  bois. 

A  peine  cet  essai  fut-il  connu,  que  le  nom  de  Vésale  et  le  goût 
des  savants  et  des  artistes  pour  ce  genre  de  représentations  ex- 
citèrent l'activité  des  plagiaires  ;  ces  planches  d'analomie ,  co- 
piées et  contrefaites  plusieurs  fois  en  Allemagne  où  la  gravure 
en  bois  était  fort  en  usage,  se  répandirent  dans  toute  l'Europe. 
Dans  plusieurs  endroits  de  ses  ouvrages,  Vésale  se  plaint  amè- 
rement, non  pas  tant  du  plagiat  de  cet  œuvre,  que  des  inexac- 
titudes et  des  preuves  d'ignorance  que  les  copistes  y  ont  laissées. 
Quoique  cette  publication  d'essai  ait  causé  beaucoup  d'ennuis  et 
d'inquiétudes  à  Vésale,  tourmenté  de  Tidée  qu'on  ne  lui  repro- 
chât les  fautes  de  ses  plagiaires,  cependant  comme  elle  eut  un 

11. 


126  REVUE  DE  PARIS. 

succès  de  vogue  ,  ainsi  que  l'atteslent  les  nombreuses  contrefa- 
çons (|ui  en  fuient  faites,  elle  prépara  l'esprit  des  savants  à  re- 
cevoir le  grand  ouvrage  d'anatomie<iue  Vésale  méditait. 

Il  en  commença  la  rédaction  et  fît  entreprendre  la  gravure  des 
planches  sur  bois  en  1539,  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans  ;  et  il  en  avait 
à  peine  vingt  huit  lorsqu'il  termina  et  publia  l'ensemble  de  l'ou- 
vrage, en  154Ô. 

Lorsqu'il  l'entreprit ,  quoique  persuadé  qu'il  était  indispen- 
sable, pour  remettre  la  science  dans  la  véritable  voie,  de  recom- 
mencer entièrement  la  description  analomiquedu  corps  humain 
d'après  l'homme  même ,  il  soumit  cependant  son  projet  à  plu- 
sieurs savants. renommés.  Presque  tous,  subjugués  par  l'admi- 
ration générale  qu'excitait  Gaiien,  engagèrent  Vésale  à  renoncer 
à  cette  téméraire  entreprise.  Cependant  il  s'en  trouva  de  plus 
éclairés  ,  de  plus  zélés  pour  la  science;  entre  ces  derniers  qui 
poussèrent  Vésale  à  poursuivre  son  noble  projet,  on  cite  Marc- 
Antonio  Genua,  professeur  de  Padoue  ,  et  Wolfang  Herwort , 
noble  citoyen  d'Âugsbourg. 

Vésale ,  également  versé  dans  la  lecture  des  ouvrages  d'Hip- 
pocrate  et  de  Gaiien,  et  qui  de  plus  était  un  observateur  sincère 
et  pénétrant,  s'aperçut  de  très-bonne  heure  des  inconvénients 
sans  nombre  qui  résultent  de  la  culture  isolée  de  la  médecine  ou 
de  la  chirurgie.  Tout  disposé  qu'il  fût  à  combattre  les  erreurs 
de  détail  commises  par  Gaiien  ,  cependant  la  lecture  des  livres 
de  cet  homme  le  lit  revenir  au  grand  principe  de  la  médecine 
antique,  et  il  pensa  que  l'étude  de  l'anatomie  n'était  pas  moins 
nécessaire  au  médecin  qu'au  chirurgien.  Selon  lui,  et  cette  idée 
perce  dans  tous  ses  écrits  ,  les  connaissances  anatomiques  doi- 
vent être  le  fondement  de  toute  la  science  du  médecin.  Peut-être 
même  pourrait-on  lui  reprocher  d'avoir  poussé  ce  système  trop 
loin  ;  néanmoins ,  c'est  celle  idée  forte,  vraie  à  beaucoup  d'é- 
gards, quoique  les  médecins  Jie  l'abandonnent  que  trop  souvent, 
qui  lui  a  inspiré  le  courage  de  faire  une  révolution  complète 
dans  la  science  qu'il  professait. 

Cette  idée,  on  la  voit  jioindre  dans  l'essai  de  gravures  en  bois 
qu'il  publia  à  Venise  en  1559.  Les  parties  du  corps  humain  qui 
y  sont  représentées  sont  affectées  de  blessures,  d'ulcères,  de 
tumeurs,  de  lu.xations,  de  fractures  et  de  contusions.  Évidem- 
ment, comme  le  dit  H.  Boerhaave  en  rapportant  ce  fait,rinten- 


REVUE  DE  PARIS.  127 

tion  de  Vésale  élaitde  faire  connaître  précisément  ces  cas  divers 
aux  barbiers-chirurgiens  chargés  de  les  guérir,  et  de  se  moquer 
des  médecins  qui  alors  n'étaient  occupés  qu'à  prescriie  des  si- 
rops et  des  drogues,  même  quand  il  s'agissait  de  remettre  un 
bras  ou  de  faire  passer  une  foulure. 

Vésale  prévoyait  bien  toute  la  gravité  d'une  publication  pro- 
chaine de  son  livre.  Après  ce  premier  essai  de  pièces  anatomi- 
ques  gravées,  il  voulut  encore  préparer  le  public  par  nn  second 
travail  préliminaire.  Il  fit  imprimer  et  présenta  ,  en  ]o4ô,  au 
prince  Philippe,  fils  de  Charles-Ouint,  l'abrégé  du  grand  ouvrage 
qu'il  devait  mettre  au  jour  quelques  mois  après.  Dans  ce  livre, 
que  l'ont  peut  considérer  à  la  fois  comme  un  prospectus  et  une 
table  raisonoâc  des  matières  à  traiter,  Vésale  introduisit  un 
certain  nombre  de  planches  où  les  grandes  dispositions  de 
l'anatomie  de  l'homme  sont  rendues  d'une  manière  fort  remar- 
quable. 

Enfin  ,  dans  cette  même  année  1543  ,  on  imprima  à  Bâle  son 
grand  ouvrage  sur  l'anatomie  de  l'homme  :  De  humani  cor- 
poris  fabricâ ,  libri  septem,  dont  il  offrit  la  dédicace  à  Charles- 
Quint. 

L'épîlre  dans  laquelle  la  sa  vaut  implore  la  protection  du  prince, 
et  où  il  lui  donne  les  motifs  qui  l'ont  engagé  à  composer  et  à 
publier  cet  ouvrage,  est  un  morceau  trop  curieux  i)0ur  que  je 
puisse  résister  au  désir  d'en  donner  des  extraits  en  traduction. 
Cette  préface  est  écrite,  ainsi  que  le  livre,  en  latin  tant  soit  peu 
ludesque ,  mais  d'un  style  ferme  et  animé.  La  suscription  en 
est  curieuse.  On  y  voit  que  dans  ce  siècle  l'autorité  de  Charles- 
Quint  n'était  pas  moins  grande  sur  les  esprits  que  celle  de 
Galien  : 

AD  DIVUM 

CaROLCM   QtI\TlM 

maximum,  imvictissimumque  imperatorem 

AiVDRE.î  Vesalii 

in  suos  de  humani  corporis  fabrica  libros 

Pr.îfatio. 

«  Au  divin,  grand  et  invincible  empereur  Charles-Quint,  pré- 
face d'André  Vésale  sur  ses  livres  traitant  de  la  structure  du 
corps  humain.  > 


128  REVUE  DE  PARIS, 

Après  avoir  fait  sentir  au  très-clément  césar  Charles  la  né- 
cessité d'une  nouvelle  exposition  scientifique  des  connaissances 
propres  à  guider  les  hommes  qui  se  livrent  à  l'art  de  guérir ,  il 
trace  succinctement  l'histoire  de  cet  art  jus(iu'à  son  temps.  II 
rappelle  d'abord  la  perte  de  toutes  les  connaissances  humaines 
qu'avait  acquises  l'antiquité,  et  signale  l'invasion  des  barbares 
en  Europe  comme  la  cause  principale  du  désordre  qui  s'intro- 
duisit dans  les  études  et  la  pratique  delà  médecine.  11  fait  ob- 
server que  c'est  à  partir  de  celle  éjioque  que  l'on  a  abandonné  à 
des  hommes  de  basse  classe ,  et  complètement  étrangers  aux 
doctrines  de  l'art  médical,  la  pratique  des  opérations  chirurgi- 
cales ainsi  que  les  pansemenls  de  toute  espèce.  Puis,  après  avoir 
fait  une  exceptitm  honorable  à  celle  critique  générale  en  faveur 
des  Arabes  et  des  Grecs,  qui  ont  toujours  pratiqué  l'art  de  guérir 
avec  plus  de  science  el  de  respect,  il  ajoute  : 

«  Quoiqu'il  ait  existé  autrefois  trois  sectes  ou  écoles  de  mé- 
decine, les  dogmatiques,  les  empiriques  el  les  méthodistes 
(logica,  empirica,  et  methodica),  cependant  les  auteurs  de  ces 
trois  systèmes  n'ont  pas  complètement  touché  le  but  que  doit  se 
proposer  la  médecine ,  qui  est  de  conserver  la  santé  et  de  dé- 
truire les  maladies.  Mais  les  moyens  employés  par  chacune  de 
ces  sectes,  tels  que  les  règles  de  l'hygiène  par  la  première,  les 
médicaments  par  la  seconde,  el  l'expérience  des  faits  et  la  con- 
viction acquise  au  moyen  du  tact  par  la  troisième,  toutes  ces 
ressources  furent  mises  simultanément  en  usage.  La  dernière 
surtout,  qui  consiste  dans  l'expérience  el  l'élude  des  faits,  et  qui 
a  donné  la  preuve  que  le  propre  de  l'art  de  la  médecine  est  d'a- 
jouter à  ce  qui  manque  et  d'ôter  ce  qu'il  y  a  de  superflu,  celle 
doctrine  a  été  consacrée  par  l'usage  et  le  temps,  et  a  sans  aucun 
doute  très-puissamment  contribué  à  l'avantage  du  genre  hu- 
main. Celte  triple  ressource  était  devenue  familière  aux  méde- 
cins de  chacune  des  trois  secles  ;  et  bien  que  les  mélhodisles, 
par  exemple,  s'appliquassent  surtout  à  interroger  l'état  des 
malades  en  làlant  les  parties  du  corps  où  pouvait  être  le  siège 
du  mal,  cela  ne  les  empêchait  pas  d'étudier  soigneusement  le 
régime  à  prescrire  ou  la  composition  des  médicaments  qu'exi- 
geaient les  cas  divers  de  maladie.  C'est  ce  que  prouvent  surtout 
les  ouvrages  du  divin  Hippocrale,  dans  lesquels  , .")  propos  des 
devoirs  que  doit  remplir  le  médecin,  il  traite  de  la  fracture  des 


REVUE  DE  PARIS.  129 

OS,  de  la  luxation  des  articulations,  et  des  accidents  fâcheux  qui 
peuvent  en  résulter.  Bien  plus  ,  Galien ,  le  plus  grand  des  mé- 
decins après  Hippocrate,  non-seulemènt  tirait  vanité  de  ce  que 
lui  seul  avait  le  droit  de  guérir  les  blessures  des  gladiateurs  de 
Pergame,  mais  il  répète  souvent  avec  satisfaction  que,  quoique 
déjà  vieux,  il  se  fait  aider  par  des  serviteurs  pour  dépouiller  des 
singes,  les  disséquer  et  en  étudier  les  parties  intérieures  avec 
les  principaux  médecins  de  l'Asie.  En  somme,  aucun  des  méde- 
cins célèbres  de  l'antiquité  ne  me  paraît  avoir  opéré  ses  cures 
sans  le  triple  secours  de  l'bygiène,  des  médicaments  et  de  l'ex- 
périence manuelle  (  la  chirurgie). 

«Mais,  continue  Vésale,  après  les  dévastations  des  Golhs, 
lorsque  toutes  les  sciences,  si  florissantes  jusque-là,  furent  tom- 
bées en  décadence,  il  parut  d'abord  en  Italie  des  médecins  élé- 
gants et  délicats  qui,  exagérant  les  préjugés  de  l'ancienne  Rome, 
et  méprisant  comme  servile  tout  travail  tpii  exige  le  secours  des 
mains ,  firent  pratiquer  par  des  esclaves  les  opérations  et  les 
pansements  queiéclamait  l'état  des  malades,  se  conduisant  en 
cela  à  peu  près  comme  les  architectes  qui  font  exécuter  tous  les 
travaux  grossiers  parles  maçons.  Mais  comme  il  arriva  que  ces 
médecins,  tirant  peu  d'honneur  et  de  profit  de  ce  métier,  lais- 
sèrent peu  à  peu  se  perdre  ce  qui  restait  des  principes  de  l'an- 
cienne doctrine  médicale,  hienlôt  ce  furent  de  simples  gardiens 
qui  se  chargèrent  d'apprêter  la  nourriture  des  malades,  des 
apothicaires  qui  confectionnèrent  les  médicaments,  et  enfin 
des  barbiers  qui  se  trouvèrent  chargés  des  opérations  chirur- 
gicales. » 

Ici  Vésale  s'élève  avec  véhémence  contre  cette  séparation  de 
la  médecine  et  de  la  chirurgie,  qui  vicie  et  dénature  l'art  de 
guérir.  Puis,  après  avoir  versé  le  ridicule  sur  les  physiciens 
guérisant  avec  des  amulettes,  ainsi  que  sur  les  barbiers-clnrur- 
giens  qu'il  relègue  dans  la  classe  des  valets,  il  ajoute  : 

«  Lorsque  Homère  vante  un  homme  comme  un  excellent  mé- 
decin, lorsqu'il  célèbre  Podalire  et  Machaon  ,  ces  fils  du  divin 
Esculape,  ce  n'est  pas  parce  que  Machaon  et  Podalire  ont  fait 
passer  un  petit  accès  de  fièvre  qui  se  serait  guéri  tout  seul  et  plus 
promptement  même  sans  le  secours  des  médecins,  mais  bien 
vraiment  parce  qu'ils  ont  guéri  les  braves  soldats  d'Agamemnon 
des  luxations,  des  fractures  ,  des   contusions  et  des  héniorra- 


130  REVUE  DE  PARIS. 

gips  résultant  des  blessures  reçues  dans  les  combats.  Quoi  qu'il 
en  soit,  dit  tout  à  coup  Vésale,  dont  le  sens  droit  maîtrise  la 
colèie,  je  ne  prétends  pas  donner  la  préférence  à  l'un  des  trois 
éléments  de  l'art  de  guérir,  mais  je  pense  au  contraire  qu'on 
doit  les  faire  concourir  également  et  simultanément  à  sa  per- 
fection.» 

Je  ne  puis  donner  que  des  extraits  de  cette  curieuse  mais  assez 
longue  préface,  qui  fait  si  bien  connaître  le  mépris  dans  le(|uel 
étaient  tombés  la  plupart  des  hommes  qui  remplissaient  alors 
les  fonctions  de  chirurgien  ,  et  met  au  grand  jour  l'ignorance 
deranatomie,  dans  laquelle  croupissaient  ceux  qui  prenaient 
le  litre  de  médecin.  Vésale  n'emploie  jamais  le  mot  de  barbier 
sans  faire  sentir  que  de  son  temps  il  était  exposé  à  se  voir  con- 
fondu avec  les  gens  de  cette  profession.  Mais  malgré  l'indigna- 
tion que  lui  inspire  cette  injustice  ,  cet  homme  ,  dont  le  sang 
était  si  jeune  encore,  laisse  toujours  reparaître  en  lui  le  savant, 
quand  il  a  purgé  sa  colère,  et  l'on  ne  saurait  trop  louer  la  péné- 
tration d'esprit ,  la  sagesse  même  avec  laquelle  il  criticpie  les 
préjugés  des  médecins  qui  prétendaient  découvrir  les  maladies 
sans  connaître  l'organisation  du  corps  humain ,  la  sottise  des 
apothicaires  vendant  leurs  drogues  sans  en  connaître  l'effet ,  et 
l'ignorance  brutale  des  barbiers-chirurgiens.  Il  ne  s'élève  pas 
avec  moins  de  raison  et  de  verve  contre  les  professeurs  d'ana- 
tomie  démontrant  à  l'aide  d'observations  faites  par  des  auteurs 
dont  ils  ne  vérifiaient  jamais  les  assertions  sur  la  nature ,  ou 
qui ,  lorsqu'ils  disséquaient,  présentaient  à  leurs  auditeurs  des 
pièces  si  monstrueusement  préparés  ,  «  qu'un  boucher,  ajoute 
Vésale,  aurait  eu  autant  de  droit  qu'eux  à  faire  un  cours  d'ana- 
loniie  au  milieu  du  marché.  » 

Après  s'être  efforcé  de  démontrer  que,  chez  les  anciens,  l'art 
de  la  médecine  comprenait  la  triple  élude  de  l'hygiène,  de  la 
connaissance  des  médicaments  et  de  l'analomie  ;  après  avoir 
indiqué  le  démembrement  dans  les  temps  modernes  de  cet  art 
divisé  en  trois  professions  isolées,  incohérentes  et  devenues 
absurdes,  de  ce  métier  dont  les  charlatans ,  les  apothicaires  et 
les  baibiers  étaient  devenus  les  arbitres  sujjrêmes,  Vésale  dédie 
son  livre  à  Charles-Quint  en  suppliant  ce  prince,  qui  voyait  en 
effet  renaître  autour  de  lui  toutes  les  connaissances  humaines 
en  Europe,  del'aider  de  son  appui,  pour  remettre  la  médecine  en 


REVUE  DE  PARIS.  131 

honiieur  en  donnant  une  activité  et  une  direction  nouvelles  aux 
études  anatomiques  si  longtemps  négligées.  Pour  inspirer  plus 
de  confiance  à  l'empereur,  il  rappelle  à  sa  mémoire  les  exemples 
que  lui,  Vésale,  a  reçus  de  ses  aïeux,  tous  médecins  et  anato- 
misles  ;  il  lui  fait  la  peinture  des  éludes,  des  efforts,  des  labo- 
rieuses recherches  qu'il  n'a  pas  cessé  de  faire  depuis  sa  plus 
tendre  jeunesse;  il  énumère  ses  travaux  à  Paris,  son  professorat 
à  Padoue,  à  Bologne  et  ù  Pise;  il  insiste  sur  les  applaudisse- 
meiils  qu'il  a  reçus  de  tous  les  plus  savants  analomistes  de 
l'Euiope  et  ne  craint  pas  de  dire  que  si  parfois  on  l'a  accusé  de 
n'avoir  pas  toujours  parlé  de  Galien  avec  le  profond  resi)ectdù 
à  ce  grand  homme,  loin  de  l'avoir  calomnié,  il  lui  a  constam- 
ment rendu  justice  ;  que  seulement  il  a  contrôlé  ses  opinions  en 
les  comparant  avec  ce  que  présente  la  nature;  que  quand  il  l'a 
blâmé,  il  n"a  fait  que  ce  que  Galien  fit  souvent  envers  lui-même, 
chaque  fois  qu'une  expérience  nouvelle  ou  mieux  conduite  le 
forçait  de  revenir  sur  ce  qu'il  avait  avancé  ;  qu'enfin  tous  ces 
reproches  étaient  tombés  d'eux-mêmes,  lorsque,  pendant  ses 
démonstrations  anatomiques  à  Padoue,  à  Bologne  et  à  Pise,  il 
avait  prouvé,  les  objets  en  main  et  comparés  aux  descriptions 
anatomiques  de  Galien,  que  ce  célèbre  médecin  avait  donné  ces 
descriptions  comme  étant  faites  d'après  des  hommes,  tandis 
qu'il  ne  les  avait  dictées  réellement  que  d'a])rès  des  dissections 
pratiquées  sur  des  animaux,  et  particulièrement  sur  des  singes. 

Vésale  croit  donc  pouvoir  se  flatter  d'ofFiir  à  Charles-Quint 
un  véritable  traité  de  l'organisation  du  corps  humani.  Mais, 
non  content  de  s'adresser  à  lintelligence  des  lecteurs,  il  veut 
encore  porter  la  conviction  dans  leur  esprit  par  le  témoignage 
de  leurs  yeux.  Il  instruit  donc  le  prince  des  soins  qu'il  a  pris 
pour  joindre  à  son  texte  des  gravures  représentant  les  nombreux 
'  objets,  qu'il  a  décrits.  Enfin,  le  grand  anatomiste  termine  sa 
prélace  en  désignant  les  sept  grandes  divisions  de  son  livre  sur 
la  structure  du  corps  humain  : 

«  Dans  le  premier  livre ,  dit-il ,  j'ai  décrit  la  nature  de  tous 
les  os  et  de  tous  les  caililages,  comme  étant  ce  que  les  analo- 
mistes doivent  connaître  d'abord,  puisque  c'est  sur  eux  que 
s'appuient  et  se  meuvent  toutes  les  autres  parties  du  corps  hu- 
main qui  restent  à  décrire. 

0  Le  second  traite  des  ligaments  au  moyen  desquels  les  os  et 


132  REVUE  DE  PARIS. 

les  cartilages  soiil  liés  enire  eux,  et  ensuite  des  muscles,  or- 
ganes des  mouvements  que  leur  imprime  notre  volonté. 

»  Le  troisième  comprend  l'ensemble  des  nombreuses  veines 
qui  portent  et  distribuent  le  sang  dont  les  os",  les  muscles  et 
toutes  les  autres  parties  sont  nourries  ;  puis  les  artères  qui  rè- 
glent la  température  de  la  chaleur  de  l'esprit  vital. 

«  Le  quatrième  fait,  non-seulement  connaître  les  nerfs  qui 
portent  l'esprit  animal  aux  muscles ,  mais  encore  l'ordre  dans 
lequel  ces  nerfs  se  propagent  et  vont  se  distribuer. 

»  Le  cinquième  explique  la  disposition  des  organes  qui  ser- 
vent à  la  nutrition  opérée  par  le  boire  et  le  manger;  et  en  rai- 
son de  leur  voisinage ,  des  organes  qui  servent  à  l'entretien  de 
la  race  humaine ,  tels  que  le  Créateur  de  toutes  choses  les  a 
établis. 

»  Le  sixième  est  employé  à  décrire  le  cœur,  ce  foyer  de  la 
faculté  vitale,  ainsi  que  toutes  les  diverses  parties  qui  le  con- 
stituent. 

«  Dans  le  septième  enfin,  on  traite  de  l'harmonie  générale  des 
organes  du  cerveau  et  des  sens,  de  manière  à  ce  que  les  choses 
dites  déjà  dans  le  quatrième  livre,  sur  les  nerfs  qui  tirent  leur 
origine  du  cerveau,  ne  soient  pas  répétées. 

»  J'ai  suivi ,  ajoute  Vésale ,  l'idée  de  fialien  qui,  après  avoir 
fait  l'histoire  des  os,  des  muscles,  des  veines,  des  artères  et  des 
nerfs,  traite  ensuite  de  l'anatomie  des  viscères.  Et,  dans  l'inten- 
tion de  rendre  l'ensemble  de  mon  grand  ouvrage  plus  facile  a| 
saisir,  j'en  ai  fait  un  abrégé  (une  espèce  de  nomenclature)  que 
j'ai  offerte  au  sérénissime  prince  Philippe,  lîls  de  Votre  Majesté. 
11  s'est  trouvé  beaucoup  de  gens  qui  ont  blâmé  avec  aigreur  le 
parti  que  j'ai  pris  pour  faciliter  l'étude  des  élèves,  de  faire 
représenter  en  gravure  les  différentes  parties  du  corps  humain 
que  je  déciis  dans  mon  livre;  et,  sans  tenir  compte  des  soins 
que  j'ai  apportés  et  qui  ont  été  prodigués  par  ceux  qui  les  ont 
exécutées,  pour  rendre  ces"  représentations  aussi  parfaites  qu'il 
était  possible,  on  a  répété  jusqu'à  satiété,  que  ce  n'est  pas 
d'après  des  peintures,  mais  en  observant,  en  disséquant  sur  la 
nature  même,  que  l'anatomie  doit  être  enseignée  et  apprise. 
Plût  à  Dieu,  que  les  gravures  originales  que  j'ai  publiées  déjà 
n'eussent  pas  été  contrefaites  avec  tant  d'ignorance  !  car  ce 
nouveau  reproche  m'eût  été  d'autant  moins  imputé,  que  j'ai 


REVUE  DE  PARIS.  133 

joint  des  gravures  à  mon  livre  pour  inciter  les  élèves,  tout  en 
les  guidant,  à  multiplier  les  dissections,  travaux  que  je  ne  cesse 
de  leur  recommander.  Au  surplus,  quant  aux  secours  qiie  l'on 
peut  tirer  de  ces  planclies  pour  l'étude  de  l'anatomie,  pourquoi 
leur  refuserait-on  l'efficacité  reconnue  des  figures  de  géo- 
métrie et  de  mathématiques  dans  les  livres  qui  traitent  de  ces 
sciences? 

»  Mais  c'est  en  vain  que  je  chercherais  à  me  le  dissimuler  : 
ayant  à  peine  accompli  ma  vingt-huitième  année,  ma  jeunesse 
nuira  à  un  ouvrage  dans  lequel  j'ai  eu  l'occasion  de  relever  les 
erreurs  commises  par  Galien;  et  je  sens  que  je  serai  en  butte 
aux  morsures  de  ceux  qui  ont  étudié  l'anatomie  sans  conscience, 
ou  des  vieillards  jaloux  des  découvertes  des  jeunes  gens,  et 
d'une  foule  d'hommes  qui  ne  me  pardonneront  jamais  d'avoir 
fait  connaître  et  démontré  ce  qu'ils  n'ont  point  aperçu,  si 
je  ne  me  mettais  sous  la  protection  du  divin  et  invincible 
Charles. 

1)  PadoUG,  août  lo42.  u 

Cette  préface  fut  soumise  à  l'empereur  pendant  l'impression 
de  l'ouvrage,  et  la  publication  eut  lieu  l'année  suivante. 


SECOMDE  PARTIE. 

A  peine  le  traité  de  Humant  corporis  fabricâ  eut-il  paru, 
qu'il  attira  sur  Vésale  les  plus  violentes  critiques  ;  à  Rome, 
Bartholomeo  Eustachi  tonnait  contre  lui,  tandis  que  Marpurghi, 
professeur  dans  la  même  ville,  ne  craignait  pas  de  le  calomnier. 
Mais  ce  fut  moins  en  Italie  qu'eu  France  que  l'orage  qui  le 
menaçait  se  grossit.  Jacques  Dubois  ,  ce  Jacobus  Sjlvius  dont 
Vésale  avait  été  l'élève  de  prédilection  à  Paris ,  devint  son 
ennemi  le  plus  acharné,  sitôt  que  son  grand  ouvrage  fut 
connu. 

A  partie  culte  fanatique  qu'il  rendait  à  Galien,  Sylvius  était 
1  12 


154  REVUE  DE  PARIS. 

un  anatomisle  savant  et  trt^s-recoramandable.  Il  a  illustré  sa 
carrière  par  plusieurs  belles  découvertes  dont  le  nombre  eût 
sans  doute  élé  plus  fjrand,  si  la  pénétration  naturelle  de  son 
esprit  n'eût  pas  été  offusquée  par  celte  fatale  idée  que,  Galien 
étant  infaillible,  on  devait  fermer  les  yeux  sur  les  phénomènes 
de  la  nature  que  le  médecin  de  Pergame  n'avait  pas  reconnus 
et  signalés. 

Ce  genre  d'aveuglement  qui,  sous  d'autres  formes,  se  repro- 
duit dans  tous  les  siècles  ,  se  combina  dans  l'esprit  de  Sylvius 
avec  l'idée  que  ce  petit  Vésale,  qu'il  avait  enseigné  dans  son 
école,  était  l'anatomiste  dont  l'ouvrage  ,  en  portant  atteinte  à 
l'infaillibilité  de  Galien,  allait  ruiner  peut-être  l'autorité  que 
s'étaient  acquise  les  professeurs  qui  suivaient  ses  doctrines. 

Sylvius  ne  put  supporter  Irancjuillement  celte  double  in- 
jure qu'il  s'appli(iua  directement ,  et  l'on  peut  dire  qu'elle 
le  rendit  fou  dans  celle  occasioli.  Cependant  Vésale,  dont 
la  célébrité  allait  toujours  croissant,  ne  cessa  pas  de  mon- 
trer du  respect  pour  le  vieux  professeur  dont  il  appréciait 
fes  talents,  et  envers  lequel  il  conservait  une  sincère  re- 
connaissance. Cependant  les  leçons  que  Vésale  continuait  de 
donner  à  Padoue ,  à  Bologne  et  à  Pise ,  contribuèrent  à 
augmenter  l'éclat  de  son  nom,  ainsi  que  l'importance  de  son 
livre.  Ce  succès  parvint  jusqu'aux  oreilles  du  vieux  professeur 
parisien  qui,  ne  pouvant  i)lus  contenir  le  dépit  et  la  colère 
qu'il  en  ressentit,  écrivit  une  espèce  de  traité  intitulé  :  Sylvius 
Vesani  calumnias  depulsandus  (Sylvius  contré  les  calomnies 
d'un  insensé  ) ,  jouant  avec  aussi  peu  de  dignité  que  de  goût  sur 
les  mots  Fesalius  et  vesamis.  Dans  cette  défense  de  Galien 
contre  les  attaques  de  Vésale,  le  vieux  professeur  y  traite  son 
ancien  élève  d'ignorant,  d'orgueilleux,  de  calomniateur ,  d'im- 
pie, de  transfuge,  et  termine  par  le  signaler  comme  un  monstre 
d'ignorance  dont  rhaleine-impure  empoisonne  l'Europe.  Enfin, 
dans  son  égarement ,  le  pauvre  Sylvius ,  se  voyant  forcé  par 
l'évidence  des  faits  de  reconnaître  que  quelques  descriptions 
de  Galien  ne  sont  pas  conformes  à  ce  que  présente  la  nature, 
se  décide ,  j)Our  sauver  l'honneur  de  son  oracle ,  à  dire  «  que, 
dans  le  siècle  de  Trajan  et  de  Seplime  Sévère,  les  hommes  étaient 
autrement  orjjanisés  que  de  son  temps.  » 
Malgré  la  fureur  aveugle  et  l'absurdité  qui  se  révélaient  dans 


REVUE  DE  PARIS.  135 

ces  critiques  ,  le  nom  et  l'autorité  de  Sylvius  étaient  tels  cepen- 
dant que  son  écrit  fit  élever  des  doutes  sur  l'exactitude  des 
assertions  de  Vésale.  Le  bruit  de  cette  dispute  se  répandit  en 
Europe,  il  parvint  même  jusqu'à  la  cour  de  Charles-Quint  où  il 
fut  décidé  que  l'on  ferait  une  enquête  et,  au  besoin,  une  cen- 
sure du  livre  de  Vésale. 

Dès  que  Vésale,  après  la  réception  de  celte  nouvelle,  se  vit 
forcé  de  se  rendre  à  la  cour,  il  se  sentit  profondément  blessé. 
On  dit  que  dans  les  premiers  moments  de  sa  colère  il  jeta 
plusieurs  ouvrages  manuscrits  au  feu  :  un  livre  de  formules  de 
médicaments,  une  comparaison  des  travaux  des  médecins 
arabes  avec  ceux  de  Galien,  un  nomiire  considérable  d'obser- 
vations sur  les  divers  ouvrages  de  Galien  ,  et ,  ce  qui  peut-être 
est  plus  regrettable  encore  ,  l'exemplaire  des  œuvres  de  ce 
médecin  ,  sur  les  marges  duquel  il  consignait  ce  qu'il  observait 
journellement  de  nouveau  en  disséiiuant.  Plus  tard ,  et  lorsque  sa 
colère  fut  passée,  il  regretta  la  perte  de  ces  ouvrages  qu'il  s'ef- 
força vainement  de  réparer. 

Cependant,  l'orage  que  Sylvius  avait  amoncelé  sur  la  tête 
de  Vésale  se  dissipa  peu  à  peu,  et  le  grand  analomisle,  après 
avoir  été  employé  comme  médecin  chirurgien  dans  les  armées 
de  Cbarles-Quint ,  finit  par  être  appelé  à  la  cour  de  ce  prince,  où 
il  exerça  la  médecine  pendant  longtemps  ,  à  la  grande  satisfac- 
tion delà  noblesse  espagnole. 

D'après  plusieurs  passages  de  ses  écrits ,  et  si  l'on  considère 
surtout  l'infériorité  des  ouvrages  qu'il  a  produits  depuis  son 
séjour  en  Espagne,  on  peut  présumer  que  les  efforts  d'intelli- 
gence et  de  travail  que  lit  Vésale,  depuis  son  adolescence  jus- 
qu'à l'année  1542,  où  il  publia  ses  sept  livres  sur  la  slructure 
du  corps  humain,  déterminent  l'apogée  de  sa  carrière  de  sa- 
vant. A  compter  de  1545  à  1546,  on  le  trouve  prescpie  exclu- 
sivement occupé  à  remplir  les  devoirs  de  son  emploi  ù  la 
cour,  et  vivant  dans  l'alternative  incessante  de  la  jalousie  que 
lui  portaient  les  médecins  espagnols,  et  de  l'admiration  que 
lui  témoignaient  les  courtisans  de  Charles-Quint.  De  fait, 
il  ne  se  livrait  presque  plus  aux  études  analomiques;  la  dissec- 
tion des  corps  humains  n'était  pas  permise  en  Espagne,  et 
toutes  les  ressources  scientifiques  lui  manquaient.  Lui  même 
nous  apprend ,  dans  VExatnen  des  Observations  de  Fallope , 


136  REVUE  DE  PARIS. 

qu'il  n'avait  ni  le  lieu  ,  ni  les  instruments  nécessaire  à  la  pour- 
suite de  ce  genre  d'études.  Aussi,  on  ne  doit  pas  s'étonner  si 
tous  les  écrits  qu'il  a  composés  en  Espagne  se  ressentent  de  ce 
dénùment  et  plus  encore  du  défaut  de  cette  activité  d'es- 
prit qui  se  ranime  si  difficilement  une  fois  qu'on  l'a  laissée  se 
ralentir. 

Telle  était ,  en  effet ,  la  disposition  où  se  trouvait  Vésale 
lorsque,  dans  les  loisirs  de  sa  vie  à  la  cour,  il  rédigeait  un 
ouvrage  dont  le  volume  ainsi  que  la  nouveauté  eussent  été 
assez  importants  pour  doubler  sa  gloire,  si  ce  dernier  écrit  eût 
eu  un  mérite  égal  à  celui  du  premier.  Mais  la  Grande  Chirur- 
gie ne  répond  pas  à  ce  que  l'on  avait  droit  d'attendre  de  celui 
quia  fondé  la  science  de  l'analomie  en  Europe,  et  bien  que 
Vésale  ait  plus  d'une  fois  rempli  les  fonctions  de  chirurgien 
dans  les  armées  de  Charles-Quint ,  néanmoins  les  habitudes  de 
son  esprit  et  de  sa  main  étaient  avant  tout  celles  d'un  sa- 
vant qui  cherche  et  étudie ,  et  il  manquait  un  peu  de  cette 
sûreté  de  coup  d'œil  et  de  scalpel  qui  constitue  l'opérateur 
habile. 

Cette  dernière  gloire  était  réservée  à  un  homme  dont  le  nom 
n'est  pas  moins  grand  que  celui  de  Vésale ,  à  Ambroise  Paré  , 
qui  a  fondé  la  chirurgie  moderne,  de  même  que  Vésale  a  jeté 
les  bases  de  l'élude  expérimentale  de  l'anatomie  (1). 


(1)  Ambroise  Paré,  né  à  Laval  en  I^jOG,  mort  à  Paris  en  1590.  Il 
fut  successivement  premier  chirurgien  de  Henri  II ,  de  François  II ,  do 
Charles  IX  et  de  Henri  III.  Cet  homme  extrêmement  habile  a  fait,  pour 
remettre  la  chirurgie  en  honneur,  des  efforts  de  la  même  nature  que 
ceux  d'André  Vésale  pour  restaurer  la  science  de  l'anatomie.  A.  Paré 
devint  un  praticien  consommé  par  la  réflexion  et  l'expérience.  En 
plusieurs  occasions  ,  et  particulièrement  à  Metz  ,  ville  dans  laquelle 
il  se  trouva  enfermé  avec  l'armée  française  ,  lorsque  celle  de  Charles- 
Quint  en  faisait  le  siège  ,  il  donna  la  preuve  de  ses  grands  talents  et  de 
son  noble  courage. 

Quant  aux  améliorations  positives  qu'il  apporta  dans  l'art  de  la  chi- 
rurgie, on  lui  doit  la  substitution  de  la  ligature  des  artîres  à  la  cau- 
térisation dont  on  avait  fait  jusqu'alors  usage  pour  arrêter  l'hémor- 
ragie après  les  amputations  des  membres  ;  il  posa  les  véritables  règles 
à  suivre  dans  le  traitement  des  fractures  compliquées  Je  plaies ,  de 


REVUE  DE  PARIS.  137 

Depuis  la  publication  du  grand  ouvrage  de  Vésale ,  les  études 
anatoraiques  avaient  pris  un  élan  extraordinaire  en  Italie,  et 
parmi  les  élèves  que  ce  grand  maître  y  avait  formés  ,  Gabriel 
Fallope,  né  à  Modène  en  1523,  fut  celui  qui  jeta  le  plus 
d'éclat.  S'il  était  possible  d'oublier  un  instant  l'immense  ser- 
vice que  Vésale  rendit  à  la  science  ,  en  l'affranchissant  de  l'au- 
torité pesante  de  Galien  ,  pour  ne  la  plus  faire  dépendre  que  de 
l'observation  scrupuleuse  de  la  nature ,  et  si  l'on  considérait  les 
expériences  du  maître  en  les  comparant  avec  celles  de  l'élève  , 
peut-être  trouverait-on  que  G.  Fallope  a  apporté  dans  ses  tra- 
vaux une  sagacité  ,  une  pénétration  ,  une  délicatesse  prudente , 
et  une  habileté  dans  ses  recherches ,  qui ,  comme  anatomiste  au 
moins ,  le  rendent  supérieur  à  Vésale. 

D'ailleurs  ,  depuis  que  ce  dernier  était  médecin  à  la  cour  de 
Madrid,  l'impulsion  qu'il  avait  donnée  à  la  science  en  Italie 
s'était  accrue  en  force  et  en  vitesse.  G.  Fallo|)e,  après  treize 
ans  de  professorat  à  Ferrare  ,  toujours  pénétré  d'admiration 
pour  son  maître,  crut  cependant  devoir  faire  sur  ses  ouvrages 
caque  Vésale  avait  fait  sur  ceux  de  Galien,  et,  en  véritable 
savant  élevé  ù  ne  s'en  fier  qu'à  l'expérience,  il  publia  en  1561 
ses  Observations  anatoniiqiies ,  dans  lesquelles,  tout  en  ex- 
posant ses  propres  découvertes ,  il  signala  avec  le  plus  grand 
respect  les  erreurs  et  les  omissions  commises  par  son  illustre 
maître.  Cet  ouvrage ,  extrêmement  remarquable,  fut  lu  avec 
avidité  de  son  temps  ,  et  il  est  devenu  le  complément  indispen- 
sable du  grand  travail  de  Vésale.  Ces  deux  livres  renferment 
l'exposition  entière  de  l'état  de  la  science  anatomique  pendant 
le  xvi"  siècle. 

Les  observations  de  G.  Fallope  furent  lues  attentivement  par 
Vésale ,  qui  de  la  cour  de  Madrid,  et  dans  cette  disposition  d'es- 
prit que  j'ai  fait  connaître,  fit  une  réponse  à  son  élève  dans  la 
même  année  1561. 

telle  sorte  qu'ayant  eu  lui-même  la  jambe  brisée  d'un  coup  de  pied  de 
cheval ,  il  dirigea  le  traitement  avec  une  habileté  qui ,  de  l'aveu  des 
hommes  de  Tart  ,  ne  pouvait  être  surpassée.  C'est  encore  à  lui  que 
l'on  doit  la  pratique  du  débridement  des  blessures.  11  a  d'ailleurs 
donné  sur  une  foule  d'opérations  des  préceptes  qui  n'oflt  point  vieilli. 
Ses  œuvres ,  dédiées  à  Charles  IX ,  ont  été  publiées  en  l57ô. 

12. 


138  REVUE  DE  PARIS. 

Celte  apolojïie  est  faible  ,•  il  était  difficile  qu'il  en  fût  autre- 
ment,  puisque  depuis  plusieurs  aunées,  non-seulement  Vésale 
était  resté  en  arrière  du  mouvement  scientifique  qu'il  avait 
imprimé,  mais  qu'il  était  dépourvu,  à  Madrid,  de  toutes  les 
ressources  qui  eussent  pu  laider  à  se  remettre  au  niveau  des 
connaissances  nouvellement  acquises  par  G.  Fallope  et  les 
jeunes  anatomistes  qu'il  avait  formés.  Il  y  a  quelque  chose  de 
triste  et  de  touchant  dans  resi)èce  d'exil  où  végétait  cette  belle 
intelligence  de  Vésale,  au  milieu  de  la  cour  de  Philippe  II. 
«  J'espère  cependant,  dit-il  en  terminant  son  Examen,  adressé 
à  Fallope  lui-même,  s'il  se  présente  quelque  occasion  favora- 
ble de  faire  des  dissections  (  ce  qui  est  douteux  ,  puisque  je  n'ai 
même  pas  pu  me  procurer  ici  une  tête  osseuse);  j'espère, 
dis-je,  repasser  la  structure  de  l'homme  en  entier,  et  revoir 
tout  mon  livre,  n  —  «  Ego  intérim  ,  et  si  nulla  hic  (ubi  ne  cal- 
»  variam  quidem  commode  nancisci  possim  ),  ad  dissectionem 
»  aggrediendam  incidere  potest  occasio,  opportunitate  tamen 
»  aliquû ,  verum  illum  noslrum  liumani  corporis  librum, 
»  hominemve  ipsura ,  adhuc  aliciuando  me  perlustraturum 
»  spero.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  Vésale  attachait  une  grande  Importance  à 
cette  apologie.  Il  en  confia  le  manuscrit  à  Paul  Tiepolo  ,  alors 
ambassadeur  de  la  république  de  Venise  auprès  du  roi  d'Es- 
pagne, pour  que  ce  personnage  le  remît  à  G.  Fallope  en 
passant  à  Padoue.  Mais,  retenu  par  la  guerre,  Tiepolo  ne  put 
quitter  l'Espagne  que  l'année  suivante,  en  1362,  et,  à  son 
arrivée  à  Venise,  ayant  appris  la  mort  récente  de  Fallope ,  il 
garda  le  manuscrit  sans  le  faire  connaître. 

Cet  accident  jeta  de  la  tristesse  dans  l'esprit  de  Vésale.  De 
fier  qu'il  avait  été  si  longtemps  d'avoir  eu  Fallope  pour  disciple, 
il  en  vint  à  lui  faire  un  crime  de  ses  observations  sur  son  livre. 
11  lui  reprocha  de  ce  qu'après  avoir  été  son  meilleur  auditeur  à 
Padoue,  celui  en  qui  il  avait  mis  le  plus  de  confiance  ,  c'était 
lui  précisément  qui  le  tuait,  qui  regorgeait  avec  les  propres 
armes  qu'il  lui  avait  fournies.  Triste  et  si  fréquent  exemple  de 
la  mésintelligence  presque  inévitable  qui  sépare  les  généra- 
tions qui  commencent  de  celles  qui  finissent!  Vésale  avait  été 
renié  par  son  maître  Sylvius  ,  et  Vésale  reniait  presque  son  dis- 
ciple Fallope. 


REVUE  DE  PARIS.  139 

Mais  ce  n'était  pas  encore  le  dernier  et  le  plus  grand  chagrin 
que  cet  analomisle  célèbre  dût  éprauver.  Depuis  l'abdication 
de  Charles-Quint,  en  looo,  Vésale  avait  continué  de  vivie  à  la 
cour  de  Philippe  il.  Une  cure  heureuse,  faite  à  l'occasion  d'une 
contusion  que  le  fils  du  roi  reçut  à  la  léte,  avait  contribué  à 
augmenter  singulièrement  la  réputation  d'habile  médecin-chi- 
rurgien dont  Vésale jouissait  à  la  cour  d'Espagne,  et,  en  dépit 
des  manœuvres  de  ses  confrères  espagnols  ,  les  grands  ne  vou- 
laient être  traités  dans  leurs  maladies  que  par  le  médecin 
étranger. 

Longtemps  il  fut  heureux  dans  ses  prévisions  et  dans  ses 
cures;  on  en  raconte  même  des  résultats  surprenants.  Mais  le 
sort  ou  son  art  le  traliiient  enfin  ,  et  il  paya  ch:=r  son  erreur.  Il 
soignait  un  Espagnol  de  haute  qualité  dont  il  paraît  que  la 
maladie ,  quoique  inconnue  ,  avait  élé  jugée  incurable.  Voyant 
le  patient  près  de  mourir  ,  et  n'ayant  pu  deviner  la  cause  véri- 
table de  son  mal ,  Vésale  pria  instamment  les  amis  et  les 
parents  du  malade  de  lui  accorder  la  permission  d'en  faire 
l'autopsie  après  la  mort.  Elle  lui  fut  donnée  ,  en  effet,  et  lors- 
que le  seigneur  parut  avoir  rendu  l'âme,  notre  analomiste 
commença  son  opération.  Mais  à  peine  le  cœur  était-il  à  décou- 
vert, qu'on  le  vil  battre  et  palpiter.  A  l'instant  même,  les  pa- 
rents ,  les  amis  du  défunt  accusèrent  Vésale  tout  à  la  fois  d'ho- 
micide devant  les  juges,  et  d'impiété  devant  le  tribunal  de  la 
sainte  inquisiliou. 

Vésale,  le  savant  analomiste  Vésale,  ne  pouvait  prétexter 
cause  d'ignorance,  en  sorte  que  l'inquisition,  le  déclarant  cou- 
pable, le  condamna  au  dernier  supplice. 

Chose  remarquable  pour  l'iiisloire  de  cette  étrange  institu- 
tion,  ni  l'autorité,  ni  les  prières  mêmes  du  roi  Philippe  II  ne 
purent  faire  réussir  ce  prince  à  conserver  près  de  lui  son  André 
Vésale ,  auquel  il  élait  attaché  depuis  vingt  ans ,  et  ce  ne  fut 
que  par  une  grâce  spéciale  accordée  aux  instances  de  Philippe 
et  de  toute  la  cour,  par  le  tribunal  de  l'inquisition,  que  l'on 
commua  la  peine  de  mort  en  un  exil  et  un  pèlerinage  à  Jérusa- 
lem pour  expier  le  prétendu  homicide. 

C'est  en  1564  qu'eut  lieu  cet  accident,  et  qu'André  Vésale, 
exilé  d'Espagne ,  s'embarqua  pour  Venise.  Malgré  tout  ce  qu'il 
y  avait  de  si  pénible  pour  lui  dans  cette  étrange  aYeniure ,  l'un 


140  REVUE  DE  PARIS. 

des  premiers  soins  du  savant ,  en  arrivant  dans  celte  ville  ,  fut 
de  se  mettre  à  la  recherche  du  manuscrit  de  son  Examen  des 
Observations  de  Fallope ,  qu'il  avait  confié  à  P.  Tiepolo  ,  et  il 
ne  continua  son  voyance  qu'après  avoir  fait  imprimer  son  manus- 
crit aussitôt  qu'il  Teut  en  sa  possession. 

Après  avoir  pitbiié  cette  espèce  de  testament  scientifique. 
André  Vésale  profila  d'une  occasion  que  lui  offrit  J.  Malalesta 
de  Rimini  de  s'embarquer  avec  le  général  des  troupes  de  la  séré- 
nissime  république  ,  pour  se  rendre  à  l'île  de  Chypre,  et  de  là 
à  Jérusalem.  La  traversée  fut  heureuse  ;  arrivé  dans  cette 
dernière  ville,  Vésale  y  reçut  du  sénat  vénitien  l'offre  de 
la  chaire  d'anatomie  à  Padoue  ,  vacante  par  la  mort  de  G.  Fal- 
lope. 

Il  avait  donc  expié  son  prétendu  crime  ;  il  allait  retourner  à 
Venise  où ,  plus  favorablement  placé  qu'en  Espagne ,  il  aurait 
pu  ,  âgé  de  cinquante  ans  seulement ,  se  livrer  de  nouveau  à  la 
science.  II  quille  Jérusalem  et  s'embarque  pour  l'Italie,  lorsque, 
poussé  par  les  venls  contraires ,  il  fait  naufrage  sur  les  côles 
de  l'île  de  Zanlhe.  Peu  s'en  est  fallu  que  cet  événemeni  ne  soit 
resté  complètement  inconnu.  Parti  pour  Venise  au  mois  de 
mai  1564,  il  fut  jelé  à  la  côlede  l'île  dans  le  mois  d'octobre  de 
celte  même  année  ,  et  là  il  mourut  misérablement  dans  un  lieu 
solitaire,  et  privé  de  tout  secours.  Son  corps  même  serait  sans 
doute  devenu  la  pâlure  des  animaux  si ,  par  un  hasard  singu- 
lier, un  orfèvre  qui  le  connaissait ,  n'eût  aperçu  son  cadavre  et 
ne  lui  eût  fait  donner  la  sépulture  dans  une  chapelle  dédiée  à  la 
Vierge ,  en  y  plaçant  celte  inscription  : 

Andreaè  Vesalii  Bruxellensis  tumulus  , 

Qui  ohiit  idibus  octobris, 

Anno 1564, 

jCtalis  vero  su;e  quinquagesimo  , 

Quiim  Hierosolymis  rediisset. 

Le  récit  de  cet  événement ,  qui  a  élé  fait  du  temps  de  Vésale, 
dépourvu  des  détails  qui  pourraient  l'éclaircir ,  n'est  pas  plus 
étendu  que  celui  que  j'en  ai  donné  moi-même. 

Au  surplus,  je  n'insisterai  pas  davantage  sur  cetlefin  étrange 


REVUE  DE  PARIS,  141 

d'André  Vésale  ,  de  même  qu'il  n'enlre  pas  dans  mes  iiUenlions 
de  citer  une  ou  deux  aventures  tout  à  la  fois  sinistres  et  roma- 
nesques qu'on  lui  attribue  comme  à  tous  les  anatomisles  et  les 
peintres  fameux.  Je  n'ai  cru  devoir  rapporter  de  sa  vie  que  les 
circonstances  qui  se  rattachent  immédiatement  aux  progrès  de 
ses  facultés  et  à  l'avancement  de  la  science. 

Il  ne  reste  donc  plus  maintenant  qu'à  déterminer  les  points  de 
départ  et  d'arrivée  de  ce  grand  anatomiste  ,  afin  d'apprécier  ses 
travaux  à  leur  juste  valeur. 

Vésale  fut  porté  par  un  instinct  puissant  à  la  recherche  des 
connaissances  anatomiques  prises  abstraitement.  Cependant,  de 
très-bonne  heure  aussi ,  la  science  d'érudition  qu'il  avait  ac- 
quise dans  les  livres  donna  une  direction  plus  importante  à  ses 
études,  de  telle  sorte  que  ,  frappé  presque  aussitôt  de  la  dis- 
jonction fâcheuse  de  la  médecine  et  de  l'anatomie ,  ce  savant  ûl , 
(lès  son  adolescence ,  des  efforts  extraordinaires  ,  on  peut  le 
dire,  pour  perfectionner  la  connaissance  de  la  structure  du 
corps  humain  ;  celte  science  lui  avait  paru  devoir  être  le  vérita- 
ble fondement  de  l'art  de  guérir.  Telle  avait  été  dans  les  temps 
antérieurs  l'opinion  d'Hippocrate,  de  Galien  et  de  quelques 
médecins  arabes  des  ix^  et  \°  siècles  ,  opinion  que  des  défauts 
inhérents  à  la  nature  humaine  ,  l'ignorance ,  la  superstition  et  le 
charlatanisme  ont  fréquemment  pervertie. 

Sous  le  rapport  purement  technique,  le  grand  effort  de 
Vésale  fut  d'obéir  religieusement  à  la  disposition  naturelle  qui 
le  porta  tout  jeune  à  l'observation  de  la  nature,  sans  toutefois 
qu'il  se  dispensât  d'étudier  avec  respect  et  confiance  les  auteurs 
de  l'antiquité.  Son  mérite  particulier  est  de  s'être  défié  de  lui- 
même  jusqu'à  ce  qu'il  eûtac(|uis  la  connaissance  de  ce  qui  avait 
été  découvert  avant  lui;  de  ne  s'être  laissé  aller  à  critiquer  et  à 
reprendre  ses  savants  prédécesseurs  ,  que  lorsque  l'évidence  des 
faits,  produite  par  la  multiplicité  des  expériences  ,  lui  eut  fait 
une  loi  rigoureuse  de  séparer  le  vrai  du  faux  dans  les  auteurs 
célèbres;  de  ne  pas  craindre  ,  enfin  ,  après  avoir  prouvé  maté- 
riellement que  Galien  avait  fait  la  plupart  de  ses  expériences 
sur  des  animaux  ,  de  dire  qu'il  était  indispensable  de  refondre 
en  entier  la  science  de  l'anatomie  de  l'homme ,  et  de  ne  s'en  fier 
absolument  qu'à  l'expérience  pour  l'énoncé  des  faits  et  la  des- 
cription des  parties  du  corps  humain. 


1«  REVUE  DE  PARIS. 

Cette  méthode  exi)érimentale  ,  ébauchée  par  Galien  ,  renou- 
velée par  Momlini .  n'a  ,  en  effet ,  été  rigoureusement  mise  en 
pratique  quepar  Vésale;  aussi  celte  idée  seule,  quand  bien  même 
elle  n'eût  pas  été  développée  avec  tant  de  bonheur  par  le 
médecin  de  Charles-Quint ,  suffirait-elle  pour  lui  assurer  une 
place  éminenle  parmi  ceux  qui  ont  cultivé  la  science  de  l'ana- 
tomie. 

Mais  plus  heureux  que  Descartes,  fondateur  d'une  méthode 
excellente  dont  il  fut  le  premier  à  s'écarter,  Vésale  ,  jusqu'au 
moment  de  la  publication  de  son  grand  ouvrage,  devint  cha- 
que jour  plus  sévère  envers  lui-même  comme  envers  les  autres , 
sur  l'admission  des  faits  destinés  à  être  présentés  comme  avérés. 
11  y  a  sans  doute  dans  son  livre  des  omissions  ,  des  erreurs  et 
des  fautes  ;  mais  on  n'y  trouve  rien  qui  ressemble  à  une  illusion 
par  laquelle  il  eût  été  séduit,  et  encore  moins  à  un  mensonge. 
Au  contraire,  Vésale  ,  averti  par  l'exemjjle  de  Galien,  ordinai- 
ment  porté  à  deviner  les  dispositions  du  corps  humain  d'après 
celles  des  animaux,  se  garantit  constamment  des  séductions 
que  présente  l'analogie,  et  ne  dicta  jamais  ses  descriptions  sans 
avoir  au  même  instant  la  nature  devant  les  yeux. 

Depuis  trois  cents  ans  que  cette  méthode  a  été  adoptée,  ceux 
qui  la  suivent  aujourd'hui ,  je  dirai  presque  machinalement , 
s'étonneront  que  l'idée  n'en  soit  pas  venue  plus  tôt  ;  peut-être 
même  trouveront-ils  étrange  que  l'on  en  vante  si  faslueusemenl 
la  découverte.  Mais  qu'ils  sachent  que  les  pensées  les  plus  vraies, 
les  plus  fertiles  en  grands  résultats  ,  ne  germent  ordinairement 
dans  l'esprit  des  hommes  que  par  la  puissance  de  l'intuition  h 
l'origine  des  sciences ,  ou  par  la  force  du  raisonnement  quand 
les  sciences  ont  déjà  été  élaborées  depuis  longtemps.  Aussi 
peut-on  reconnaître  que  les  hommes  tels  qu'Hipi)Ocrate ,  Aris- 
lote ,  Galien  ou  Vésale,  chacun  relativement  au  temps  où  il  a 
Vécu  ,  ont  étudié  avec  une  ardeur  extrême  les  systèmes  et  les 
écrits  des  philosophes  et  des  médecins  fameux  qui  les  avaient 
précédés.  Us  s'étaient  aperçu  qu'il  n'y  a  qu'un  certain  nombre 
de  vérités  fondamentales  que  l'homme  sent,  dont  il  porte  le 
germe  en  lui-même  ,  et  qu'il  devine  plutôt  qu'il  ue  démontre; 
que  le  mode  synthétique  d'observation  à  l'aide  duquel  l'esprit 
passe  de  l'ensemble  aux  détails,  moins  satisfaisant  peut-être 
pour  la  vanité  du  savant ,  est  généralement  plus  avantageux  à 


REVUE  DE  PARIS.  143 

la  science  ;  ils  savaient ,  ces  grands  hommes,  que  la  connais- 
sance des  vérités  qu'il  nous  est  donné  de  pressentir  ne  résulte  , 
la  plupart  du  temps,  que  de  l'observation  des  rapports  mysté- 
rieux qui  existent  entre  son  être  et  l'ensemble  des  phénomènes 
ambiants  qui  le  pressent  et  l'électrisent  ;  ils  étaient  persuadés, 
enfin,  que  la  compréhensirm  absolue  nous  est  interdite,  et 
qu'aussi  éclairé  que  puisse  le  devenir  un  savant ,  il  est  toujours 
forcé  de  combler,  par  le  secours  du  tâtonnement  expérimental, 
le  vide  énorme  que  la  science  laisse  toujours  dans  son  esprit. 

C'est ,  je  n'en  doute  pas,  ce  senliinenl  si  fort  chez  ceux  plus 
pleins  de  respect  pour  la  vérité  que  de  complaisance  pour  eux- 
mêmes,  (|ui  poussa  Vésale  à  se  remettre  au  point  de  vue  d'Hip- 
pocrate  et  de  Galien ,  afin  de  se  former  une  idée  simple  et  nette 
de  l'art  qu'il  désirait  remettre  en  honneur.  Admettant  alors  pour 
unique  base  de  ses  études  ces  idées  d'enfant,  si  j'ose  m'exprimer 
ainsi ,  qui  ne  naissent  que  chez  les  génies  vigoureux  ,  et  que 
n'ont  point  encore  embrouillées  le  travail  stérile  d  une  foule 
d'esprits  recherchés  et  sophistiques,  Vésale  fit  table  rase  de  tous 
les  travaux  alambiqués  qui  s'étaient  succédés  depuis  Galien  jus- 
qu'à lui ,  et  se  fraya  une  carrière  nouvelle  où  il  put  s'avancer 
dans  toute  sa  force  et  sa  liberté. 

En  effet,  et  tout  ce  qui  précède  le  prouve,  avant  Hippocrale 
l'art  médical,  encore  incertain,  résidait  éjiars  dans  les  asclé- 
pions ,  dans  les  palestn  s  et  dans  les  écoles  des  philosophes  ana- 
tomistes.  Le  médecin  de  Cos  réunit  ce  que  l'on  n'avait  pas  en- 
core pu  joindre,  et  fonda  ainsi  le  véritable  art  de  guérir.  Après 
lui  l'art  tomba  ,  tendit  à  se  diviser  de  nouveau,  et  les  éléments 
de  la  médecine  ,  l'empirisme,  Ibygiène  et  la  chirurgie,  allèrent 
se  réfugier  au  sein  des  sectes  jalouses,  qui  se  déprécièrent  au 
lieu  de  se  porter  un  mutuel  secours. 

Ce  désordre  plus  ou  moins  grand  ,  depuis  le  siècle  de  Périclès 
jusqu'aux  empereurs  romains  ,  fut  arrêté  par  le  génie  de  Galien 
qui ,  imbu  des  connaissances  acquises  en  Grèce  et  par  l'école 
d'Alexandrie  ,  eut  cependant  la  prudence  de  ne  pas  mettre  trop 
de  confiance  dans  ces  notions,  et  ramena  au  contraire  l'art  de 
guérir  au  grand  principe  d'unité  établi  par  Hippocrale. 

L'ordre  se  rétablit  donc;  mais,  comme  le  fait  observer  Vésale 
dans  la  préface  adressée  à  Charles-Quint,  après  l'invasion  des 
barbares ,  les  vrais  principes  de  la  médecine ,  ainsi  que  ceux  de 


144  REVUE  DE  PARIS. 

toutes  les  autres  sciences,  se  pervertirent  de  nouveau,  et  ies 
trois  éléments  constitutifs  de  cet  art  venant  à  se  disjoindre  et  à 
s'isoler  encore  ,  on  vit  s'établir  en  Europe ,  pendant  le  moyen 
âge  et  une  partie  de  l'époque  de  la  renaissance ,  cette  foule  de 
charlatans  connus  sous  les  noms  de  physiciens  ,  de  droguistes 
et  de  barbiers-chirurgiens. 

Si ,  avec  juste  raison^  on  sait  gré  à  Vésale  d'avoir  guéri  les 
savants  du  xvi"  siècle  du  culte  extravagant  qu'ils  rendaient  à 
Galien ,  le  restaurateur  de  la  science  anatomique  ne  s'est  pas 
rendu  moins  illustre  en  lisant ,  en  méditant  les  livres  du  méde- 
cin dePergame,  avec  assez  de  soin  et  de  pénétration  pour  y 
avoir  reconnu  que  l'esprit  supérieur  de  Galien  ,  comme  celui 
d'Hippocrate,  avait  toujours  cherché  à  maintenir  l'unité  dans  la 
doctrine  de  la  médecine  ,  par  la  fusion  des  trois  éléments  qui 
composent  cet  art. 

Ce  grand  principe  frappa  Vésale  ;  aussi  employa-t-il  toutes 
les  ressources  de  ses  talents"  pour  la  rétablir  en  Europe  ,  et  si , 
comme  anatomisle,  on  l'élève  au  premier  rang,  par  cela  seul 
qu'il  a  établi  la  méthode  rigoureusement  expérimentale  dans  la 
science ,  il  ne  s'est  pas  rendu  moins  recommandable  aux  yeux 
de  la  postérité,  en  cherchant  à  relever  et  à  perfectionner  la  con- 
naissance de  la  structure  du  corps  humain,  de  manière  à  donner 
des  bases  plus  fixes  à  l'art  de  la  médecine.  J'ajouterai  même, 
quoique  ses  travaux  dans  cette  partie  de  l'art  aient  été  moins 
importants  ,  que  l'emploi  et  la  préparation  des  médicaments  ont 
été  pour  lui  l'objet  d'études  fort  sérieuses. 

Il  demeure  donc  clairement  démontré  que  ,  vers  le  milieu  du 
xvie  siècle,  Vésale  ,  combattant  les  mauvaises  habitudes  et  les 
fausses  doctrines  adoptées  alors  par  les  hommes  qui  se  mêlaient 
de  guérir  et  d'enseigner  la  médecine  ou  la  chirurgie  ,  força  le 
monde  savant  à  se  soumettre  à  l'expérience  de  la  nature  ,  et  fit 
revivre  l'idée  de  l'unité  dans  les  trois  éléments  de  la  médecine, 
idée  dont  on  s'était  écarté  en  Europe  depuis  Galien. 

Maintenant ,  il  me  reste  à  dire  quelle  fut  précisément  la  por- 
tée des  découvertes  que  Vésale  fit  en  anatomie. 

Dans  l'ostéologie  ,  outre  la  description  plus  précise  et  infini- 
ment plus  complète  de  toute  celte  portion  du  corps  de  l'homme 
dont  on  peut  assez  facilement  saisir  la  forme  et  les  rapports  de 
position,  Vésale  contribua  à  la  découverte  des  différents  os  plus 


REVUE  DE  PARIS.  145 

délicats  qui  enlrent  dans  la  comi>osition  du  système  auditif,  des 
fosses  nasales,  de  la  mâchoire,  du  stemura  et  du  sacrum. 

En  myologie ,  la  vérité  la  plus  importante  qu'il  ait  établie  ré- 
sulte de  sa  réfutation  victorieuse  de  l'opinion  de  Galien  sur  la 
fibre  musculaire.  Le  médecin  antique  faisait  entrer  les  nerfs  dans 
la  composition  des  muscles  ;  Vésale  démontra  qu'ils  ont  une  or- 
ganisation qui  leur  est  propre  ,  puisque  l'on  détruit  leur  action 
en  coupant  les  fibres  transversalement ,  tandis  qu'une  section 
longitudinale  ne  fait  pas  cesser  leurs  fonctions.  Puis,  parmi  les 
erreurs  consacrées  par  Galien ,  il  réfuta  ct;lle  ((ui  attribue  à 
l'homme  le  panuicule  charnu  (muscle  peaucier),  ort^ane  dont 
l'homme  présente  en  effet  quelques  rudiments  vers  la  réjjion  du 
col  et  du  menton,  mais  qui  est  uniquement  propre  aux  animaux, 
sur  tout  le  corps  desquels  il  s'étend. 

Ses  découvertes  en  angéiologie,  il  faut  l'avouer,  furent  à 
peu  près  nulles.  Depuis  Galien,  les  veines  étaient  considérées 
comme  les  premiers  de  tous  les  vaisseaux  ;  elles  passaient  pour 
être  les  réservoirs  du  véritable  sang,  et  à  elles  seules  était  at- 
tribuée la  nutrition  des  différentes  parties  du  corps.  Vésale 
adopta  cette  opinion  ,  et ,  selon  lui,  les  artères  ne  sont  que  des 
canaux  destinés  à  conduire  les  esprits  vitaux  du  cœur  dans 
toutes  les  parties  du  corps  j  il  n'en  traite  qu'après  les  veines,  et 
entre ,  à  leur  sujet ,  dans  beaucoup  moins  de  détails. 

Vésale  est  même  resté  étranger  à  la  découverte  de  la  petite 
circulation  du  sany  (1)  qui  ne  commença  à  être  coiniue  que 
vers  1550  ,  par  le  concours  des  recherches  anatomi(iues  de  Ser- 
vet,  Eustache,  Canuani,  Colombus,  Cesalpin ,  Sylvius  et  Fal- 
lope. 


(1)  Voici  comment  le  savant  docteur  Bourgery,  auteur  de  V^na- 
tomie  de  l'Homme ,  s'exprime  au  sujet  àe  \3l  grande  et  de  \a.  petite 
circulation  du  sany  :  «  L'ensemble  des  canaux  circulaloires  ,  artères, 
veines  et  vaisseaux  lymphatiques  se  décompose  en  deux  systèmes  par- 
ticuliers :  l'un  qui  appartient  à  toutes  les  parties  du  corps  ,  et  que 
l'on  appelle  circulation  générale,  ou  grande  circulation  ;  l'autre 
borné  à  l'étendue  des  poumons  que  le  sang  traverse  pour  son  oxijé- 
nation,  et  que  Ton  nomme  circulation  pulmonaire,  ou  petite  circu- 
lation. (Tom.  IV,  pag.  l.)o  — La  découverte  de  cette  dernière  a 
conduit  à  l'autre. 

1  18 


146  REVUE  DE  PARIS. 

II  fut  plus  heureux  dans  l'étude  de  la  splanchnologie.  Le  pre- 
mier, il  donna  une  description  exacte  de  l'épiploon  et  du  py- 
lore; il  rectifia  des  erreurs  graves  ,  avancées  par  Galien,  sur  le 
cœcura  ,  fit  bien  connaître ,  pour  la  première  fois ,  le  médiaslia 
et  la  plèvre,  et  donna  des  renseignements  précis  sur  la  glande 
lacrymale. 

Quant  à  la  névrologie  ,  cette  partie  des  connaissances  anato- 
miques  si  avancée  aujourd'hui ,  comparativement  à  ce  qu'elle 
était  du  temps  de  Vésale,  mais  si  bornée,  si  vague  encore,  quand 
on  juge  de  tout  ce  que  l'on  pourrait  savoir  par  ce  qu'évidem- 
ment on  ignore,  celte  partie  de  la  science  anatomique  est  ob- 
scure et  confuse  dans  le  livre  de  Vésale.  Ce  qu'il  en  a  dit  de 
plus  clair  et  de  plus  positif  se  rattache  au  nerf  optique.  Au  sur- 
plus, comme  la  plupart  des  anatoraistes  de  son  siècle  ,  Vésale  , 
suivant  les  opinions  de  Galien,  et  ayant  abandonné  les  doctrines 
péripatétiques  ,  faisait  dériver  les  nerfs  du  cerveau  ,  au  lieu  de 
leur  donner  le  cœur  pour  origine  ,  comme  l'avait  enseigné  Aris- 
tote  :  c'était  le  seul  progrès  réel  que  l'on  eût  fait  depuis  Galien. 

Certes,  il  y  a  loin  encore  de  là  à  la  découverte  de  la  circula- 
lion  du  sang  ,  par  Harvcy  en  1619,  et,  dans  leur  ensemble,  les 
connaissances  anatomiques  de  Vésale  ,  considérées  isolément  et 
en  elles-mêmes,  ne  paraissent  pas  répondre  à  la  haute  réputa- 
tion que  ce  savant  s'est  acquise.  On  peut  même  dire  que  son 
élève  Faliope  est  réellement  l'anatomiste  le  plus  intelligent  elle 
plus  pénétrant  de  ce  siècle  ,  mais  ,  il  faut  le  répéter,  la  gloire 
de  Vésale  est  établie  sur  les  mêmes  bases  que  celle  de  Descartes. 
Tous  deux  ont  secoué  le  joug  de  la  routine  pour  ne  s'en  fier  qu'à 
l'expérience,  il  faut  même  ajouter,  à  la  louange  du  médecin- 
chirurgien  ,  qu'il  a  toujours  été  plus  fidèle  à  la  méthode  expéri- 
mentale qu'il  avait  donnée,  que  le  philosophe.  Car,  si  Vésale 
n'a  pas  fait  beaucoup  avancer  la  science,  on  ne  peut  lui  repro- 
cher de  s'être  jamais  laissé  aller  aux  fantaisies  de  son  imagina- 
tion ;  il  a  bien  rempli  sa  lâche,  il  a  donné  pour  guide  à  ses  suc- 
cesseurs la  nature  et  l'expérience ,  et  il  n'a  jamais  présenté 
comme  vrai  que  ce  qu'il  avait  vu. 

Parmi  les  qualités  secondaires  qui  le  distinguent,  on  ne  doit 
pas  passer  sous  silence  l'heureux  emploi  qu'il  a  fait  du  talent 
des  artistes,  ses  contemporains,  pour  doubler  en  quelque  sorte 
la  conviction  de  ceux  qu'il  enseignait,  en  faisant  concourir  la 


REVUE  DE  PARIS.  147 

perception  des  yeux  avec  les  efforts  de  l'intelligence.  Ce  concert 
des  arts  graphiques  avec  la  science  est  d'ailleurs  une  idée  par- 
ticulière à  la  race  italienne,  pendant  le  xvie  siècle;  aussi  les 
planches  qui  accompagnent  le  grand  ouvrage  de  Vésale  sur  la 
structure  du  corps  humain  ,  font-elles  de  l'ensemble  de  ce  beau 
livre  un  moiuimenl  qui  témoigne  du  zèle  ardent  avec  lequel  les 
savants  et  les  artistes  concouraient  alors  à  la  recherche  de  la 
vérité. 

J'ai  cherché  dans  les  œuvres  de  Vésale  tous  les  passages  où 
j'espérais  trouver  quelques  renseignements  sur  ceux  des  artistes 
qui ,  en  travaillant  sous  sa  direction ,  se  sont  montrés  si  habiles 
à  le  servir.  Mais  le  savant ,  qui ,  dans  plus  d'un  endroit  de  ses 
livres  ,  parle  avec  tant  de  sollicitude  des  gravures  qu'il  fit  exé- 
cuter à  Venise  ,  n'a  laissé  aucune  indication  positive  sur  ceux  à 
qui  il  en  avait  confié  l'exécution.  Quelques  biographes  ont 
avancé  qu'il  employa  un  peintre  de  l'école  vénitienne ,  nommé 
Giovanni  Slefano.  sur  lequel  je  n'ai  pu  trouver  aucun  rensei- 
gnement, ni  dans  Lanzi  ni  dans  Vasari.  Mais  un  passage  de  ce 
dernier  écrivain,  tiré  de  la  vie  du  Titien  ,  donne  le  détail  sui- 
vant ,  qui  est  curieux,  o  Parmi  les  élèves  du  Titien,  dit  Vasari , 
était  un  jeune  Flamand  ,  Jean  de  Calcar  (Hans  van  Kalcker), 
auteur  d'un  nombre  considérable  de  figures  en  grand  et  en  petit, 
comme  on  peut  le  voir  à  Naples ,  où  cet  artiste  vécut  longtemps 
et  où  il  est  mort.  C'est  lui  qui ,  à  son  éternelle  gloire,  a  exécuté 
les  dessins  d'anatomie  que  fit  graver ,  pour  les  joindre  à  son 
grand  ouvrage ,  le  très-excellent  André  Vésale.  » 

L'application  de  l'art  du  dessin  à  la  science  de  l'anatomie 
peut  donc  être  mise  au  nombre  des  moyens  très-importants, 
quoique  accessoires ,  que  Vésale  employa  au  perfectionnement 
de  la  science  et  de  l'étude  de  l'anatomie;  et  si  l'on  considère 
que  les  premières  planches  d'essai  qu'il  publia  à  Venise,  en  1539, 
représentaient  les  parties  du  corps  humain  affectées  de  maladies 
ou  déformées  par  des  blessures,  on  sera  encore  en  droit  d'attri- 
buer à  Vésale  le  mérite  d'avoir  été  l'un  des  premiers  qui  s'occu- 
pèrent méthodiquement  de  l'anatomie  pathologique. 

André  Vésale  a  donc  ramené  l'étude  et  l'euseignemeut  de  la 
science  de  l'anatomie  à  l'inspection  et  à  l'observation  immé- 
diate de  la  nature  ;  il  a  appliqué  ses  plus  puissants  efforts  au 
rétablissement  de  l'unité  dans  l'art  de  guérir  en  faisant  concou- 


148  REVUE  DE  PARIS. 

rir  simultanémenl  au  même  but  la  théorie  médicale,  l'hygiène 
et  la  chirurgie;  il  a  consacié  et  rendu  accessibles  à  tous  ces 
deux  grandes  idées  par  la  publication  de  son  livre  ;  et  ce  livre  , 
aujourd  hui  même  encore,  peut  être  consulté  non  sans  fruit. 
Enfin  Vésale  a  fait  exécuter  les  plus  belles  planches  d'anatouiie 
que  l'on  eût  vues  jusqu'à  lui ,  et  qui ,  sauf  quelques  erreurs  de 
détail  faciles  à  reconnaître ,  sont  restées  les  modèles  les  plus 
parfaits  en  ce  genre  pour  ceux  qui  tentent  des  entreprises  ana- 
logues. Tels  sont  les  titres  qu'André  Vésale  s'est  acquis  à  la  re- 
connaissance du  monde  savant. 

En  réfléchissant  à  cette  impulsion  si  forte  et  si  franche  don- 
née aux  études  anatomiques  par  Vésale, quand  on  repasse  dans 
son  esprit  toutes  les  savantes  et  ingénieuses  recherches  si  heu- 
reusement dirigées  par  les  Césalpin  ,  les  Servet,  les  Fallope  et 
les  Borelli  ,lorsqu'enfin  on  arrive  à  celte  admirable  découverte 
de  la  circulation  du  sang  par  Harvey ,  qui  d'abord  sembla  fixer 
les  incertitudes  de  la  physiologie  et  de  la  médecine  ,  mais  dont 
la  connaissance,  fertile  sans  doute  en  plus  d'un  heureux  résul- 
tat thérapeutique ,  ouvrit  tout  à  coup  un  champ  d'une  éten- 
due tellement  grande  à  la  science  que  l'on  jugea  ,  non  sans  rai- 
son, que  tout,  en  physiologie  comme,  en  médecine  ,  devait  à 
l'avenir  être  observé ,  comparé  et  classé  d'après  un  ordre  nou- 
veau ,  on  est  tenté  de  se  demander  si ,  en  raison  de  ces  décou- 
vertes successives  remettant  sans  cesse  en  question  ce  que  l'on 
avait  cru  démontré  ,  la  médecine  cessera  jamais  d'être  un  art, 
et  si  ce  n'est  pas  lutter  vainement  contre  la  nature  des  choses 
que  de  prétendre  la  réduire  à  l'état  de  science  ? 

On  sait ,  et  l'expérience  prouve  que  ,  dejiuis  la  découverte  de 
la  circulation  du  sang  ou  de  l'hydrodynamique  en  physiologie , 
les  maladies  qui  affectent  les  vaisseaux  sont  bien  connues  et  par 
conséquent  peuvent  être  guéries.  Sous  ce  rajjport,  et  lorsque  l'on 
voit  que  ces  affections  partielles  se  guérissent  aujourd'hui  sur 
les  plus  gros  vaisseaux  du  tronc,  le  cœur  et  à  peine  l'aorte  ex- 
ceptés ,  on  doit  attribuer  à  la  découverte  d'Harvey  cet  envahis- 
sement de  la  chirurgie  sur  la  médecine,  ou  bien  plutôt  signaler 
comme  un  des  progrès  dont  elle  a  été  cause  le  retour  à  l'unité 
antique  de  l'art  de  guérir. 

En  effet ,  si ,  comme  on  vient  de  le  dire,  cette  découverte  a 
affermi  et  régularisé  le  traitement  chirurgical  des  maladies  des 


REVUE  DE  PARIS.  149 

vaisseaux,  elle  a  donné  aussi  un  peu  plus  de  certitude  aux  cures 
proprement  médicales,  aux  cures  tentées  dans  l'intention  de 
{îuérir  les  affections  d'un  de  ces  organes  indispensables ,  uni- 
(jues,  que  l'on  ne  saurait  retrancher,  dont  il  est  impossible  de 
rien  distraire,  dont  on  ne  peut  ni  on  ne  doit  essayer  de  suspendre 
la  fonction,  et  dont  le  mal  ne  peut  être  arrêté  que  par  l'art  du 
médecin,  qui  consiste  alors  à  diminuer  ou  à  augmenter  artifi- 
ciellement l'énergie  de  tel  ou  tel  organe  pour  lâcher  de 
rétablir   l'équilibre  détruit. 

Cette  découverte,  on  le  voit,  a  été  plus  favorable  à  la  chirurgie 
qu'à  la  médecine;  mais  depuis  ce  grand  événement  jusqu'à  nos 
jours,  c'esl-à-dire  dans  l'espace  de  cent  vingL  ans  ,  les  rapports 
de  l'anatomie  avec  les  autres  sciences  se  sont  multipliés  à  l'intini. 
i/extension  progressive  des  connaissances  en  physique,  et  sur- 
tout en  chimie ,  par  exemple ,  en  étendant  d'une  manière  exor- 
bitante le  champ  déjà  si  vaste  de  l'observation .  a  tellement 
compliqué  ses  aspects  et  ses  résultats  combinés,  que  le  temps 
nécessaire  pour  constater  et  coordonner  les  innombrables  faits 
nouveaux  qui  se  succèdent  n'en  laisse  souvent  plus  assez  pour 
les  ramener  à  leur  véritable  i»rincipe.  Nous  sommes  à  cet  égard 
comme  les  voyagecis  entraînés  sur  un  chemin  de  fer,  dont 
l'altenlion  glisse  avec  un  telle  rapidité  sur  une  si  grande  mul- 
titude d'objets,  qu'aucun  d'entre  eux  ne  laisse  une  impression 
fixe  et  durable  dans  la  mémoire  de  ceux  qui  les  ont  vus.  Telle 
et  non  moins  rapide  est  la  succession  des  laits  que  produitjour- 
nellement  l'élude  des  sciences  naturelles  et  d'observation  ;  en 
sorte  que,  bien  que  l'on  connaisse  infiniment  mieux  beaucoup 
plus  de  choses  qu'au  temps  d'Hippocrale.  de  Galien  ,  de  Vésale 
et  même  d'Harvey,  cependant  la  somme  lotale  des  nombreuses 
connaissances  acquises  par  les  modernes,  comparée  à  celle  assez 
minime  que  fournissent  les  anciens,  est  loin  de  donner  un  ré- 
sultat scienlifique,  et  surtout  philosophique,  proporlioiméà  ce 
que  l'on  sait  aujourd'hui. 

C'est  précisément  lorsque  l'on  fait  un  véritable  cas  de  la 
science,  qu'il  faut  se  garder  de  prendre  le  change  sur  lé  point 
où  elle  est  arrivée.  En  analomie,  en  physiologie  et  par  consé- 
quent en  médecine,  il  y  a  des  questions  capitales  sui'  lesquelles 
ont  est  encore  aujourd'hui  dans  l'étal  d'indécision  où  se  trou- 
vaient les  Vésale,  les  Galien,  les  Hippocrale.  On  peut  le  dire  sans 

15. 


150  REVUE  DE  PARIS. 

crainte  d'être  démenti  :  depuis  Galien,  qui  faisait  naître  et  dé- 
pendre tout  le  système  nerveux  du  cerveau ,  quelle  découverte 
importante  et  applicable  à  la  médecine  a-t-on  faite  dans  la  né- 
vroiogie?  Aucune.  11  en  est  ù  peu  près  de  même  de  la  splanciino- 
logie  ,  et  il  est  certain  que  le  plus  habile  anatomiste  ,  quoiqu'il 
pût  très-fidèlement  décrire  la  position  et  la  forme  des  viscères, 
serait  fort  embarrassé  de  déterminer  d'une  manière  précise 
quelles  sont  les  fonctions  et  la  destination  dans  l'économie  du 
corps  humain  de  quelques-uns  d'entre  eux  (1). 

Par  le  secours  de  la  science  et  du  hasard,  l'étude  de  l'angéio- 
logie  fut  plus  heureusement  servie;  et,  il  faut  en  convenir,  le 
double  cours  que  prend  le  sang  dans  les  artères  et  les  veines  est 
la  découvei'le  la  plus  satisfaisante  et  la  plus  com|)lète  qui  ait  été 
faite  en  analomie  deiiuis  que  l'on  s'occupe  de  cette  partie  fon- 
damentale de  l'art  de  la  médecine. 

Toutefois,  la  découverte  de  ce  grand  secret  eut,  comme  tous 
les  événements  de  cette  nature,  l'inconvénient  de  faire  conce- 
voir aux  savants  des  espérances  qui  ne  purent  être  réalisées.  On 
crut  cette  fois  que  la  médecine  allait  décidément  acquérir  la 
certitude  d'une  science,  et  il  faut  lire  avec  attention  toutes  les 
expériences  faites  sur  la  transfusion  du  sang,  pour  se  former 
une  idée  des  résultats  miraculeux  que  certains  savants  se  flat- 
taient d'opérer. 

Ce  fut  vers  ce  temps,  lorsque  l'on  eut  combiné  la  découverte 
de  la  circulation  du  sang  avec  celle  des  fonctions  de  certains 
viscères  ,  que  la  physiologie  vers  laquelle  les  efforts  des  méde- 
cins et  des  philosophes  avaient  été  diiigés  depuis  Hypocrate  et 
Aristote ,  commença  à  prendre  la  forme  d'une  science.  Dans  les 
divers  traités  composés  sur  ce  sujet  ,  depuis  cent  ans,  les  faits 
les  plus  curieux  accumulés  d'année  en  année  y  ont  été  rangés 
d'après  diverses  méthodes  par  des  esprits  scientifiques  plus  ou 
moins  ingénieux,  sans  que  les  résultats  en  soient  demeurés 
plus  clairs  et  plus  décisifs  ,  et  ces  ouvrages  servirent  plutôt  à 
faire  briller  le  talent  des  auteurs  que  la  vérité. 

(1)  On  peut  consulter  à  ce  sujet  ce  qu'en  dit  notre  savant  physiolo- 
giste M.  Magendie  ,  dans  ses  Leçons  sur  les  /'onclions  cl  les  maladies 
du  système  nerveux,  professées  au  Collège  de  France.  Voyez  vol.  ler, 
pag.  12  et  suiv. 


BEVUE  DE  PARIS.  151 

A  une  époque  plus  rapprochée  de  nous ,  lorsque  Desault , 
Chaussier  et  enfin  Bichat,  marchant  sur  les  traces  de  Vésale , 
firent  de  nouveaux  efforts  pour  ramener  l'unité  dans  Part  de  la 
médecine ,  en  réhabilitant  encore  une  fois  l'étude  de  l'anatomie , 
les  espérances  se  reportèrent  plus  vivement  que  jamais  vers 
l'établissement  d'un  système  physiologique  appuyé  sur  des  prin 
cipes  fixes  et  immuables.  Alors  et  depuis  ,  un  grand  nombre  de 
traités  de  pliysiologie  ont  été  successivement  publiés  ;  et  ce  qui 
prouve  que  les  auteurs ,  tout  savants  qu'ils  fussent,  n'apparte- 
naient pas  à  un  temps  oii  l'ensemble  des  connaissances  lût  assez 
complet  pour  qu'on  pût  les  coordonner  avec  l'exactitude  scien- 
tifique, c'est  que  le  dernier  traité  de  physiologie  |>ublié  a  tou- 
jours ruiné  jusqu'ici  les  doctrines  que  renfermait  le  précédent; 

La  voie  si  minulitusemenl  analytique  où  les  sciences  sont 
engagées  aujourd'hui ,  conduit  nécessairement  à  ce  résultat,  et 
de  toutes  les  connaissances  nouvellement  perfectionnées  en  Eu- 
rope, la  chimie  est  peut-être  celle  qui  contribue  le  plus  puis- 
samment à  faire  remettre  en  question  toutes  les  piétendues  dé- 
couvertes physiologiques.  C'est  peu  de  connaître  le  mécanisme 
de  la  circulation  du  sang  ,  on  s'occupe  maintenant  à  décompo- 
ser ce  fluide  pour  en  déterminer  les  éléments  et  la  nature  ;  on 
l'expose  à  l'action  des  gaz  et  d'une  foule  de  substances  qui  peu- 
vent l'altérer  ou  le  régénérer  ])ar  l.-ur  contact. 

On  conçoit  qu'aujourd'hui,  lorsque  les  divers  et  nombreuxflui- 
des  qui  circulent  dans  le  corps  humain  ne  sont  pas  même  encore 
bien  connus,  que  la  névrologie  est  demeurée  à  l'état  d'enfance, 
que  la  splanchnologie  est  si  imparfaite  ,  et  qu'enfin  il  règne 
tant  d'obscurité  sur  le  rapport  et  les  combinaisons  qui  existent 
entre  toutes  les  parties  du  corps  humain  ;  on  conçoit ,  dis-je  , 
que  nos  plus  savants  physiologistes  ne  craignent  pas  de  dire 
qu'il  faut  recommencer  les  éludes  sur  de  nouveaux  frais  avant 
de  penser  à  en  faire  un  corps  de  science. 

On  ne  peut  se  le  dissimuler  ,  les  savants ,  quelque  branche 
des  connaissances  humaines  qu'ils  cultivent  dans  notre  temps , 
sont  entraînés  dans  un  dédaie  de  recherches  qui  se  multiplient 
sans  cesse  et  sans  fin  les  unes  par  les  autres.  N'aurait-on  pas  à 
craindre  quil  ne  résultât  parfois  de  ce  mode  d'études  des  élu- 
cubrations  plus  curieuses  qu'utiles  ?  Peut-être  serait-il  bon  qu'à 
la  manière  de  Vésale ,  de  Galien  et  du  vieil  Hyppocrate ,  on  fît 


135  REVUE  UE  FAHIS. 

des  efforts  pour  rendre  à  l'art  de  la  médecine  ce  caractère  sim- 
ple et  un  qui  résulte  particulièrement  de  l'intuition  synthétique, 
faculté  si  préciei^e ,  je  dirais  presque  divine,  et  que  l'on  re- 
gretterait de  voir  altérée  par  les  al)us  de  l'analyse. 

On  publie  en  ce  moment  une  traduction  nouvelle  des  ouvra- 
ges du  médecin  de  Cos ,  et  je  m'en  réjouis  (1).  Je  sais  même  que 
la  belle  et  savante  introduction  qui  précède  ce  livre  a  été  lue 
avec  le  plus  vif  intérêt  par  tous  ceux  qui  ne  restent  pas  étrangers 
à  l'art  de  guérir.  A  mon  sens ,  c'est  un  progrès  ;  car  si  quelque 
esprit  droit ,  fort,  et  par  conséquent  indépendant,  ne  craignait 
pas  d'aller  se  retremper  dans  la  source  antique  de  la  science  , 
je  ne  doute  pas  qu'il  n'en  sortît  plus  lucide  et  plus  vigoureux 
encore.  Je  finirai  donc  ce  morceau  comme  je  l'ai  commencé,  en 
recommandant  l'étude  de  l'antiquité.  Quoi  qu'on  en  puisse  pen- 
ser dans  ce  siècle ,  qui  ne  perdrait  rien  de  son  éclat  et  de  sa 
grandeur  en  gagnant  quelque  chose  en  modestie,  j'oserai  dire 
que  l'habitude  de  ne  se  repaître  que  des  idées  exclusivement  ac- 
créditées par  ses  contemporains,  blase  et  use  l'esprit,  énerve  et 
engourdit  les  âmes  ;  que  les  génies  naturellement  doués  d'éléva- 
tion et  d'énergie  dégénèrent  dans  celte  espèce  de  prison,  où  la 
température ,  se  viciant  faute  d'être  renouvelée ,  transforme 
leur  puissance  en  une  activité  fébrile  et  nerveuse  ;  je  dirai  que 
cette  communauté  d'idées  souvent  éphémères,  fruit  d'une  espèce 
de  conversation  scientifique  à  laquelle  toute  l'Europe  prend  part 
à  la  fois,  met  de  la  diffusion  dans  les  esprits ,  délaye  la  pensée, 
et  qu'enfin ,  au  milieu  de  ce  commérage  intellectuel  qui  ne  per- 
met plus  à  personne  de  reconnaître  ses  pensées  ,  chacun  reste  , 
à  l'égard  des  idées  livrées  à  la  circulation ,  dans  cet  état  d'indif- 
férence et  d'insensibilité  qu'auraient  sans  doute  éprouvé  pour 
leurs  enfants  les  habitants  de  la  république  rêvée  par  Platon. 

Je  ne  le  dissimulerai  dqnc   pas  :  dans  l'intérêt  même  des 


(1)  M.  E.  Littré  a  déjà  fait  paraître  le  premier  volume  de  la  tra- 
duction des  ceuvres  complètes  d'Hippocrate  avec  le  texte  en  regard. 
L'introduction  ,  qui  remplit  presque  entièrement  ce  premier  volume, 
est  un  travail  doublement  scientifique  sous  les  rapports  philologique 
et  médical.  On  ne  saurait  trop  vivement  recommander  'a  lecture  et 
l'étude  de  cet  excellent  ouvrage  à  ceux  qui  cultivent  la  médecine. 


REVUE  DE  PARIS,  15S 

sciences  ,  je  redoute  la  diffusion  indéfinie  des  éludes  et  surtout 
des  études  sans  but,  parce  qu'elles  font  naître  promptement  la 
satiété  et  le  dégoût. 

Pour  éviter  ce  mal,  pour  retremper  Tàme  et  l'esprit ,  l'expé- 
rience indique  deux  moyens  :  l'étude  de  l'antiquité,  et  des  voya- 
ges entrepris  dans  des  contrées  que  la  civilisation  n'a  pas  encore 
nivelées  sous  son  laminoir  banal.  Dans  l'une  comme  dans  l'au- 
tre de  ces  entieprises,  les  impressions  que  l'on  reçoit  sont  vives, 
nettes ,  et  laissent  des  traces  profondes  ;  maître  de  régler  sa  lec- 
ture ou  ses  courses  ,  l'homme  peut  faire  un  choix  entre  les  ob- 
jets et  les  idées  qui  s'offrent  à  lui  ;  loin  de  toute  société  préoc- 
cupée et  bruyante ,  vous  laissez  prendre  à  vos  réflexions  le  cours 
qui  leur  est  naturel,  vous  reconnaissez  les  idées  qui  vous  sont 
l)ropres ,  et  pouvez  en  apprécier  au  juste  la  valeur,  en  les  com- 
parant avec  celles  d'hommes  plus  simples  ou  plus  forts  que  vous. 
Enfin  ,  en  étudiant  l'antiquité  ou  en  parcourant  des  pays  jeunes 
encore,  on  apprend  à  se  connaître,  à  savoir  précisément  ce 
que  l'on  vaut,  et  si  réellement  on  a  une  vocation  assez  forte 
pour  que  l'on  doive  se  décider  à  la  suivre. 

Ces  conseils  présentés  sous  la  forme  d'une  proposition  géné- 
rale, je  ne  craindrai  pas  de  les  adresser  plus  particulièrement 
aux  jeunes  gens  qui  se  destinent  à  l'art  de  la  médecine.  Qu'ils 
essayent  donc  de  consacrer  leurs  instants  de  loisirs  à  la  médita- 
li(m  des  écrits  des  anciens.  Dans  ces  vieux  livres  composés  chez 
h'S  Grecs,  chez  les  Romains,  par  les  Arabes  et  leurs  premiers 
successeurs  modernes,  ils  trouveront  une  foule  d'embryons  d'i- 
dées fortes  qui  n'attendent  elles-mêmes  qu'une  fécondation  vi- 
goureuse pour  se  développer. 

On  a  répète  souvent,  et  rien  n'est  plus  vrai,  uque,  chez 
les  peuples ,  l'art  de  guérir  doit  être  considéré  comme  une 
branche  de  la  philosophie  qui  s'est  développée  chez  eux.  » 
Aussi  ,  comme  chaque  système  phylosophique  contient  en  soi 
i\n  certain  nombre  de  vérités  et  d'erreurs  diversement  réparties, 
(le  même  chaque  théorie  médicale  renferme-t-elle  ces  deux  élé- 
ments dans  des  proportions  inégales.  C'est  donc  une  étude  de 
la  plus  haute  importance  que  de  connaître  et  de  comparer 
ces  systèmes  dans  l'intention  de  revenir  au  meilleur  ou  d'en 
établir  un  plus  parfait  encore. 

C'est  ce  qu'Hippocrate  fit  en  compulsant  les  écrits  amassés 


154  REVUE  DE  PARIS. 

dans  les  asclépions  ;  c'est  ce  qu'Hérophile  d'Alexandrie  renou- 
vela d'après  les  ouvrages  d'Hippocrale  ;  c'est  ce  que  Galien  en- 
treprit avec  une  ardeur  nouvelle  en  profitant  de  l'expérience  de 
tous  ses  prédécesseurs;  c'est  ce  que  les  Arabes  s'efforcèrent  d'i- 
miter jusqu'au  xiii"  siècle  de  notre  ère  ;  c'est  enfin  la  voie  qu'a 
si  heureusement  retrouvée  le  grand  anatomiste  André  Vésale 
dont  j'ai  essayé  de  faire  connaître  le  génie  et  les  travaux. 


E.-J.  Delécltjze. 


^AUSÏINE  MORO. 


Assise  sur  un  roc ,  au  pied  de  hautes  montagnes  toujours 
couvertes  de  la  verdure  des  myrtes  et  des  oliviers,  Baslia,  quoi- 
que laide  et  incommode  à  l'intérieur,  est  néanmoins  une  ville 
pittoresque.  C'est  l'endroit  \e  plus  commerçant  de  l'île  de  Corse, 
et  ce  n'est  pas  beaucoup  dire.  A  la  vue  des  six  tartanes ,  des 
vingt  ou  trente  barques  de  pêcheurs  et  du  bateau  à  vapeur  à 
l'ancre  dans  son  mauvais  port ,  ses  habitants  répètent  avec 
orgueil  que  leur  ville  est  la  Marseille  de  la  Corse;  elle  en  est  la 
Marseille  à  peu  près  comme  Dijon  est  le  Paris  de  la  Dourgoipie. 
C'est  cependant  avec  Ajaccio  la  seule  ville  de  l'île  où  l'on  fasse 
quelquefois  fortune.  On  compte  ceux  qui  ont  eu  la  chance 
bonne.  Us  font  à  peu  près  autant  d'envieux  qu'il  y  a  d'habitants 
dans  la  ville  ;  lis  n'en  sont  pas  moins  les  heureux  et  les  consi- 
dérés du  pays  5  mais  leur  manière  de  jouir  de  la  fortune  est 
vraiment  singulière  :  elle  ne  consiste  guère  qu'à  acheter  des 
maquis,  des  îlots  rocailleux  ou  d'immenses  terrains  incultes 
et  qu'ils  laissent  en  friche,  ou  bien  à  entasser  de  gros  sacs 
d'argent  dans  un  coffre-fort  bien  fermé.  De  luxe,  de  comfort, 
nulle  entente  et  nulle  apparence.  Comment  faire  du  luxe  dans 
un  pays  où  il  n'y  a  qu'un  seul  chemin  praticable  pour  les  voi- 
tures, et  où  les  mulets  ont  peine  à  gravir  la  grande  rue?  Quant 
au  comfort ,  on  a  eu  des  commencements  pénibles,  on  a  long- 
temps vécu  à  la  dure,  et,  quelle  que  soit  la  fortune  acquise,  on 
finit  comme  on  a  commencé.  Sans  doute  qu'à  Bastia  comme 
ailleurs  il  y  a  des  exceptions  à  la  règle  j  mais  à  Bastia  les  excep- 


156  REVUE  DE  PARIS. 

lions  sont  plus  rares  qu'ailleurs  ;  elles  feraient  scandale  dans  la 
ville,  où  il  est  déjà  fort  scandaleux  d'avoir  beaucoup  d'argent  ; 
écoutez  plutôt  ce  qu'on  vous  dira  des  Gregori  et  autres  qui  ont 
eu  le  talent  de  devenir  millionnaires  dans  un  pays  où  une  telle 
fortune  est  si  rare. 

Lorenzo  d'Alagno  de  Bastia  était  l'un  de  ces  hommes  privilé- 
giés. Dernier  descendant  d'une  famille  noble  de  Bonifacio,  il 
n'avait  pas  craint  de  déroger  et  de  s'adonner  de  bonne  heure  au 
commerce.  II  jouissait  déjà. d'un  assez  beau  revenu  lors([ue  vers 
la  fin  du  printemps  de  1810,  en  surveillant  le  débarquement 
d'une  tartane  qui  lui  avait  été  expédiée  de  Marseille  ,  il  aperçut 
à  la  fenêtre  d'un  ferblantier,  don!  la  petite  maison  donnait  sur 
le  port,  une  jeune  iîlle  d'une  admirable  beauté.  Lorenzo,  tout  eu 
inscrivant  sur  son  calepin  le  nombre  des  colis  débarqués  ,  s'in- 
forma du  nom  de  cette  charmante  créature.  —  C'est  la  fîllc  du 
vieux  Thomaso  Moro,  la  belle  Fausline,  qui  rend  fous  tous  nos 
jeunes  gens,  dit  un  faquin  en  retournant  avec  son  crochet  de 
fer  une  énorme  balle  d'étoffes  et  en  s'inclinant  pour  la  charger 
sur  ses  larges  épaules.  Il  y  a  deux  mois  à  peine  qu'elle  est  arri- 
vée de  Saint-Florent ,  et  déjà  elle  a  fait  tourner  la  tête  à  je  ne 
sais  combien  de  nos  compagnons  ,  ajouta  le  bonhomme  en  se 
redressant  péniblement  et  en  cherchant  lentement  son  centre 
de  gravité.  Mais  elle  est  fière  !  fière  !  Bien  malin  sera  celui  qui 
apprivoisera  ce  joli  merle  ;  —  et  le  faquin,  qui  avait  achevé  de 
charger  sa  balle,  descendit  de  la  tartane  sur  le  quai  sans  pro- 
noncer un  mot  de  plus. 

Lorenzo,  dont  les  yeux  restaient  fixés  sur  la  fenêtre,  où  de 
temps  à  autre  apparaissait  la  jeune  fille,  eût  voulu  cependant 
en  savoir  plus  long.  La  tartane  était  presque  déchargée,  il  ferma 
son  calepin,  et,  se  dirigeant  vers  la  boutique  du  ferblantier, 
frappa  à  la  porte  d'un  air  décidé.  Le  maître  de  la  boutique  était 
sorti,  sa  fille  descendit  et  ouvrit.  Elle  rougit  en  reconnaissant 
l'homme  qui  tout  à  l'heure  l'avait  examinée  avec  une  attention 
qui  ne  lui  avait  pas  échappé.  Lorenzo  ,  enchanté  de  se  trouver 
seul  avec  elle,  lui  adressa  la  parole,  et  fit  durer  la  conversation 
aussi  longtemps  qu'il  put  le  faire  sans  effaroucher  sa  suscepti- 
binté.  En  se  retirant,  il  laissa  une  liste  détaillée  d'objets  qu'il 
pria  Faustine  de  lui  faire  tenir  prêts  pour  le  lendemain  à  la  même 
heure. 


REVUE  DE  PARIS.  157 

Le  lendemain ,  Lorenzo  était  de  retour  à  la  maison  du  fer- 
blantier, et  cette  fois  il  se  hasarda  à  adresser  à  Fausline  des 
propos  de  galanterie  détournée  que  celle-ci  ne  parut  pas  com- 
prendre. Sa  froideur  et  son  indifférence  irritèrent  l'amour- 
propre  de  Lorenzo  ;  entreprenant  comme  le  sont  tous  les  Corses, 
et  ardent  comme  nn  homme  du  Midi ,  il  fit  le  serment  de  triom- 
pher de  la  rebelle,  n'importe  à  quel  prix,  et  dès  lors  il  ne  né- 
gligea rien  pour  arriver  à  ses  fins.  Prières,  séductions,  pro- 
messes, il  essaya  tout,  mais  vainement.  Déjà  bien  des  jours 
s'étaient  écoulés  ,  et  Fausline  restait  insensible.  Lorenzo  s'était 
blessé  en  jouant;  la  résistance  avait  enllammé  ses  désirs;  un 
caprice  était  devenu  une  passion  sérieuse.  Affaires,  travaux, 
spéculations  ,  il  négligeait  tout  pour  ne  songer  qu'à  son  amour. 
Être  heureux  ou  mourir,  telle  était  sa  seule  pensée;  la  |)assion 
marche  vile,  et  l'on  sait  qu'en  Corse  elle  marche  plus  vile 
qu'ailleurs. 

Lorenzo  avait  cependant  ce  bon  sens  vulgaire  et  un  peu  pro- 
saïque qu'on  acquiert  à  l'ombre  des  comptoirs.  Il  vit  aussitôt 
qu'il  n'avait  pas  affaire  à  une  de  ces  jeunes  filles  légères  qu'on 
séduit  avec  une  promesse,  ou  (|u'on  achète  avec  un  présent  ;  il 
comprit  qu'il  avait  à  lutter  contre  un  caractère,  et  que,  pour 
être  heureux  ,  il  fallait  avant  tout  se  faire  aimer.  Il  était  jeune  , 
il  était  beau,  son  amour  était  ardent ,  sa  passion  éloquente,  il 
pouvait  donc  espérer.  En  effet,  du  moment  (jue  Fausline  le  vit 
à  ses  pieds,  et  qu'elle  se  crut  sincèrement  aimée,  elle  l'aima. 
Ce  n'était  point  assez  pour  Lorenzo  d'avoir  triomphé  du  cœur 
de  Fausline,  il  voulut  triompher  de  ses  scrupules.  Mais  celte 
fois  il  la  trouva  inébranlable  ,  et  cependant  il  n'y  avait  ni  cal- 
culs vils,  ni  motifs  indignes  dans  sa  résistance;  il  y  avait  scru- 
pules honnêtes  et  vertu  ;  et  comme  Fausline  avait  un  noble  et 
grand  caractère,  retranchée  dans  ces  scrupules,  elle  était  in- 
vincible. Du  reste ,  on  n'eût  pas  trouvé  d'arrière-pensée  chez 
elle,  et  sa  sagesse  était  désintéressée;  en  effet ,  Lorenzo,  poussé 
à  bout,  lui  avait  souvent  proposé  de  l'épouser,  et  toujours  la 
généreuse  fille  avait  refusé.  Lorenzo,  cependant,  avait  facile- 
ment mis  le  vieiLX  Thomaso  dans  ses  intérêts,  mais  cet  appui  du 
père  était  sans  effet.  —  Non,  répondait  Faustine  à  ses  exhorta- 
tions, non  !  ce  mariage  ne  peut  se  faire.  Lorenzo  est  riche,  sa 
famille  est  noble ,  il  ne  peut  épouser  la  fille  d'un  ourrier.  — 
1  H 


158  REVUE  DE  l'ARIS. 

Lorenzo  se  désolait  et  cherchait  vainement  le  moyen  de  vaincre 
celte  résistance  ;  un  Jour  il  crut  l'avoir  trouvé.  —  Vous  m'aimez, 
dit-il  à  Faustine.  La  jeune  fille  ne  répondit  pas,  mais  son  silence 
disait  oui.  —  Vous  refusez  d'être  ma  femme  publiquement,  eh 
bien!  laissez-moi  vous  épouser  secrètement  ;  aussitôt  mariée, 
je  vous  conduirais  à  la  ?«a»7><c  de  Brando ,  où  j'ai  un  casin  dans 
la  montagne;  dans  quelques  années  j'annoncerais  mon  mariage; 
je  vous  ramènerais  du  continent ,  et  personne  ne  pourra  recon- 
naître en  vous  la  fille  du  ferblantier  de  Bastia.  Vous  ne  me 
nuirez  donc  pas  ,  comme  vous  craignez  de  le  faire ,  vous  n'aurez 
aucune  fausse  honte  à  surmonter,  et  nous  serons  heureux  en 
dépit  du  monde  ,  comme  nous  méritons  de  l'être. 

Faustine  hocha  tristement  la  tête  en  écoutant  la  proposition 
de  Lorenzo;  elle  lui  demanda  jusqu'au  lendemain  pour  se  déci- 
der et  répondre.  Le  lendemain,  quand  Lorenzo  ,  tremblant,  vint 
lui  demander  ce  qu'elle  avait  résolu,  elle  lui  tendit  la  main  et 
lui  dit  avec  un  ineffable  sourire  :  —  Quand  tu  voudras,  je  serai 
fa  femme  ;  mais  n'oublie  pas  que  désormais  je  ne  vivrai  que 
pour  toi.  Pour  les  autres  sois  Lorenzo,  et  pour  moi  sois  toujours 
un  amant. 

Lorenzo  eût  été  heureux,  s'il  eût  été  digne  de  son  bonheur. 
Il  montra  un  si  ardent  empressement  à  profiter  du  consentement 
de  Faustine,  qu'on  eût  pu  l'en  croire  vivement  touché;  mais, 
chez  lui ,  cet  empressement  c'était  du  caicul ,  nous  le  verrons 
plus  tard.  Le  mariage  de  Lorenzo  et  de,  Faustine  fut  célébré  de 
nuit ,  par  un  seul  prêtre ,  dans  la  chapelle  d'un  couvent  du  cap 
Corse ,  et  le  lendemain  Lorenzo  conduisit  sa  nouvelle  épouse 
dans  sa  maison  de  campagne  de  Brando  où  tout  était  disposé 
pour  la  recevoir. 

Les  premières  années  de  leur  union  s'écoulèrent  sans  nuages. 
Lorenzo,  il  est  vrai ,  était  o"l)!igé  de  se  séparer  bien  souvent  de 
Faustine  ;  ses  affaires  l'appelaient  un  jour  à  Bastia  ,  un  autre  à 
Ajaccio ,  quelquefois  même  à  Livourue  et  à  Marseille.  Mais  il 
revenait  toujours  plus  amoureux  que  jamais ,  et  Faustine  eût  pu 
croire  que  pour  lui  le  \)his  grand  bonheur  était  d'oublier  le 
monde  et  la  fortune  dans  ses  bras.  Pendant  près  de  cinq  années  , 
cette  félicité  fut  complète  et  sans  mélange. 

Cependant ,  un  bonheur  constant  semblait  s'attacher  aux  opé- 
rations de  Lorenzo;  tout  ce  qu'il  entreprenait  fui  réussissait.  Sa 


REVUE  DE  PARIS.  159 

fortune  s'était  rapidement  accrue  ,  et  peu  d'années  après  son 
prétendu  mariage  avec  Fausline  ,  c'était  l'un  des  plus  riches  né- 
gociants corses,  celui  dont  le  crédit  était  le  plus  solidement  et 
le  plus  universellement  établi.  Livourne  était  le  centre  de  ses 
opérations  qui  s'étendaient  dans  toute  l'Italie  et  même  en  France 
et  en  Orient.  Dans  cette  vilVe  toute  commeiçanto,  il  jouissait  de 
cette  considératio)!  colossale  qu'y  donne  une  grande  fortune 
rapidement  acquise  ,  et ,  comme  on  le  croyait  garçon  et  qu'il 
était  encore  jeune  ,  les  dix  maisons  les  plus  considérables  ,  dont 
les  chefs  avaient  des  filles  à  marier,  lui  avaient  fait  faire,  indi- 
rectement, des  propositions  d'alliance  que  Loreiizo  avait  tou- 
jours repoussées.  On  ne  savait  à  quel  motif  attribuer  son  éloi- 
gnement  pour  une  si  bo)ine  affaire  qu'un  mariage  qui,  tout  en 
lui  mettant  une  jolie  femme  entre  les  bras .  ne  pouvait  manquer 
de  doubler  ses  capitau.x  et  son  crédit.  —  Voilti  bien  un  de  ces 
Corses,  disaient  les  sages  Livournais,  leur  ambition  est  insa- 
tiable. Vous  verrez,  il  attendra  qu'il  ait  cinquante  ans  et 
20  millions  de  fortune  pour  se  marier,  et  alors  il  demandera 
sans  doute  la  main  de  la  fille  du  grand-duc 

Vers  la  fin  de  la  cinquième  année  de  son  mariage  avec  Faus- 
line, il  s'opéra  une  révolution  dans  le  caractère  et  les  habitudes 
de  Lorenzo.  Ses  absences  de  la  villa  Brando  étaient  plus  fré- 
quentes et  plus  prolongées;  il  était  moins  attentif  et  moins  em- 
pressé, et,  même  dans  les  bras  de  sa  Fausline,  il  avait  de  ces 
moments  de  distraction  ou  plutôt  de  rêverie  qui  ne  peuvent 
échapper  à  la  clairvoyance  et  ù  la  pénétration  d'une  amante. 
Faisant  effort  sur  elle-même  et  obéissant  au  prudent  instinct  de 
l'amour,  Faustine  feignait  de  ne  point  s'apercevoir  de  ce  chan- 
gement. U\K  n  inarque,  en  effet,  eût  amené  une  explication  , 
une  explication  des  reproches,  et  Fausline  était  trop  fière  pour 
se  croire  dédaignée  ou  seulement  moins  aimée.  Elle  eût  surtout 
regardé  comme  indigne  d'elle  de  montrer  qu'elle  le  pensait , 
quand  même  elle  en  eût  acquis  la  certitude. 

Ce  qui  causait  la  préoccupation  de  Lorenzo,  c'étaient  les  fu- 
nestes conseils  de  ses  amis  ,  c'était  aussi  celte  fatale  ambition 
que  l'on  ne  lui  reprochait  i)oint  à  tort  ;  c'était  enfin  une  incon- 
stance naturelle  que  jusqu'alors  il  n'avait  pas, eu  à  combattre, 
n'ayant  pas  encore  été  mis  à  l'épreuve,  et  qui,  maintenant, 
allait  le  perdre. 


16tt  REVUE  DE  PARIS. 

L'ambition ,  en  effet,  n'eût  pas  suffi  pour  l'égarer,  et  Lorenzo, 
connaissant  les  vanités  de  la  fortune,  eût  aisément  résisté  à  ses 
tentations;  mais  il  était  plus  faible  contre  des  séductions  d'un 
autre  genre  ;  son  cœur,  trop  inflammable  ,  laissait  trop  de  prise 
à  la  volupté. 

Livourne,  ce  grand  marché  de  la  Toscane,  ce  bazar  anglais 
et  oriental  à  la  fois,  la  moins  italienne  des  villes  de  l'Italie  ,  est 
renommée  avant  tout  |)our  la  beauté  de  ses  femmes.  Là  les  races 
sont  aussi  variées  que  les  costumes,  mais  l'Arménienne  ou  la 
Grecque  partagent  seules  avec  l'Anglaise  la  palme  de  la  beauté- 
La  plage  aride  de  l'Ardenza  est  la  promenade  à  la  mode  de 
Livourne.  C'est  là  que  chaque  soir  le  négociant  sortant  de  ses 
comptoirs  vient ,  au  coucher  du  soleil ,  se  reposer  des  affaires 
en  respirant  l'air  frais  de  la  mer  ;  c'est  là  que ,  par  une  belle 
soirée  ,  toute  la  société  livournaise  se  réunit  de  |)rél'érence.  Rien 
de  plus  animé  que  le  coup  d'œil  que  présente  celte  promenade, 
où  sont  confondus  les  coslumes  de  tant  de  nations.  C'est  là  sur- 
tout que,  par  ce  demi-jour  chaud  d'une  soirée  italienne,  les 
femmes  sont  dangereuses,  soit  qu'agaçantes  syrènes,  elles  usent 
de  charmes  perfides  pour  enlacer  leur  proie  ;  soit  qu'ignorant  le 
pouvoir  de  ces  charmes,  elles  se  montrent  d'autant  plus  redou- 
tables qu'elles  ne  cherchent  i)as  à  l'être. 

Lorenzo,  que  ses  affaires  retenaient  à  Livourne  depuis  plus 
d'une  semaine,  se  promenait  un  soir  à  l'Ardenza,  dans  la  com- 
pagnie d'un  Français  de  ses  amis ,  quand  tout  à  coup  il  se  trouva 
tace  à  face  avec  une  jeune  femme  d'une  si  merveilleuse  beauté 
(|u'il  resta  immobile  et  coi^me  ébloui  de  sa  rencontre.  Cette 
jeune  femme  n'était  pas  seule  ;  elle  donnait  le  bras  à  un  homme 
Agé  ,  qui  sans  doute  était  son  père.  L'ami  de  Lorenzo  avait  salué 
ie  vieillard  et  sa  compagne,  et  machinalement  Lorenzo  l'avait 
imité.  Quand  il  fut  revenu  dé  son  extase  :  Quelle  est  cette  per- 
sonne si  belle?  lui  demanda-t-il  avec  intérêt. 

—  Comment!  tu  ne  la  connais  pas  encore?  lui  répondit  le 
Français;  c'est  la  pins  jolie  fille  de  tout  Livourne,  la  belle  des 
belles  ,  Théodora ,  la  fille  du  vieux  crésus  grec  Papadolo  ;  tu  as 
vu  comme  elle  était  belle;  eh  bien!  elle  est  plus  riche  encore 
qu'elle  n'est  belle.  On  assure  que  Pa|)ado!o  doit  lui  laisser  des 
millions  en  dot;  déjà  deux  ou  trois  princes  italiens  se  sont  mis 
sur  les  rangs ,  mais  Papadolo  ne  veut  en  aucune  façon  faire  de 


REVUE  DE  PARIS.  161 

sa  fille  une  princesse;  son  projet  est  de  la  marier  à  quelque  né- 
gociant riche  qui  plaira  à  la  jeune  fille.  Il  a  l'esprit  de  caste, 
et  ce  qu'il  a  décidé,  il  le  fera. 

Lorenzo  écoutait ,  ne  réjjoudaiî  pas,  et  paraissait  rêver  pro- 
fondément. Son  ami  interrompit  sa  rêverie  en  lui  serrant  le 
bras.  —  Tiens ,  regarde-la  encore  .  lui  dit-il ,  la  voici  qui  revient 
de  noire  cô(é.  —  Cet  ami  ressemblait  terriblement  au  tentateur. 
Lorenzo  revit ,  eneffft,  la  jeune  Grecque  (pii  lui  jjarut  plus  belle 
que  jamais;  un  regard  tombé  négligemment  de  ses  grands  yeux 
noirs  l'avait  louché  au  cœur,  et  avait  fait  tressaillir  tout  son  être. 
Pendant  le  reste  de  la  promenade  il  ne  laissa  plus  échapper  que 
(les  paroles  brèves  et  sans  suite.  Il  adressait  à  son  ami  des  ques- 
tions indirectes  au  sujet  de  Papadolo,  et  il  n'attendait  pas  sa 
réponse;  sa  démarche  était  brus(iue ,  ses  gestes  convulsifs,  il 
avait  quelque  peu  l'air  d'un  fou,  et,  en  etfet ,  atteint  comme  il 
l'était  de  cette  subite  maladie  d'amour  qu'on  a  si  bien  nommée 
un  coup  de  foudre,  il  se  trouvait  tout  ù  coup  |)lacé  sur  les  li- 
mites de  la  folie.  En  revenant  de  VArdenza  il  fil  promettre  à 
son  ami  de  le  présenter  le  lendemain  chez  Papadolo. 

Huit  jours  après  sa  présentation  à  Théodora,  Lorenzo,  si 
sauvage  d'ordinaire,  avait  prononcé  le  mot  mariage,  et  expo- 
sait froidement  sa  situation  de  fortune  au  vieux  Papadolo  qui 
prenait  des  notes  et  l'ajournait  à  quinze  jours.  Ce  délai  épuisé, 
les  informations  essentielles  étaient  prises,  et  Lorenzo  agréé, 
si  toutefois  il  plaisait  à  Théodora.  Lorenzo  était  jeune  encore, 
sa  figure  était  belle,  et  il  savait  le  chemin  du  cœur  des  femmes; 
il  plut  donc,  et  bientôt  le  jour  du  mariage  fut  fixé. Ce  mariage 
eut  lieu  dans  l'église  de  la  Madone,  près  d'une  villa  du  Mont- 
Neroque  Papadolo  habitait  pendant  Télé.  Une  dame  corse,  qui 
se  trouvait  à  Livourne  et  qui  connaissait  Lorenzo,  annonça  que 
cette  union  ne  serait  pas  heureuse;  elle  avait  remarqué  que  tous 
ceux  qui  avaient  complimenlé  Lorenzo  sur  la  parfaite  beauté  de 
sa  femme  avaient  négligé  de  dire,  à  la  suite  de  leurs  compli- 
ments :  Que  Dieu  la  bénisse!  Or  tout  oubli  de  cette  espèce 
est  un  présage  infaillible  de  malheur.  Dire  d'un  enfant  qu'il  est 
beau  sans  dire  que  Dieu  le  bénisse,  c'est  lui  jeter  un  sorl; 
c'est  du  moins  ce  que  vous  disent  les  habitants  de  la  Corse,  dont 
les  onze  douzièmes  croient  encore  au  mauvais  œil. 

Le  ciel  est  juste  ,  et  cependant  les  grands  coupables  ont  quel- 

14. 


162  REVUE  DE  PARIS. 

quefois  de  bien  heureux  moments.  Les  affaires  de  Lorenzo  le 
conduisaient  souvent  de  Livourne  en  Corse;  peu  de  personnes 
dans  rî!e  élaienl  instruites  de  son  mariage;  la  cliose  fut  donc 
tenue  seciète  pendant  plus  d'une  année.  Lorenzo  espérait  que 
la  nouvelle  n'en  viendrait  jamais  à  Brando  où  Fausline  vivait 
toujours  solitaire.  —  Mais  si  par  hasard  la  pauvre  femme  venait 
à  être  instruite  ,  se  disait-il ,  nous  laisserions  passer  un  premier 
débordement  de  colère ,  et  puis  nous  trouverions  bien  moyen 
de  la  dédommager,  et  de  lui  imposer  silence  en  prodiguant  l'or, 
et  en  lui  assurant  une  position.  —  Tranquillisé  par  ces  misé- 
rables accommodements  de  conscience,  rinlidèie  passait  sans 
remords  An^i  bras  de  l'une  dans  les  bras  de  l'autre  de  ses  femmes. 
Fausline  était  trop  fière  et  trop  sûre  d'elle-même  ,  et  Théodora 
Iroj»  innocente  pour  que  l'une  ou  l'autre  soupçonnassent  tant 
de  noirceur.  Ajoutons  encore  que  depuis  son  mariage,  Lorenzo 
avait  retrouvé  son  ancienne  sérénité  qu'il  avait  un  moment 
perdue  ,  et  que  rien  ne  pouvait  faire-soupçonner  à  Faustine  que 
son  aman!  l'eût  trahie. 

On  a  tort  de  dire  que  tout  se  découvre  ;  si  tout  se  découvrait , 
(|uc  de  drames  se  dérouleraient  autour  de  nous  dont  nous  ne 
soupçonnons  pas  même  que  les  premières  scènes  se  soient  ja- 
mais jouées  !  Oue  d'enfers  dans  les(|ue!s  plongerait  tout  à  coup 
notre  œil  effrayé!  Le  silence  et  les  ténèbres  cachent,  en  effet, 
plus  de  crimes  que  la  justice  n'en  châtie.  Sur  trois  coupables, 
deux  sont  ensevelis  avec  leur  crime  et  dorment  dans  le  même 
oubli.  Lorenzo  comptait  sur  ce  silence  et  cet  oubli  ;  il  se  croyait 
certain  de  l'impunité  :  nous  allons  voir  combien  il  se  trompait 
dans  ses  calculs. 

Lorenzo  avait  à  son  service  un  jeune  Corse  qu'il  avait  recueilli 
dans  les  niontngnes  de  la  Bajagne.  Il  l'avait  choisi  sauvage  et 
ignorant  pour  plus  de  sûreté.  Celait  le  seul  de  ses  domestiques 
qu'il  emmenât  quelquefois  à  Brando ,  chez  Fausline ,  sa  parente, 
comme  il  le  lui  disait  ;  mais  cet  enfant,  (pii  ne  savait  ni  lire, 
ni  écrire,  qui  parlait  un  patois  ininleiligible,  et  que  son  maître 
croyait  profondément  siupide ,  cachait  sous  de  grossiers  dehors 
et  sous  les  formes  de  la  brute  rinlelligencc  et  la  perspicacilé 
des  monlagnards ,  dont  il  avait  l'astuce  malicieuse  et  toutes 
les  passions  vindicatives.  Dès  ses  pi'cmières  visites  à  Brando,  il 
avait  soupçonné  son  maître  :  cuiieux  et  malin,  il  l'avait  soi- 


REVUE  DE  PARIS.  165 

gneuseraent  épié,  et  il  avait  bienlot  su  parfaitement  ce  qu'il 
devait  croire  de  celte  prétendue  parenté  de  Lorenzo  et  de  Faus- 
tine.  Maître  de  ce  secret,  cet  enfant  grossier  avait  eu  assez 
d'empire  sur  lui-même  pour  le  garder,  sentant  bien  qu'un  jour 
son  silence  pourrait  lui  êiie  chèrement  payé ,  et  ne  sachant 
d'ailleurs  à  laciuelle  s'ouvrir  des  deux  femmes  de  Lorenzo.  Mat- 
teo ,  c'était  le  nom  de  cet  enfant ,  avait  tous  les  vices  des  jeunes 
niontagnaids.  II  était  i)aresseux ,  gourmand  et  menteur.  Lorenzo 
était  donc  souvent  obligé  de  le  châtier  pour  ces  défauts.  Ces 
châtiments,  d'oidinaire,  étaient  paternels  ;  ils  se  bornaient  à 
des  paroles  sévères  ou  à  quelques  retenues  sur  ses  gages.  Mais 
un  jour,  ayant  égaré  uiie  lellre  importante  que  son  maître  l'a- 
vait chargé  de  porter  à  l'un  de  ses  correspondants  de  Baslia, 
Lorenzo  ,  mécontent  de  sa  négligence  ,  qui  pouvait  avoir  de  fâ- 
cheux résultais ,  menaça  l'enfant  d'une  correction  d'un  autre 
genre;  Matteo  raisonna  ;  Lorenzo,outré,lesaisissant  par  lebras, 
lui  appliqua  sur  les  reins  une  vingtaine  de  coups  de  la  cravache 
qu'il  tenait  à  la  main.  La  correction  était  rude,  l'enfant  se  dé- 
battit en  fureur,  et  laissant  entre  les  mains  de  Lorenzo  une 
partie  de  ses  vêlements  ,  il  s'enfuit  tout  en  pleurs,  en  criant  de 
toutes  ses  forces  qu'il  se  vengerait. 

C'était  le  soir  que  celte  scène  s'était  passée,  et  le  lendemain 
Lorenzo  devait  s'embarquer  pour  Livourne.  Il  attendit  vaine- 
ment l'enfant  qui  ne  reparut  pas.  —  11  sera  retourné  dans  ses 
montagnes  ,  se  dit-il;  et  une  fois  arrivé  à  Livourne,  il  n'y  pensa 
plus. 

—  Je  me  vengerai!  avait  dit  l'enfant  en  s'enfuyant  :  il  était 
Corse ,  ses  instincts  et  ses  passions  étaient  encore  dans  toule 
leur  farouche  naïvelé  et  leur  sinislre  énergie;  celle  menace  ne 
devait  donc  i)as  être  vaine.  Lorenzo  ,  Corse  lui-même  ,  aurait 
bien  dû  le  savoir. 

Mais  voyons  comment  s'y  [irit  l'enfant  pour  tenir  parole  à  son 
maître  et  quels  furent  ses  raisonnements  dans  ce  grand  acte  de 
la  vengeance.  —  Mon  maître  a  deux  femmes ,  se  dit-il ,  une  à 
Brando  et  l'autre  â  Livourne.  Or  on  ne  peut  avoir  qu'une 
femme,  il  les  trompe  donc  toutes  les  deux.  Laquelle  faut-il  pré- 
venir ?  Celle  de  Livourne ,  mais  elle  est  trop  jiiune  ;  elle  ne  m'é- 
couterait  pas  ,  et  puis  com.ment  faire  pour  passer  la  mer?  Celle 
de  Brando  aime  mieux  mon  maîire  ;  elle  a  des  yeux  plus  noirs  , 


164  REVUE  I>E  PARIS. 

elle  doit  ôtre  plus  colère  ,  plus  méchante,  et  puis  elle  est  du 
pays.  —  Elle  est  du  pays  !  cela  voulait  beaucoup  dire  :  Matteo 
ne  laissa  pas  refroidir  sa  colère;  le  soir  même,  il  prit  le  che- 
min de  Brando  ,  en  suivant  la  côte.  Comme  il  faisait  encore  nuit 
ijuand  il  arriva  près  du  la  maison  de  campagne  de  Fausline,  il 
se  blottit  dans  une  de  ces  tours  en  ruine  (pie  les  Génois  ont  bâ- 
ties sur  chaque  promontoire  et  près  de  chaque  petite  anse  de 
l'île.  Là  ,  il  attendit  le  jour,  bercé  par  le  bruit  des  vagues  de 
la  mer  et  rêvant  délicieusement  à  sa  vengeance.  Quand  le  so- 
leil fut  haulsur  Thorizon,  il  frappa  à  la  porte  deFaustinequi  ou- 
vrit elle-même  ,  sa  seule  servante  étant  ailée  au  hameau  voisin. 
Lorsque  Fausline  aperçut  Matteo  tout  couvert  de  poussière, 
tout  défait  et  seul ,  elle  fut  frappée  de  terreur  et  pâlit  horrible- 
ment. 

—  Lorenzo  est-il  vivant?...  Ce  fut  le  seul  cri  qu'elle  eut  la 
force  de  pousser. 

—  Oh  !  oui ,  madame  ,  bien  vivant. 

—  Pounpioi  es-lu  venu  seul  ici  ? 

—  Il  m'a  battu,  je  me  suis  enfui. 

—  Tu  t'es  enfui!  Et  où  as-tu  laissé  ton  maître? 

—  A  Baslia  ,  et  prêt  à  s'embarquer  pour  Livourne. 

—  Je  le  savais. 

—  Oh  oui  !  et  vous  saviez  sans  doute  que  madame  attendait 
monsieur  à  Livourne?  ajouta  sournoisement  Matteo. 

—  Madame  !...  et  de  qui  veux-lu  parler? 

—  De  la  femme  de  mon  maître,  de  la  signoia  Théodora. 
~  Ton  maître  a  une  femme?  à  Livourne? 

—  Madame  plaisante  sans  doute  ([uaiid  elle  me  fait  cette  ques- 
tion; elle  sait  aussi  bien  que  moi  que  mon  maître  est  marié  à 
Livourne. 

—  Marié  !  comment  !  et  depuis  quand?  Avec  qui? 

—  Depuis  un  an,  avec  la  fille  d'un  Grec  bien  riche,  bien 
riche,  Théodora  Papadolo. 

—  Tu  mens,  misérable!  ton  maître  l'a  battu  et  lu  le  ca- 
lomnies. 

—  Won  maître  m'a  battu  ,  mais  je  ne  mens  pas.  Il  est  marié, 
lout  Livourne  le  sait  ;  si  madame  ne  me  croit  pas  ,  qu'elle  écrive 
au  curé  de  l'église  de  la  Madone  du  Moiit-ISero  ,  c'est  lui  qui  a 
fait  le  mariage. 


REVUE  DE  PARIS.  165 

Faustine  était  convaincue,  car  il  était  impossible  de  ne  pas 
démêler,  dans  les  dénonciations  de  l'enfant ,  l'accent  naïf  de  la 
vérité.  Faustine  le  poussa  devant  elle  dans  le  casino ,  le  con- 
duisit dans  une  chambre  reculée  et ,  pendant  deux  heures  ,  elle 
le  pressa  de  questions  ,  lui  faisant  raconter  tout  ce  qu'il  savait 
de  Théodora  et  de  Lorenzo.  Puis  ,  quand  elle  fut  convaincue 
par  le  nombre  et  la  précision  des  détails,  et  qu'il  ne  lui  resta 
plus  Un  doute,  elle  congédia  Matteo  en  lui  recommandant  bien 
de  ne  parler  à  personne  de  ce  qu'il  venait  de  lui  raconter  et  en 
lui  jetant  quel(|ues  pièces  d'argent. 

Matteo  ramassa  l'argent  avec  une  vive  satisfaction  ;  l'agitation 
de  Faustine  ne  lui  avait  pas  échappé,  il  savait  qu'il  serait 
vengé. 

Quand  huit  jours  après  Lorenzo ,  de  retour  de  Livourne  ,  ar- 
riva à  la  villa  Brando  .  il  fut  frappé  de  la  pâleur  de  Faustine  et 
de  l'altération  de  ses  traits.  Ces  huit  jours  avaient  été.  pour  la 
malheureuse  femme,  huit  siècles  de  douleur  et  de  désespoir; 
Lorenzo,  son  seul  ami,  celui  en  (|iii  elle  s'était  confiée  comme 
en  Dieu;  l'homme  à  qui  elle  avait  tout  donné,  sa  jeunesse,  sa 
vie,  son  bonheur,  Lorenzo  l'avait  lr<ihie,  indignement  trahie! 
il  s'était  vendu  aune  antre!  Ces  moments  qu'il  passait  loin 
d'elle ,  il  les  passait  dans  ks  bras  de  cette  rivale  inconnue  ;  tout 
éiaitdonc  fini  pour  elle,  elle  n'avait  plus  qu'à  mourir;  mais 
elle  aussi  était  Corse ,  elle  était  du  pays!  et ,  avant  de  mourir  , 
elle  voulait  se  venger.  Elle  avait  donc  fait.  i)endant  tout  le 
temps  que  Loienzo  était  resté  absent ,  des  efforts  inouïs  pour 
retenir  la  vie  qui  voulait  lui  échapper.  Un  œil  moins  confiant  et 
moins  distrait  que  ne  l'était  celui  de  Lorenzo  eût  découvert ,  sur 
le  visage  de  l'infortunée  ,  les  traces  de  cette  lutte  affreuse. 

Quand  Faustine  revit  Lorenzo,  elle  eut  encore  assez  de  force 
pour  dissimuler.  La  rage  au  fond  de  l'âme  ,  elle  s'efforça  de  le 
recevoir  avec  un  visage  riant;  mais,  épuisée  par  ce  terrible 
combat  intérieur,  elle  fut  plus  d'une  fois  sur  le  point  de  dé- 
faillir. 

Vers  le  commencement  de  la  nuit,  Lorenzo,  fatigué  du 
voyage ,  se  mit  au  lit  et  ne  tarda  pas  à  s'endormir  profondément. 
Faustine  profita  de  son  sommeil  pour  fouiller  dans  ses  papiers 
et  y  chercher  la  preuve  de  sa  trahison  ;  peut-être  conservait- 
elle  encore  quelque  doute  ou  quelque  espoir  ?  Ces  doutes  et  cet 


166  REVUE  DE  PARIS, 

espoircessèreni, car  cette  preuve (iu'el!eclierchait,ellela  trouva; 
c'étaient  des  lettres  de  Papadolo  relatives  aux  biens  qu'il  avait 
laissés  à  sa  fille,  et  \\n  billet  de  Théodora  elle-même.  Certaine 
alors  de  la  perfidie  de  Lorenzo ,  Fausline  ne  songea  plus  qu'à 
la  vengeance.  Elle  ferma  soigneusement  les  portes  de  la  cham- 
bre; elle  prit  sur  une  table,  où  Lorenzo  les  avait  déposés  en  se 
couchant,  un  de  ses  pistolets  de  voyage,  s'assura  qu'il  était 
chargé  et  approcha  froidement  le  canon  du  front  de  Lonnzo 
endormi.  Hésita-t-elle  dans  ce  terrible  moment?  on  l'a  toujours 
ignoré  ;  le  coup  partit,  et  Lorenzo,  sans  faire  un  mouvement, 
sans  même  pousser  un  cri ,  passa  des  bras  du  sommeil  dans 
ceux  de  la  mort. 

Quand,  après  la  découverte  du  meurtre,  on  pénétra  dans  la 
chambre  où  Lorenzo  était  couché,  rien  n'était  dérangé  autour 
de  lui,  il  semblait  encore  profondément  endormi;  seulement, 
le  pistolet  était  tombé  à  terre  au-dessous  du  chuvel  du  lit  ; 
sans  doute ,  après  le  coup  ,  il  avait  échappé  de  la  main  de  Faus- 
tine. 

Faustine  prit  ensuite,  dans  un  secrétaire  qu'on  trouva  ou- 
vert, l'acte  du  premier  mariage  de  Lorenzo,  acte  faux  comme 
on  l'a  deviné;  le  sang  de  Lorenzo  avait  jailli  sur  les  mains  de 
l'infortunée  ,  car  on  en  voyait  des  traces  sur  l'acte  fatal.  Elle 
l'enveloppa  ensuite  dans  un  papier  qu'elle  cacheta  et  adressa  à 
sa  rivale  de  Livourne ,  puis  elle  vint  s'asseoir  sur  une  chaise 
longue  au  pied  du  lit  de  Lorenzo ,  le  visage  tourné  du  côté  du 
visage  du  mort  ;  combien  de  temps  resla-t-elle  dans  cette  fatale 
contemplation  ?  on  l'ignore  également.  Quand  le  lendemain , 
vers  le  milieu  du  jour,  la  servante.  Inquiète  de  ne  voir  sortir 
personne  de  celle  chambre  à  la  porte  de  laquelle  elle  avait  frai)pé 
sans  obtenir  de  réponse,  eut  appelé  les  voisins,  et  que  tous , 
enfonçant  cette  porte  ,  eurent  pénétré  dans  l'appartement  des 
deux  époux,  on  trouva  Faustine  toujours  assise,  mais  ne  don- 
nant plus  aucun  signe  de  vie.  Un  médecin  de  Bastia  ,  qu'on  fit 
venir  pour  constater  ce  double  décès ,  ne  découvrit  sur  son  corps 
aucune  trace  de  poignard  ou  de  poison  -.  elle  était  donc  morle 
naturellement;  le  désespoir  l'avait  tuée. 

Frédéric  Mercey. 


MADAME  DE  FRESNES. 


Déjà  les  journées  étaient  courtes  el  les  nuits  humides  ;  c'était 
le  temps  où  s'enfuient  les  hirondelles,  où  les  voyageurs  rentrent 
dans  les  villes,  où  les  chasseurs,  atteints  de  mélancolie  ,  ou- 
blient leurs  meutes  pour  rêver  sur  les  feuilles  mortes  que  l'au- 
tomne amoncelle  sous  leurs  pas.  Une  chaise  de  poste  qui  suivait 
la  route  d'Auxerrc  ù  Paris,  s'arrêta  au  bas  d'un  coteau  très- 
rapide,  et  l'unique  voyageur  qu'elle  contenait  en  descendit  pour 
gravir  à  pied  la  colline. 

Ce  personnajje,  vêtu  avec  une  certaine  élégance,  paraissait 
jeune,  bien  qu'une  décoration  ornât  sa  boiftonniùre  i  ses  formes 
avaient  celte  délicatesse  ,  ses  traits,  cet  air  de  froideur  ,  de  ré- 
solution et  de  défiance  à  la  fois,  qui  est  le  propre  des  gens  dont 
la  force  est  toute  intellectuelle.  La  largeur  des  arcades  sourci- 
liaires  qui, encadraient  ses  yeux  bleus,  la  fermeté  des  contours 
de  ses  lèvres  indiquaient  une  volonlé  peu  commune  et  d'autant 
plus  remarquable,  qu'on  devinait  à  la  blancheur  du  teint  de 
l'étranger,  au  peu  de  développement  de  sa  poitrine,  au  reflet 
cendré  de  ses  cheveux  noirs,  longs  et  fins,  une  organisation 
physique  très-débile. 

Malgré  la  recherche  de  sa  toilette,  la  finesse  de  sa  physiono- 
mie et  sa  décoration,  ce  jeune  homme  n'avait  l'apparence  ni 
d'un  militaire,  ni  d'un  dandy  ,  ni  d'un  artiste ,  et  en  examinant 


168  REVUE  DE  PARIS. 

ses  moindres  inuuveineiits  sur  ce  cliemin  désert  où  i)ersoiiiie  ne 
robligeait  à  s'observer,  on  démêlait  en  sa  personne  une  longue 
pratique  de  la  bonne  société  et  des  manières  du  monde. 

Au  moment  où  il  quittait  le  marche-pied  de  sa  chaise,  un 
chasseur,  rusliquement  velu  d'une  veste  grise  et  d'un  pantalon 
de  coutil,  chaussé  de  guêtres  énormes,  coiffé  d'un  grand  cha- 
peau de  paille,  se  leva  du  gazon  où  il  était  assis  sur  le  talus  de 
la  route,  et  s'avança  avec  empressement  sans  même  relever  son 
fusil  et  sa  carnassière,  vieux  sac  de  cuir  écorché,  taché  de 
pluie,  de  sang,  et  digne  d'un  vieux  braconnier.  Le  campagnard 
avait  une  taille  alhléli(|ue  et  une  belle  tête  assez  commune, 
hâlée,  comme  celle  d'un  soldat  de  marine.  —  Par  le  ciel!  s'é- 
cria-l-il  en  barrant  le  chemin  de  l'homme  à  la  chaise,  c'est  lui- 
même  !  Pardon,  monsieur,  n'étes-vous  point.,.,  n'es-(u  pns 
mon  bon  ami  de  collège,  Jean-Paul  Gersain  ? 

A  ces  mots,  Gersain  recula  de  surprise  et  contempla  deux 
secondes,  sans  le  reconnaître  ,  celui  qui  l'abordait  de  la  sorte. 
Il  fallait,  pour  justifier  une  telle  hésitation,  qu'un  grand  chan- 
gement se  fût  accompli  dans  celui  qu'un  cherchait  ainsi  sans  le 
trouver,  car  il  avait  un  de  ces  visages  dont  le  caractère  frappe 
à  une  première  inspection,  et  où  l'on  ne  voit  plus  rien  de  sail- 
lant après  deux  entrevues.  Les  beautés  de  Gersain,  au  contraire, 
délicates  et  cachées  ,  se  découvraient  une  ù  une  et  ne  se  mani- 
festaient point  tout  d'abord.  La  chevelure  de  son  compagnon 
était  mal  taillée,  d'épais  favoris  ombrageaient  ses  joues  trop 
vermeilles,  sa  voix  était  rauqne  et  sa  démarche  pesante  comme 
celle  d*un  laboureur.  —  Eh  quoi  !  repartit  enlin  Jean-Paul, 
serait-ce  là  mon  sémillant  camarade,  le  comte  Alexis  de  Vignolle  ? 
Oui  diantre  t'a  ainsi  accoutré,  mon  cher?  que  fais-tu  donc  ici? 
qu'es-tu  devenu  depuis  trois  ans  que  la  diplomatie  me  confine 
au  fond  de  l'Allemagne? 

—  Tu  le  vois,  quillant  Paris  et  ses  pompes,  je  me  suis  f;iil 
campagnard.  Tu  sais  quelle  a  toujours  été  ma  vie,  bercée  sur 
une  paresse  absolue  5  eh  bien,  la  faligue  et  la  philosophie  attei- 
gnent le  fainéant  comme  le  plus  occupé.  L'existence  me  pesait, 
les  plaisirs  me  comblaient  d'ennui,  l'oisiveté  même  ne  me  sou- 
riait plus;  j'en  étais  là  quand  j'ai  perdu  mon  père,  et  je  suis 
venu  passer  mon  deuil  dans  mes  terres  de  Bourgogne.  Que  le 
dirai-je  ?  la  solitude  m'a  plu  5  revenu  des  erreurs  de  la  jeunesse, 


REVUE  DE  PARIS.  169 

j'eus  la  joie  de  sentir  qu'ici  je  ne  me  sentais  plus  exister,  et 
c'est  pourquoi  j'y  demeure  ;  la  mort  viendra  quand  elle 
voudra. 

—  Tu  me  surprends  :  comment  reconnaître  le  roi  des  fêles, 
le  beau  Vignolle  enfin,  sous  cette  tournure  de  garde-chasse? 

—  Ne  me  rappelle  plus  ces  souvenirs,  le  bruit  m'est  devenu 
insupportable.  Les  amusettes  de  notre  temps  i)rosaïque  ne  sont 
pas  assez  vives  pour  qu'un  sage  se  détermine  longtemps  à  gas- 
piller pour  elles  les  trésors  de  la  fainéantise.  Mais,  parlons  de 
toi,  mon  cher  Gersain,  de  toi  que  j'aime  d'autant  plus  que  tu  ne 
me  ressembles  guère  ;  es-tu  toujours  un  travailleur  infatigable, 
uu  des  plus  ambitieux  soupirants  de  dame  Fortune? 

—  Cher  comte,  j'ai,  ma  vie  durant,  travaillé  comme  un  nègre; 
des  désirs  de  science,  des  rêves  d'or,  des  projets  conçus  avec 
audace,  exécutés  avec  obstination,  tel  est  mon  passé.  Me  voici 
maître  des  requêtes,  secrétaire  d'ambassade  à  Vienne,  auteur 
de  dix  volumes  d'économie  politicjue  ;  j'ai  trente  ans,  et  je  suis 
arrivé  à  cette  position  par  moi-même,  ayant  élé  lancé  dans  ce 
monde  sans  nom  et  sans  fortune.  Si  je  me  présentais  ù  la  dépu- 
tation,  mon  élection  serait  assurée.  Afin  d'être  éligible,  j'ai 
acquis  naguère  un  joli  domaine  eu  Alsace  ;  me  voilà  donc  eu 
fort  bonne  passe.  Or  sais-tu  ce  que  je  vais  faire  en  ce  moment 
à  Paris  ? 

—  Non,  mais  je  t'écoute,  et  afin  d'avoir  le  loisir  de  t'entendre 
plus  longtemps,  je  vais  envoyer  ta  voilure  par  cette  avenue  au 
bout  de  laquelle  se  trouve  ma  maison  ;  on  y  déposera  tes  malles, 
et  tu  passeras  quelques  jours  dans  ma  Ihébaïde.  Franck, 
ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  un  piqueur  qui  venait  de  les 
joindre,  cours  au  château  de  Fresnes,  demande  à  voir  le  mar- 
quis ou  M"'"  de  Fresnes,  et  dis-leur  que  l'arrivée  d'un  ancien 
ami  m'empêchera  d'aller  diner  chez  eux  ce  soir;  dépêche-loi, 
mon  garçon,  et  fais-leur  mes  compliments  de  ton  mieux  ;  tu 
expliqueras  qu'étant  au  milieu  d'une  route,  je  n'ai  i)U  te  charger 
d'une  lettre.  Me  voici  maintenant,  mon  cher  Gersain,  tout  à  loi 
qui  es  dans  une  situation  superbe,  vaillamment  conquise,  et  qui 
vas  à  Paris  dans  un  but  que  tu  es  prêt  à  me  dire. 

—  J'y  vais  porter  la  démission  de  mes  deux  emplois,  afin  de 
me  retirer  en  paix  dans  la  terre  que  j'ai  achetée  en  Alsace. 

—  Es-tu  fou  ?  s'écria  Vignolle. 

1  IS 


170  REVUE  DE  PARIS. 

—  Pas  plus  que  toi,  ce  me  semble  ;  je  suis  las,  ennuyé,  sage, 
et  voilà  tout. 

—  Singulier  rapprochement  !  L'oisiveté  m'a  conduit  à  la  fati- 
gue, au  désir  du  repos,  et  le  travail  aiguillonné  par  le  succès  a 
produit  en  toi  le  même  effet.  Montaigne  avait  raison  de  dire 
que,  «  par  divers  moyens,  on  arrive  à  pareille  fin.  »  Eli 
bien  !  conviens  -  en ,  nous  sommes  deux  mortels  assez  bi- 
zarres. 

—  Non  pas;  la  cause  de  ceci  n'est  pas  en  nous,  elle  est  endé- 
mique ,  ce  mal  dont  tu  ignores  le  nom  se  respire  avec  l'air  du 
siècle. 

—  Quelle  est  donc  cette  maladie  qui  nous  arrête  et  nous  cloue 
à  (erre? 

—  C'est  l'impossible.  Ce  mot  est  la  devise  des  sociétés  qui  se 
dissolvent  ou  se  régénèrent  ;  les  masses  ne  profitent  alors 
qu'en  dévorant  les  individus.  As-tu  jamais,  loi  le  chercheur  de 
l»laisir,  accompli  un  seul  de  tes  souhaits?  rien,  dans  ta  vie, 
s'est-il  accommodé  suivant  ta  guise  ?  tes  pâles  et  courtes  jouis- 
sances n'onl-elîes  pas  été  dues  au  hasard  seul?  Entouré  de 
richesses,  d'estime,  d'affections,  investi  d'un  revenu  de  trente 
mille  livres,  tu  as  eu  la  modeste  ambition  de  couler  des  jours 
supportables,  et  tu  n'as  pu  y  réussir  au  milieu  des  égoïsmes 
monotones  où  il  fallait  te  caser.  Les  disiraclions  du  monde... 
quoi  ?  D'abord,  il  n'y  a  plus  ni  monde,  ni  salons  ;  mais  encore? 
Quelques  individus  liéléroclitement  rapprochés,  faits  pour  ne 
pas  s'entendre,  divisés  d'opinions,  de  sentiments,  causant  dans 
deux  ou  trois  chambres  avec  méfiance  et  insipidité.  Le  public  a 
.si  bien  fait  justice  des  réunions  d'aujourd'hui,  qu'il  est  devenu 
du  meilleur  (on  de  s'y  rendre  à  onze  heures  et  de  se  retirer  à 
onze  heures  et  demie.  Demande  à  ce  sujet  leur  pensée  à  quel(|ues 
femmes  de  haute  intelligence,  qui  ont  tenté  de  refaire  un  salon, 
et  vois  si  le  mot  impossible  ne  s'élance  de  leurs  lèvres  aussilùt. 
Parlerons-nous  de  l'amour?  Mais  oii,  mais  comment  voir  assez 
et  assez  bien  une  femme  pour  désirer  la  retrouver?  Séparation 
heureuse,  au  surplus,  car  en  face  de  leurs  esprits  tordus  par  les 
éducations  acluelles.  que  de  décei)(ions  !  En  fait,  il  est  impossi- 
ble qu'une  passion,  à  Paris,  se  creuse,  se  consolide  et  surtout 
se  conserve.  Ah  !  mon  ami,  que  de  cœurs,  dépareillés,  que 
d'existences  lïétries  et  jetées  vives  dans  l'océan  de  l'impossible 


REVUE  DE  PARIS.  171 

par  cette   première  anomalie!  (Gersain   exhala  un  profond 
soupir.) 

—  Iléias  !  et  loi  aussi ,  mon  pauvre  Jean-Paul  ?  interrompit 
Vignolle  en  lui  serrant  la  main  d'un  air  qui  signifiait  :  nous 
sommes  l'un  pour  l'autre  de  dignes  confidents. 

—  Moi  comme  tout  le  monde.  As-tu  jamais,  par  hasard,  pos- 
sédé une  femme  que  lu  aimasses,  ou...  aimé  une  de  celles  que 
tu  possédais?  Pénétrons  dans  les  réalités  de  la  vie,  tu  verras 
plus  clairement  encore  l'impossible  se  lever  comme  une  massue 
sur  le  front  des  gens  les  mieux  trem|)és.  Pour  une  âme  forte, 
pour  un  génie  fécond,  il  n'est  (jue  deux  mobiles,  Alexis  :  la  soif 
de  la  gloire  et  celle  de  l'utilité  ;  ces  deux  résultats  sont  devenus 
introuvables,  tout  obéit  à  des  textes  inflexibles,  et  res|)rit  ne 
peut  plus  vivifier  ce  que  lue  la  lettre,  le  cri  des  masses  est 
législateur  souverain;  l'influence  des  individus  est  nulle,  quant 
au  moment  présent,  et  les  forces  intelligentes  sont  divisées  à 
l'infini  comme  la  propriété  territoriale.  Tel  grand  sois-tu,  lu 
poursuivras  en  vain  la  gloire;  quel  que  soit  ton  génie,  il  glissera 
sur  la  société  sans  la  pénétrer,  et  s'y  évaporera  comme  la  pluie 
sur  le  toit  d'un  édifice. 

J'ai  désespéré  de  l'illustration,  ami,  et  j'ai  perdu  la  con- 
science de  mon  utilité.  Ces  deux  impossibles  ont  dissous  les 
illusions  qui  m'avaient  soutenu ,  et  je  trouve  impraticable  le 
sentier  des  labeurs,  comme  toi  celui  des  plaisirs.  Ainsi  pensent, 
crois-moi,  des  gens  très-lumineux  :  renonçant  à  des  folies  ma- 
gnifiques, ils  condamnent  leurs  esprit  ù  l'infécondité,  et  les  su- 
perbes chimères  se  réfugient  dans  les  jugements  faux. 

Ils  continuèrent  de  marcher  en  silence.  Sur  leurs  tètes,  une 
double  rangée  d'ormes ,  frappés  par  la  bise  d'automne,  vastes 
encensoirs  qui  jetaient  leurs  cendres,  jonchait  le  chemin  de 
feuilles  sèches. 

—  Si  du  moins,  reprit  Jean-Paul,  on  avait  cette  consolation 
d'une  femme  qu'on  aime,  pour  qui  l'on  travaille,  à  qui  l'on  sera 
grand  et  glorieux!...  Mais  non,  celle  qui  vous  convient  suivant 
le  cœur,  ne  vous  convient  pas  suivant  la  société,  et  les  obstacles 
sont  toujours  aussi  insurmontables  que  la  passion.  Bast,  on 
guérit  de  celte  folie  comme  des  autres!  Écoule,  Alexis,  on  a 
souvent  défini  la  vieillesse,  et  souvent  fort  mal;  un  vieillard, 
peu  importe  ici  l'âge ,  est  un  être  qui  n'arobilionne  plus  rien  et 


172  KEVUE  DE  PARIS. 

n'aime  plus  personne  ;  et  en  voici  la  preuve  :  c'est  que  la  consé- 
quence de  celte  situation,  comme  celle  du  dernier  âge,  est  l'im- 
puissance. 
Le  bruit  d'une  voilure  suspendit  la  conversation  un  instant. 

—  C'est  le  inar(|uis  de  Fresnes  qui  vient  à  nous  !  s'écria  le 
comte  de  Vignolle;  lu  vas  être  régalé  de  l'aspect  du  plus  laid, 
du  plus  sot  vieillard  qui  soit  au  monde,  et  cependant,  Gersain, 
Jamais  tes  talents  ne  t'auraient  juclié  ù  la  hauteur  où  sa  nullité 
est  parvenue.  Cet  homme  a  été  sénateur,  plénipotentiaire,  mi- 
nistre, inilié  à  tous  les  grands  secrets  de  TÉtat  ,  sa  poitrine  est 
harnachée  de  cordons,  de  plaques,  de  chaînes  d'or,  et  pourtant, 
gloire  humaine  !  tu  savais  à  peine  le  nom  de  ce  mortel  superbe. 

—  Si  fait  !  mais  je  le  croyais  mort  depuis  près  de  quarante 
années. 

—  Il  n'en  compte  pas  encore  cinquante.  Tu  vois  comme  au- 
jourd'hui les  vivants  vont  vile,  et  comme  rapidement  tout  s'use 
et  s'efface  et  s'oublie  ;  les  gens  d'hier  sontdéjà  d'un  autre  siècle. 
Voici  notre  homme  qui  s'approche. 

—  Permets-nous  ;  cher  campagnard  ,  une  observation  indis- 
crète. Tu  as  paru  ravi  de  l'apparition  de  ce  sot  personnage, 
empressé  de  le  joindre,  d'écouler  ce  qu'il  souhaite  de  l'appren- 
dre, et  cependant,  tu  le  traites  avec  un  mépris  mêlé  d'aver- 
sion. Ce  vilain  homme  ne  serait- il  point  le  mari  d'une  jolie 
femme  ? 

—  Quelle  idée  burlesque,  et...  quelle  analogie?... 

—  Oh  !  je  comprends  !  Que  d'excuses  j'ai  à  te  faire,  mon  ami, 
pour  ma  visite  malencontreuse  qui  l'empêche,  ce  soir  ,  d'aller 
à  Fresnes!  ah  !  l'homme  des  champs,  le  philosophe  désenchanté, 
vous  ne  nous  surprenez  plus  et  l'on  conçoit  que  Lucifer  se  fasse 
ermite. 

M.  de  Fresnes  venait  de  recevoir  le  message  de  son  voisin,  et 
en  apprenant  le  motif  qui  l'empêchait  de  se  rendre  au  château, 
il  s'était  hâté  d'accourir  lui-même  afin  d'inviter  le  nouvel  arri- 
vant à  accompagner  son  ami,  s'excusant  de  cette  proposition 
un  peu  trop  cordiale,  sur  la  liberté  des  champs  et  sur  les  regrets 
que  causerait  â  Fresnes  l'absence  d'Alexis  de  Vignolle.  Gersain 
se  fil  longtemps  prier,  mais  lisant  dans  les  yeux  de  son  hôte 
que  cette  partie  n'était  pas  sacrifiée  sans  regrels,  il  accepta  l'in- 
vitation du  marquis. 


REVUE  DE  PARIS.  173 

—  A  la  bonne  heure!  s'écria  ce  dernier,  voilà  qui  rendra 
]\Ime  (Je  Fresnes  très-contente,  car,  bien  qu'elle  n'ait  rien  dit  à 
cet  égard,  j'ai  cru  voir  que  votre  absence  la  contrariait. 

A  ces  mois ,  un  coup  d'œil  guilleret  de  Gersain  troubla  Vi- 
gnolle  à  un  tel  point,  qu'il  ne  put  répondre  sans  balbutier.  Il 
paraît,  pensa  son  hôte,  que  ses  affaires  ne  sont  pas  encore 
avancées. 

—  Éh  bien  !  avais-je  deviné  ?  demanda-t-il  en  riant,  lorsque  le 
marquis  eut  continué  sa  roule. 

—  Jean -Paul,  ne  riez  point;  ceci  n'est  pas  ce  que  vous 
pensez. 

—  Qu'est-ce  donc,  alors? 

—  Une  chose  grave  et  fâcheuse,  et  sans  avenir;  c'est,  vois-tu, 
c'est  l'impossible. 

—  Ceci  est  évident;  quelle  que  soit  la  marche  des  incidents, 
il  est  bien  assuré  que  ,  si  le  but  de  la  recherche  est  le  bonheur, 
la  fin  sera  riin|)Ossible.  N'importe,  mon  ami ,  je  t'offre  mes  ser- 
vices, use  de  moi  comme  d'une  seconde  pensée.  Un  confident  de 
comédie  est  un  chandelier  très-commode. 

—  Non,  lu  ne  peux  comprendre  ma  situation;  il  ne  s'agit 
point  d'amour  ni  de  projets,  mais  d'une  préoccupation  douce  , 
d'une  intimité  pure,  exempte  d'orages,  de  désirs... 

—  Oh  ,  oh!  il  faut  que  tu  aies  jugé  la  forteresse  bien  impre- 
nable, pour  avoir  ainsi  contraint  ton  cœur  à  prendre  le  change 
sur  ses  sensations  véritables  ,  et  pour  l'être  persuadé  que  tu  ne 
souhaites  rien. 

—  C'est  la  vérité  pourtant  ;  d'ailleurs ,  un  succès  complet  ne 
s'obtiendrait  jamais. 

—  A  la  bonne  heure.  Sais-lu  que  tu  es  totalement  enlacé  ? 

—  Ta  présence  m'affectera  ce  soir  ,  j'ai  regret  de  l'avoir 
voulue;  tu  parais  si  léger,  qu'un  sentiment  de  gravilé,  de  dé- 
licatesse... 

—  Autre  mensonge  que  l'on  te  fait  ;  mais  cette  fois ,  c'est 
l'amour-proprequi  t'abuse.  Il  a  peur,  le  mauvais,  délaisser  voir 
à  un  tiers  le  fil  d'une  intrigue  mal  attachée  et  timidement  con- 
çue ;  impose-m'en  si  tu  veux;  mais  quand  lu  le  trompes  toi- 
même,  je  te  prends  en  pitié,  parce  que  tu  esta  propre  dupe  avec 
iropde  bonhomie. 

—  Au  fond,  vois-tu,  je  ne  suis  pas  un  roué. 

15. 


174  KEVUE  DE  PARIS. 

—  Au  fond  es(  un  ménagement  délicat.  C'est  entendu  ;  sous 
les  plis  séducteurs  de  celte  veste  grise  ,  sous  les  ailes  de  ce  cha- 
peau de  paille  de  ris  ,  palpite  le  cœur  et  s'élève  le  front  d'un 
honnête  homme.  Tu  es  amoureux  comme  un  écolier  de  rhéto- 
rique, et  je  l'en  fais  mon  compliment  sincère,  car  tu  as  encore 
la  certitude  d'exister. 

—  Tu  me  dis  cela  sur  un  Ion... 

—  Sur  le  ton  de  l'envie.  Je  n'ai  ressenti  qu'un  seul  sentiment, 
Alexis,  mais  il  valait  le  tien,  sur  mon  âme  ;  il  a  fracassé  mon 
existence  entière.  Or,  pour  peu  que  celle  confidence  te  rassure 
ou  te  fasse  moins  réservé,  tu  n'as  qu'à  parler,  en  trois  minutes 
lu  sauras  tout.  L'objet  et  l'époque  de  cette  passion  sont  bien 
éloignés  ;  je  ne  les  retrouverai  plus,  et  la  blessure  est  radicale- 
ment guérie,  je  l'atteste. 

Ce  fut  le  tour  de  Vignolle  de  hocher  la  tête  et  de  sourire. 

—  Mes  amourettes ,  reprit  le  jeune  diplomate,  avaient  com- 
mencé de  très-bonne  heure  et  d'une  façon  bucolique,  dans  un 
jardin.  J'avais  seize  ans;  c'était  chez  le  général  de  D...;  ses  fils, 
mes  condisciples,  ses  filles  et  leurs  amies  jouaient  un  jour  avec 
moi.  L'une  d'elles ,  qui  frottait  avec  de  la  verveine  la  paume 
de  sa  main ,  me  demanda  :  «  Savez-vous  la  pro|»riété  de  ces 
feuilles?  on  prétendait,  au  temps  des  fées,  que  deux  personnes 
qui  entrelacent  leurs  mains,  après  les  avoir  parfumées  de  ver- 
veine, sont  unies  d'une  façon  myslérieuse  et  indissoluble.  » 
Écraser  une  de  ces  feuilles  dans  ma  main  et  loucher  celles  delà 
belle  prêtresse  qui  m'initiait  à  ces  mystères,  était  l'acte  de  la 
plus  simple  galanterie;  mais  elle  prend  la  fuite,  je  poursuis 
alors  une  de  ses  compagnes  qui  m'échappe  pendant  que  les  au- 
tres se  dispersent.  Honteux  de  ma  défaite,  voulant,  par  amour- 
propre,  mener  à  fin  mon  entreprise  ,  je  m'élance  à  mon  tour, 
et  me  voilà  comme  un  loup  poursuivant  un  troupeau. 

Au  dt'lour  d'une  allée  ,  une  de  ces  jeunes  filles  brune  ,  mince 
et  déjà  un  peu  femme,  bien  qu'elle  n'eût  pas  quatorze  ans, 
m'attendait  de  pied  ferme.  J'arrive  brusque  comme  un  conqué- 
rant; mais  elle  ,  avec  une  placidité  parfaite  et  semblant  dire  :  il 
n'est  pas  besoin  de  combattre ,  me  tend  la  main  avec  assurance , 
en  souriant  et  en  dardant  sur  moi  deux  longs  yeux  noirs  d'An- 
daiouse,  d'une  expression  bien  plus  profonde  que  la  circon- 
stance ne  le  valait.  Cet  incident  un  peu  romanesque  rae  troubla  ; 


REVUE  DE  PARIS.  175 

quand  nos  mains  se  sont  jointes  ,  elles  étaient  froides  ,  frémis- 
sanles ,  moites,  et  noire  émotion  mutuelle  si  vive,  que  nous 
ne  pouvions  parler  ni  l'un  ni  l'autre. 

Que  de  fois,  depuis  ce  jour,  sur  les  bancs  du  collège ,  mes 
rêveries  l'ont  invoquée!  que  de  chàleaux  en  lisijagne  !  que  d'hé- 
roïnes de  romans  sa  ligure  d'ange  a  personnifiées  pour  moi! 
En  la  retrouvant  dans  le  monde  ,  belle  ,  entourée  ,  divine  ,  Je 
m'api)rochai  confiant ,  eile  m'avait  reconnu  ,  et  nous  nous  som- 
mes aimés  avec  une  noble  candeur.  Dès  cet  instant ,  les  châ- 
teaux en  question  s'élevirent  bien  plus  vile  ,  nous  étions  deux 
pour  les  bàlir;  le  bonheur  sans  moi  lui  semblait  impossible, 
et  cependant ,  c'était  une  âme  grave  ,  sérieuse  ,  pure  ,  pas- 
sionnée et  poussant  la  piété  jusqu'à  l'exallalion.  Par  malheur 
elle  avait  un  beau  nom  ,  point  de  fortune  et  une  tante  impi- 
toyable !  Il  fut  décidé  (|ue  j'acquerrais  une  position  brillante; 
je  me  mis  à  l'œuvre,  et  voilà  comment  je  suis  devenu  presque 
un  personnage.  Quelle  ardeur  j'apportais  au  travail  j  mais  aussi, 
que  d'amour  !  Sa  tanle  lui  expliqua  un  jour  que  la  femme  d'un 
gentilhomme  riche,  tel  qu'il  fût ,  serait  mieux  considérée  que 
celle  de  Jean-Paul  Gersain ,  et  en  dépit  de  la  verveine  ,  la  belle 
s'unit  à  un  veau  d'or  quelconque,  aussi  vieux  que  celui  d'Aaron. 
Donc ,  je  quittai  la  France ,  et  tout  à  coup  le  travail  m'ennuya , 
l'avenir  m'inléressa  peu  ,  les  succès  ne  me  recherchèrent  plus. 
Trois  ans  se  sont  écoulés,  et  me  voilà  fatigué  d'errer  sans  but, 
épuisé  par  le  manque  d'affections,  et  parfailement  guéti  de 
toute  passion  humaine.  De  celle  fraîche  et  trompeuse  malinée 
de  la  vie,  je  n'ai  gardé  qu'un  âpre  souvenir...  et  celte  petite 
mosaï(|ue  ,  qui  me  sert  d'épingle  ;  elle  l'a  travaillée  pour  moi. 
L'objet ,  coii'.me  lu  peux  le  voir  ,  représente  une  branche  de 
verveine.  J'ai  dit.  Si  mainter.ant  tu  me  trouves  par  trop  au-des- 
sous de  la  métaphysique  de  les  passions,  garde  tes  confidences. 

—  Écoule ,  Gersain  :  M""'  de  Fresnes  est  d'un  caractère  doux, 
mais  ferme  ,  austère  et  froid;  elle  m'accorde  un  sentiment  de 
bienveillance  plus  voisin  de  îamilié  que  de  l'amour,  et ,  à  l'é- 
tudier ,  on  ne  comprend  pas  comment  elle  pourrait  franchir 
celte  distance. 

—  C'est  tout  juste  ainsi  que  l'on  trace  le  portrait  des  femmes 
dont  on  n'est  pas  aimé. 

—  IN'avais-je  pas  raison  de  craindre  que  tu  ne  comprisses  rien 


176  REVUE  DE  PARIS. 

à  tout  ceci  ?  Comment  se  seraient  éveillés  en  elle  des  sentiments 
plus  tendres,  sous  l'inspiralion  de  l'affreux  gnome  qu'elle  a 
pour  mari?  Ce  cœur  s'explique  si  bien  pour  moi ,  que  m'y  su- 
bordonnant avec  bonheur,  je  ne  demande  rien  de  ce  qu'il  ne 
peut  livrer;  plaçant  mon  âme  en  harmonie  avec  la  sienne  ,  je 
lui  rends  une  sympathie  douce,  content  de  cette  intimité,  par- 
tageant la  sérénilé  où  elle  dort  et  tremblant  de  rider  la  face  de 
mon  tranquille  bonheur. 

—  En  d'autres  termes,  tu  trembles  si  fort  de  n'être  pas  aimé, 
que  tu  redoutes,  par  l'essai  des  plus  légères  épreuves,  de  faire 
crouler  des  illusions  si  difficilement  échafaudées. 

—  A  quoi  bon  te  répondre?  tu  ne  la  connais  pas  ;  sa  vue 
seule  changera  tes  idées;  nous  irons  ce  soir  à  Fresnes ,  et 
après  cette  visite,  ce  qui  te  confond  te  paraîtra  naturel.  N'ad- 
mires-lu  pas,  toi  qui  tout  à  l'iieure  nous  assimilais  à  des  vieil- 
lards, la  chaleur,  l'importance  que  nos  deux  philosophies  ont 
apportées  à  ces  affaires  du  cœur?  Nous  sommes  jeunes  encore 
ù  cet  endroit,  et  puis([ue  nous  voilà  revenus  de  toutes  les  er- 
reurs, c'est  bien  le  cas  de  convenir  que  l'amour  ,  qui  est  bien 
peu  de  chose,  est  la  plus  sérieuse  préoccupation  de  la  vie. 

—  C'est  pourquoi,  mon  cher  Alexis,  ta  situation  m'alarme. 
Que  vas-tu  faire?  ce  calme  forcé  dont  tu  vantes  les  charmes,  ne 
peut  être  stable  ;  ton  âme  va  s'allumer ,  et  si ,  comme  tu  le  pen- 
ses ,  on  résiste  ,  quels  chagrins  te  sont  réservés  !  Ne  risque  pas 
une  [tareille  partie ,  dans  celte  solitude  ,  à  la  campagne  où  rien 
ne  distrait  d'une  pensée  et  ne  compense  une  infortune;  d'ail- 
leurs, ces  passions-là  ont  toujours  triste  fin  ,  et  le  succès  même 
est  déplorable.  Le  partage  avec  M.  de  Fresnes  te  fera  horieur, 
les  gênes  que  tu  subiras  te  rendront  furieux  ,  les  remords  de 
celte  dame  te  seront  insupportables  ,  et  tous  deux  vous  pleure- 
rez chaque  jour  voire  félicilé  constante  ;  enfin ,  tout  peut  se  con- 
clure p;ir  une  catastrophe,  et  l'existence  de  la  marquise  est 
flétrie.  Voilà  le  tableau  non  exagéré  des  amours  où  nous  cou- 
rons à  l'étourdie  ;  la  société  nous  a  fait  ces  loisirs.  Aussi  le 
sage,  où  d'autres  lisent  plaisir',  déchiffre  le  mol  impossible ,  et 
s'enfuit.  Oui,  l'impossible  est  là  toujours,  et  si  l'on  s'unit  une 
seule  fois  à  cette  perfide  divinité,  elle  est  à  rinst;.nt  féconde. 
Abandonne  celle  aventure,  j'ai  là-dessus  de  vilains  pressenti- 
ments. Tu  sais  combien  mon  conseil  est  pur,  Alexis;  je  n'ai  eu 


REVUE  HE  PARIS.  177 

qu'un  sentiment  dont  toute  ma  vie  est  empoisonnée ,  et  j'en 
puis  parler  comme  d'une  vieille  histoire,  ayant  oublié  et  la  pas- 
sion ,  et  son  objet ,  que  j'espère  ne  plus  revoir. 

Pour  toute  réponse  ,  le  jeune  de  VignoUe,  après  un  instant 
de  méditation  ,  dit  à  son  ami  en  souriant  : 

—  Allons  vite  nous  habiller,  et  partons. 

Quand  les  deux  amis  entrèrent  au  châleau  de  Fresnes,  la  nuit 
était  tombée;  ils  furent  reçus  dans  un  grand  salon  éclairé  par 
trois  énormes  souches  qui  flambaient  sous  l'âtre,  car  on  n'a- 
vait pas  encore  allumé  les  bougies.  A  leur  arrivée,  la  marquise 
s'était  levée  d'un  grand  fauteuil  pour  les  recevoir,  et  un  jet  de 
flamme  accusa  vivement  ses  traits.  Au  moment  où  le  comte  de 
VignoUe ,  tenant  son  ami  par  la  main  pour  le  présenter ,  s'incli- 
nait déjà  ,  il  sentit  ses  doigts  convulsivement  pressée  par  ceux  de 
Gersain ,  ce  qu'il  attribua  à  l'impression  produite  en  lui  par 
cette  beauté;  mais  il  observa  qu'elle  avait  soudain  reculé  d'un 
pas  en  appuyant  son  bras  sur  le  dossier  de  son  fauteuil. 

Il  jeta  les  yeux  sur  Gersain  sans  rien  découvrir;  ce  dernier  , 
voyant  que  le  comte  restait  muet ,  remercia  la  marquise  et 
M.  de  Fresnes  de  l'avoir  si  gracieusement  invité  à  accompagner 
son  ami ,  et  il  se  félicita  du  bonheur  d'avoir  fait  leur  connais- 
sance. 

—  S'ils  se  sont  déjà  vus,  pensa  Viguolle,  elle  ne  consentira 
pas  à  en  faire  mystère. 

Les  derniers  mots  de  Gersain  avaient  été  suivis  d'un  silence 
profond  ,  et  la  marquise  interdite  paraissait  colorée  par  le  re- 
flet d'une  flamme  plus  rouge  :  elle  se  contenta  d'un  salut  froid 
mais  profond  ,  et  VignoUe  attéré  se  disait  : 

—  Peut-être  mes  yeux  m'ont-ils  trompé;  mais  s'ils  se  con- 
naissent, je  suis  perdu  ! 


II. 


Depuis  quelques  jours  ,  la  conversation  était  devenue  rare  et 
monotone  entre  VignoUe  et  son  ami  Gersain.  Ils  se  cherchaient 
peu  ,  chacun  d'eux  s'était  fait  des  habitudes  particulières;  on 
les  eût  pris  pour  deux  personnes  qui ,  forcées  par  des  raisons 
impérieuses  de  demeurer  ensemble ,  ont  assez  d'esprit  pour  ne 


178  REVUE  DE  PARIS. 

se  fréquenter  que  poliliqiiement.  En  ces  conjeclures,  Gersain 
ne  songeait  pas  à  prendre  congé  du  comte ,  lequel ,  sans  toute- 
fois se  montrer  engageant  ,  était  contraint ,  par  sa  position , 
d'exercer  l'hospitalité  avec  une  certaine  grâce. 

Ils  fréquentaient  les  liôtes  du  château  de  Fresnes  ,  mais  Ils 
évitaient  de  s'y  rencontrer,  et  jamais  ils  ne  parlaient  de  la  mar- 
quise ,  texte  sur  lequel  ils  avaient  si  longuement  discuté  avant 
sa  première  entrevue  avec  Jean-Paul  Gersain,  Le  soir  de  ce 
jour-là,  tandis  qu'ils  s'en  retournaient  ensemble  et  que  Vi- 
gnoile ,  gros  de  curiosité,  se  disposait  à  questionner  son  hôte 
sur  M^e  de  Fresnes  ,  ce  dernier  avait  entamé  sur  la  pluie  et  le 
beau  temps,  sur  la  politique  ,  la  littérature  et  les  mœurs  an- 
glaises, une  conversation  si  ferme ,  si  nourrie,  si  opiniâtre, 
qu'Alexis  avait  deviné  son  intention  d'éviter  de  parler  de  la 
marquise.  Cette  persévérance  le  gêna  ;  son  adresse  fut  loin  de 
s'en  accroître  ,  et  le  besoin  d'opposer  la  ruse  à  la  ruse  le  rendit 
muet ,  tant  il  craignit  d'aborder  cette  matière  avec  gaucherie. 

Il  se  livra  donc ,  sur  les  relations  de  son  ami  avec  celte  dame, 
aux  conjectures  les  plus  opposées.  Quand  au  retour  d'une  vi- 
site Jean-Paul  d'un  ton  assez  sec  disait  :  J'arrive  de  Fresnes, 
puis ,  sans  attendre  la  réponse ,  passait  à  une  autre  idée ,  Alexis 
regrettait  de  n'avoir  pas  assisté  à  l'entretien;  mais  quand  ces 
trois  personnages  se  trouvaient  réunis,  la  situation  devenait  si 
perplexe,  si  pénible,  qu'ils  l'évitaient  en  dépit  d'eux-mêmes. 
Découvrir  quelque  secret  par  le  moyeu  de  la  marquise  était  une 
tâche  .si  difficile,  que  malgré  sa  finesse  ordinaire  et  les  ef- 
forts d'un  esprit  froid  et  observateur,  Gersain  peut-être  n'aurait 
pas  su  pénétrer  sa  pensée  à  l'égard  du  comte.  Elle  possédait  sur 
elle-même  un  empire  souverain,  et  son  visage  avait  des  voiles 
impénétrables. 

Issue  par  sa  mère  d'une  vieille  race  espagnole  ,  Alix  ,  mar- 
quise de  Fresnes,  avait  été  élevée  jusqu'à  la  mort  de  son  père, 
veuf  de  très-bonne  heure,  dans  une  maison  où  résidaient  plu- 
sieurs douairières  d'une  austérité  inhexible ,  ses  parentes  ,  et 
l'évêque  de  ***,  son  grand-oncle.  La  maison  que  cette  sombre 
famille  habitait  dans  une  ville  paisible  ,  était  un  ancien  couvent 
situé  dans  une  rue  déserte  formée  par  les  muiailles  de  plusieurs 
jardinets  qui  rampaient  aux  pieds  de  la  cathédrale.  On  entendait 
le  chant  des  vêpres  et  le  son  des  orgues  depuis  le  salon  du  père 


REVUE  DE  PARIS.  179 

d'Alix,  de  qui  l'appartement,  meublé  lourdement  à  la  Louis  XV, 
élail  orné  de  tableaux  de  piété  ;  car  ce  salon  était  un  de  ceux  de 
l'évêché ,  oîi  vivait ,  chez  son  oncle,  le  père  d'Alix,  qui  avait 
perdu  sa  fortune  lors  de  l'émigration.  On  ne  riait  jamais  dans 
ce  logis  oïl  l'on  ne  recevait  pas.  Disposée  par  son  âge  et  par  son 
naturel  à  l'élourderie ,  à  la  pétulance ,  Alix  s'accoutuma  à  ré- 
primer ses  instincts  ,à  garder  à  la  fois  le  silence  claustral  et 
l'impassibilité  de  physionomie  particulière  aux  nonnes.  Comme 
certaines  rêveries  romanesques  travaillaient  sourdement  dans 
cet  esprit ,  les  traits  d'Alix ,  pour  se  maintenir  en  contraste  avec 
de  telles  imjjressions  ,  avaient  contracté  une  nuance  de  dissi- 
mulation propre  aux  dévotes.  Son  visage ,  d'un  galbe  castillan , 
mais  plus  allongé  et  d'un  trait  plus  fin  que  celui  des  femmes  de 
Madrid ,  avait  je  ne  sais  quoi  de  passionné  qui ,  s'harmonisant 
à  l'idée  de  la  dévotion,  faisait  présumer  en  elle  des  extases  pieu- 
ses; son  regard  était  voilé,  froid  ,  mais,  en  la  contemplant , 
on  se  souvenait  que  l'on  peut  extraire  d'un  glaçon  des  étincelles 
de  feu.  Il  était  impossible  de  la  voir  sans  la  remarquer,  de  Fa 
remartjuer  sans  souhaiter  de  la  connaître  ,  et  plus  on  la  croyait 
connaître,  plus  s'exaspérait  la  curiosité  par  l'attrait  du  mysté- 
rieux. Alix  n'avait  point  une  beauté  de  caprice  ;  jamais  la  grâce 
n'eut  plus  de  majesté .  la  dignité  tant  de  douceur .  la  beauté  ré- 
gulière et  irréprochable  plus  de  mordant  et  d'aiguillons  pour 
pi<|uer  les  sens.  Elle  était  grande,  et  sa  taille  souple  et  svelte 
la  haussait  encore;  elle  nouait  avec  simplicité  ses  cheveux  d'un 
noir  frais  et  luisant  qui  moutonnaient  fort  bas  sur  un  col  très- 
beau.  Sa  bouche  était  vermeille,  les  coins  mobiles  de  ses  lè- 
vres épaisses  étaient  surmontés  d'une  pénombre  ;  ajoutez  à  ces 
traifs  un  nez  semblable  à  celui  de  Marie-Antoinette,  deux  yeux 
fendus  très-longs,  toujours  demi-clos,  qui  semblaient  s'étudier 
à  ne  rien  exprimer,  des  couleurs  hautes  sous  une  carnation  du- 
veteuse, et  vous  aurez  une  grossière  ébauche  de  ce  portrait. 
Nous  ne  disons  rien  des  mains,  des  pieds,  des  attaches  et  des 
autres  signes  dislinctifs  des  races  pures  ,  nous  bornant  à  obser-' 
ver  que  la  marquise  de  Fresnes  comptait  dix-huit  quartiers  de 
noblesse  justifiés. 

Elle  marchait  lentement ,  parlait  lentement ,  pensait  avec  ra- 
pidité ,  avait  le  regard  furtff,  et  sous  une  raison  extérieure 
très-apparente  ,  sous  une  droiture  innée  de  l'esprit ,  elle  ca- 


180  REVUE  DE  PARIS. 

chait  une  fausseté  réelle  de  jugement,  fausseté  lestreinte  ,  sur 
certains  points,  à  certaines  opinions  systématiques  ;  pareille , 
sous  ce  rapport,  à  toutes  les  personnes  élevées  loin  du  monde 
par  des  êtres  A  qui  le  monde  est  étranger.  Souvent  elle  dissimu- 
lait par  le  silence  et  la  dignité  une  ignorance  timide  sur  des 
points  où  l'on  ne  peut  requérir  solution  que  des  leçons  de  l'ex- 
périence. Elle  n'avait  point  vécu. 

Néanmoins,  le  comte  et  Gersain  ne  parvenaient  pas  à  lire 
dans  cette  âme  nébuleuse.  Aucun  d'eux  n'avait  encore  réussi  à 
altérer  en  elle  ce  calme  parfait,  signe  extérieur  d'une  conscience 
en  paix  ou  d'une  vertu  sans  efforts.  Vignolle  était  dans  une  po- 
sition très-cruelle  ,  ignorant  à  la  fois  les  sentiments  de  la  mar- 
quise, ceux  de  Jean-Paul  à  son  égard  ,  et  leurs  mutuelles  rela- 
tions. Il  tremblait  que  cette  femme  ne  fût  celle  avec  qui  son 
ami  avait  jadis  fait  un  pacte  très-tendre  et  mal  observé.  Leur 
adresser  des  (luestions  sur  cette  matière  était  difficile  depuis 
qu'ils  avaient  feint  tous  les  deux  de  ne  pas  se  connaître.  D'ail- 
leurs, toutes  les  fois  que  le  comte  avait  cherché  à  aborder  ce 
propos,  Gersain  ,  grâce  à  son  esprit  subtil,  l'avait  dépisté  ,  sans 
se  compromettre  par  le  plus  léger  mensonge. 

Dans  cette  extrémité,  Vignolle  résolut  de  deviner,  par  le 
moyen  de  la  marquise,  ce  qui  lui  était  si  obscur,  et  un  jour, 
après  avoir  soustrait  à  son  ami  l'épingle  en  mosaïque  romaine 
sur  laquelle  son  infidèle  d'autrefois  avait  incrusté  un  bouquet 
de  verveine  ,  il  se  rendit  au  château  de  la  marquise.  Elle  était 
avec  son  mari  qui  traitait  avec  légèreté  le  sujet  rebattu  de  l'in- 
fidélité des  femmes  ,  des  disgrâces  du  mariage  ,  et  qui ,  pensant 
faire  preuve  de  vaillante  et  spirituelle  philosophie,  répétait 
avec  emphase  ,  devant  sa  moitié  rouge  de  honte ,  la  flétrissante 
maxime  :  «  Quand  on  l'ignore  ,  ce  n'est  rien,  et  c'est  peu  quand 
on  le  sait.  »  Dès  que  le  comte  de  Vignolle  fut  entré ,  M.  de 
Fresnes  lui  demanda  sottement  son  opinion  là-dessus ,  ajou- 
tant coup  sur  coup  cinq  ou  six  impertinences  sur  l'indifférence 
où  le  laisserait  une  mésaventure  de  ce  genre. 

Il  est  bon  d'observer  ici  que  les  époux,  s'ils  s'avisent  de 
professer  par  forfanterie  des  idées  d'aussi  mauvais  goût,  choi- 
sissent toujours,  pour  les  développer,  l'instant  où  se  trouve 
présent  leur  plus  dangereux  rival.  Si,  de  leur  part,  la  chose 
était  calculée ,  elle  serait  d'une  habileté  diabolique  ;  car  elle 


REVUE  DE  PARIS.  181 

rend  impossible  ,  pour  un  amant  un  peu  délicat,  toute  galante 
entreprise  qui  semblerait  le  lâche  emploi  d'une  permission 
ridicule.  Donc,  Vignolle,  trop  conséquent  pour  démentir  le 
marquis ,  trop  bien  élevé,  trop  sérieusement  épris  pour  s'avilir 
devant  l'oi)jet  aimé  en  approuvant  une  pensée  basse  ,  Vignolle 
demeura  très-interdit.  M.  de  Fresnes  rit  beaucoupde  celte  gêne, 
ce  qui  le  rendit  encore  plus  affreusement  laid  ,  et  s'appiaudis- 
sant  de  son  exquise  plaisanterie ,  il  s'éloigna  tandis  que  le  comte 
se  disait  : 

—  Un  pareil  homme  a  été  ministre  et  ambassadeur.  Un  sem- 
blable cuistre  possède  une  femme  aussi  adorable.  Oh  !  Gersain 
a  bien  raison  ! 

Ces  réflexions ,  celles  où  M""»  de  Fresnes  était  plongée,  ren- 
dirent l'entretien  gêné  jusqu'à  ce  qu'on  eût  secoué  le  sou- 
venir du  marquis  et  de  ses  sornettes.  Désireux  d'aborder  un 
sujet  qui  tînt  quelque  temps  les  langues  en  liberté,  Alexis  mur- 
mura : 

—  J'ai  toujours  été  surpris ,  madame ,  de  voir  une  personne 
faite  comme  vous  pour  les  plaisirs  du  monde  se  confiner  avec 
autant  d'insouciance  dans  une  campagne. 

—  Autant  pourrait-on  en  dire  de  vous ,  monsieur,  La  re- 
traite sied  bien  aux  femmes.  Jamais  la  société  ne  m'a  plu  , 
et  il  est  bien  plus  surprenant  qu'un  jeune  homme  qui ,  de  sou 
propre  aveu,  a  cherché  le  tumulte,  soit  tout  à  coup  devenu 
sauvage. 

—  Rien  ne  vous  étonnerait  dans  cette  conduite  si  vous  me 
connaissiez  mieux.  Le  bonheur  n'est  pas  au  dehors,  il  le  faut 
trouver  en  soi ,  et  j'avais  au  cœur  un  vide ,  un  ennui... 

—  Il  fallait  vous  marier. 

—  Peut-être,  mais  il  est  trop  tard ,  madame,  je  ne  me  ma- 
rierai jamais. 

Il  articula  ces  derniers  mots  avec  une  solennité  qui  con- 
trastait avec  l'air  de  la  marquise  qui ,  à  ces  paroles ,  se  mit  à 
rire. 

—  Peut-on ,  reprit-elle ,  jurer  de  rien  à  votre  âge  ?  Sait-on  les 
choses  de  l'avenir  et  le  sort  que  nous  réserve  la  Providence  ?  Je 
connais  des  personnes  dont  la  vie  actuelle  diffère  bien  des  rêves 
de  l'enfance. 

—  Alors ,  madame ,  ces  personnes,  il  les  faut  plaindre,  au  lieu 

1  16 


182  REVUE  DE  PARIS. 

de  se  jouer  d'elles.  Mieux  vaut  cent  fois  réprimer  un  accès  de  . 
gaieté  que  blesser  au  cœur  un  être  qui  souffre. 
Elle  le  regarda  furlivement  et  dit  : 

—  Si  je  vous  ai  affligé ,  monsieur  de  Vignolle  ,  je  vous  en 
demande  pardon. 

Depuis  quelques  secondes  ,  il  faisait  tourner  entre  ses  doigts 
répinsjle  de  mosaïque  en  dirigeant  un  coup  d'œil  tout  à  fait  inerte 
sur  M™"  de  Fresnes ,  et  au  moment  où.  elle  aperçut  le  bijou  ,  le 
comte,  d'un  air  disirait ,  lui  demanda  : 

—  Ètes-vous  superstitieuse? 

—  Autrefois  je  l'étais ,  mais  c'est  une  faiblesse  dont  je  suis 
revenue. 

—  Pourquoi? 

Au  lieu  de  répondre ,  elle  murmura  négligemment  avec  la 
tranquillité  la  plus  excessive  : 

—  Vous  avez  là  une  jolie  épingle;  qui  vous  l'a  donnée? 

—  C'est  de  la  mosaïque,  ajouta-t-il  en  la  lui  présentant  (  la 
main  de  la  marquise  la  reçut  sans  trembler  )  ,  de  la  mosaïque 
romaine,  un  ouvrage  de  patience.  Cela  doit  être  bien  difficile  à 
faire. 

—  Mais,  non,  pas  trop. 

—  Elle  représente...  une  branche  de  verveine. 

—  Il  faut  de  l'imagination  pour  le  deviner ,  car  l'imitation 
n'est  pas  très-fidèle. 

—  Est-ce  que  vous  ne  l'auriez  pas  reconnue ,  vous ,  ma- 
dame ? 

—  La  monture  est  fort  bien.  Et  l'on  vous  a  fait  don  de  cette 
bagatelle? 

Vignolle ,  après  avoir  hésité  une  seconde  ,  sentit  qu'il  ne  pou- 
vait reculer  sans  faire  l'aveu  d'un  stratagème  un  peu  perfide,  et 
il  ajoula  tout  bas ,  comme  à  regret  : 

—  On  me  l'a  donnée.  —  Puis  il  la  plaça  sur  la  cheminée. 
Une  longue  pause  suivit  cet  enlrelien  que  la  marquise  ranima 

par  des  paroles  très-incohérentes,  qui  sans  doute  avaient  dans 
sa  pensée  un  enchaînement  secret. 

—  Que  l'on  doit  redouter,  murmura-l-elle  ,  les  influences 
extérieures  !  Vivre  seule  avec  ses  devoirs  ,  sans  pièges ,  au  de- 
hors ,  sans  trouble  au  dedans ,  c'est  la  seule  existence  suppor- 
table. La  paix  n'existe  qu'au  fond  d'une  conscience  que  rien 


REVUE  DE  PARIS.  183 

n'agite  ,  et  il  faut  si  peu  pour  troubler  cette  paix!  Tenez  ,  je  ne 
conçois  pas  que  l'on  ait  la  force  de  vivre  quand  on  a  dans  le  passé 
un  seul  reproche  grave  à  se  faire! 

Vignoile  demeura  stupéfait.  M™"  de  Fresnes  était  souvent 
distraite;  elle  suivait,  il  le  comprit,  le  fil  d'une  idée  sans  pen- 
ser qu'on  en  pourrait  découvrir  l'origine;  elle  songeait  à  voix 
haute.  Devinant  en  elle,  d'après  cette  absence  étrange,  une 
émotion  profonde  ,  le  comte  lui  dit  :  —  Jugez  alors,  madame, 
des  angoisses .  des  gens  privés  de  ces  pieux  appuis  dont  vous 
êtes  fière  ,  de  ceux  qui ,  plus  à  plaindre  qu'on  ne  saurait  le  com- 
prendre ,  dénués  de  secours  en  eux-mêmes,  sans  amis,  sans 
confidenis,  sans  famille,  sans  rien  sur  la  terre... 

—  Mon  Dieu  ,  vous  m'effrayez  !  Qui  donc  peut  être  à  ce  point 
déshérité  ? 

—  Je  suis  sans  amis .  mon  père  est  mort,. je  n'ai  jamais  connu 
ma  mère  ;  mon  cœur  déborde  de  tendresses  qui  ruissellent  triste- 
ment perdues  sur  mon  chemin,  sans  qu'une  Aine  les  recueille, 
et  pour  comble  de  maux. ..  Mais  je  ne  sais  si  je  dois  ,  madame , 
acl)€ver  de  tracer  une  aussi  lugubre  page. 

—  Seriez-vous  pour  nous  le  plus  indifférent  des  hommes ,  ce 
serait  un  devoir  de  vous  consoler  ,  et  vous  savez  qu'ici  l'on  vous 
traite  en  ami. 

—  Eh  bien,  vos  yeux  s'abaissent  en  ce  moment  sur  la  vi- 
vante image  du  désespoir.  Un  sentiment  que  je  n'avais  pas 
cherché, que  ma  raison...  Mais  que  peut  la  raison  !  Ahi  madame, 
soyez  clémente  ;  car  une  passion  immense,  éternelle  ,  dont  la 
fin  est  l'impossible  peut-être,  est  un  tourment  assez  affreux 
pour  valoir  à  ([ui  l'endure  assistance  et  pitié! 

—  Je  suis  désolée  (si  vous  n'avez  nulle  es|térance,  et  vous 
me  paraissez  un  juge  irrécusable  sur  ce  point)  de  vous  voir 
aussi  affecté.  Mais  pour  lutter  contre  de  tels  revers ,  il  ne  faut 
même  pas  les  avouer  à  soi-même  ;  on  doit  éviter  ce  qui  les  rap- 
pelle ,  et...  (elle  hésita  un  instant,  et  termina  sa  pensée,  tout 
en  jouant  avec  l'épingle  de  mosaïque  qu'elle  avait  saisie  machi- 
nalement) et  espérer  dans  l'oubli  qui  manque  rarement  de 
secourir  les  hommes. 

Voyant  dans  ce  dernier  conseil  un  regret  amer  de  l'indiffé- 
rence de  Gersain,  Viguolle  s'exaspéra  tout  à  coup,  et  d'une 
voix  mêlée  de  pleurs  et  de  colère,  il  s'écria  :  —  L'oubli!  oui, 


184  REVUE  DE  PARIS. 

nous  avons  besoin  d'un  semblable  remède  contre  Tiiiconslance 
ou  la  froideur  des  femmes... 

Il  allait  continuer,  mais  la  marquise,  se  levant,  tira  une 
sonnette  avec  force  ,  et  comme  Alexis  la  contemplait  avec  stu- 
peur, un  domestique  entra ,  à  qui  M'"^  de  Fresnes ,  d'un  ton 
fort  naturel,  dit  de  mettre  du  bois  au  feu.  Pendant  qu'on  allait 
quérir  ce  qu'elle  avait  demandé,  elle  dit  posément  au  comte 
refroidi  par  cet  incident  : 

—  Vos  chagrins  m'ont  fait  de  la  peine.  Je  ne  vous  demande 
pas  l'objet  de  ces  ennuis,  car  je  ne  vois  nulle  utilité  à  l'ap- 
prendre. Regardez-moi  comme  une  amie,  et  croyez  qu'on  ne 
négligera  rien  pour  vous  aider  à  retrouver  le  repos.  Ne  vous 
plaignez  plus  d'être  seul ,  abandonné,  sans  affections  :  la  mienne 
vous  restera  comme  celle  d'une  sœur.  Quant  aux  folies  que  vous 
m'avez  dites,  oubliez-les  ;  demain  je  ne  m'en  souviendrai  plus, 
je  vous  le  promets. 

Cette  déclaration  des  sentiments  du  comte  était  depuis 
trop  longtemps  attendue  pour  que  la  marquise  n'y  fût  pas  pré- 
parée ;  aussi  se  trouvait-elle  sous  les  armes,  et  les  offres  d'amitié 
qu'elle  faisait  à  Vignolle  prouvent  à  quel  point  elle  était  sûre 
d'elle-même.  Le  comte  ne  s'y  méprit  qu'à  moitié,  cette  réplique 
lui  déchira  le  cœur;  il  aimait  sérieusement,  et,  dans  l'excès  de 
sa  douleur,  il  se  jetait  déjà  tout  en  pleurs  aux  pieds  d'Alix  qui 
commençait  à  trouver  son  rôle  moins  aisé ,  lorsqu'un  bruit  de 
pas  le  replongea  dans  son  fauteuil;  la  porte  s'ouvrit,  et  au  lieu 
du  domestique  qui  était  allé  chercher  du  bois ,  on  en  vit  entrer 
un  autre  qui  annonça  : 

—  Monsieur  Gersain. 

Depuis  longtemps  les  deux  amis  évitaient  de  se  rencontrer 
sur  ce  terrain  dangereux;  aussi  le  comte  laissa-t-il  paraître 
autant  de  surprise  que  de  mécontentement,  Jean-Paul  n'y  prit 
pas  garde,  et  s'il  devina  la  situation,  l'éclat  de  sa  franche 
gaieté  n'en  laissa  rien  paraître.  Ses  relalions  avec  Alix  étaient 
assez  inexplicables.  Recouvertes  de  la  plus  grande  froideur, 
elles  semblaient  destinées  à  se  maintenir  dans  les  basses  tem- 
pératures. Gersain  recherchait  peu  l'intimité  de  U"'^  de  Fresnes, 
et  pourtant  il  se  plaisait  à  s'égarer  dans  le  château  ,  à  respirer 
dans  le  tourbillon  où  elle  exiâtait.  Dans  les  premiers  temps ,  il 
s'était  montré  triste,  puis  soudain  la  .sérénité  lui  était  revenue  , 


REVUE  DE  FARIS.  18o 

et  ses  habitudes  de  promenades  solitaires ,  d'oisiveté  mélan- 
colique offraient  un  contraste  piquant  avec  la  légèreté  dont  il 
faisait  parade.  Sa  conduite  avec  la  marquise, respectueuse  sans 
affectation ,  glaciale  sans  aigreur,  n'élail  pas  cependant  exempte 
d'un  peu  d'amertume  ,  en  dose  trop  faible  pour  être  facilement 
signalée.  D'ailleurs  cet  effet  était  passager.  Gersain  n'arrivait  à 
Fresnes  qu'après  avoir  épuisé  son  corps  par  des  marches  for- 
cées qu'il  réitérait  chaque  jour,  et  auxquelles  il  attribuait  la 
fatigue  empreinte  sur  ses  traits.  Quelle  que  fût  la  façon  dont  il 
entendit  les  relations  de  Vignolle  et  d'Alix  ,  jamais  il  ne  témoi- 
gnait la  moindre  jalousie. 

La  conversation  de  M^e  de  Fresnes  n'était  pas  gênée  par  sa 
présence,  mais  devant  lui  elle  perdait  l'esprit  de  saillies.  Sou- 
vent elle  faisait  à  ses  paroles  des  réponses  indirectes  et  adres- 
sées à  tout  le  monde ,  s'il  se  trouvait  là  plusieurs  personnes. 
Passait-il  la  soirée  chez  elle ,  on  la  voyait  se  retirer  d'assez 
bonne  heure.  Enfin ,  elle  ne  prenait  jamais  assez  d'intérêt  à  lui 
pour  demander  de  ses  nouvelles  à  Vignolle  ,  et  néanmoins  elle 
s'informait  de  l'état  de  ce  dernier  lorsqu'elle  causait  avec  Ger- 
sain. 

Celui-ci ,  voyant  que  sa  visite  coïncidant  avec  celle  du  comte 
était  inopportune  et  fâcheuse  pour  les  deux  personnes  dont  il 
venait  de  troubler  le  tête-à-tête,  crut  devoir  paraître  surpris  de 
rencontrer  là  son  hôte,  qu'il  supposait  à  la  chasse.  Il  reprit  en- 
suite le  fil  des  propos  futiles  où  il  s'était  lancé,  et  mit  successi- 
vement en  scène  une  foule  de  banalités  qu'il  ajustait  avec  un 
esprit  de  mots  assez  original.  Ce  sang-froid  gênait  le  comte , 
qui  comprenait  que,  tout  en  se  jouant  de  la  sorte  ,  Jean-Paul 
examinait  avec  une  sagacité  diabolique  l'état  de  son  cœur  et  de 
celui  de  la  marquise.  Ce  qui  le  soulageait  un  peu,  c'est  que 
jlme  de  Fresnes  manifestait  à  son  égard ,  depuis  l'arrivée  de 
Gersain  ,  des  sentiments  plus  affectueux,  plus  intimes  qu'à  l'or- 
dinaire. Gersain,  au  surplus,  acceptait  celte  humeur  en  homme 
dénué  de  motifs  raisonnables  pour  en  être  offusqué. 

Mais ,  en  furetant  çà  et  là  dans  le  salon  ,  il  découvrit  sur  la 
cheminée  son  épingle  de  mosaïque.  Ke  se  souvenant  pas  de  l'a- 
voir oubliée  là,  il  la  prit  néanmoins  sans  s'étonner,  et  de  l'air 
le  plus  simple  du  monde,  il  l'ajusta  sur  sa  cravate.  La  marquise, 
en  riant  aux  éclats,  s'écria  :  —  Jlonsieur  Gersain  a  la  mémoire 

16. 


186  REVUE  DE  PARIS. 

aussi  courte  que  les  enfants ,  il  reprend  ce  qu'il  a  donné. 
Vii^nolle,  dont  les  joues  étaient  couleur  de  feu,  riait  très-mé- 
diocrement. 

—  Eh  quoi,  madame,  repartit  Gersain  presque  ému,  vous 
souhaiteriez  le  don  de  celte  mosaïque? 

—  Non,  et  ce  n'est  pas  moi  qui...  ce  n'est  point  à  moi  que 
vous  l'avez  offerte.  Monsieur  Gersain,  vous  oubliez  bien  vile... 
N'avez-vous  pas  fait  cadeau  de  celle  bagatelle  à  voire  ami? 

Jean-Paul  tressaillit ,  lit  deux  pas  au  hasard  en  passant  la 
main  sur  son  fiont,  comme  pour  se  raffermir  ,  et,  ayec  un  sou- 
rire sur  les  lèvres  ,  il  ajouta  :  —  Vignoile  vous  a  dit?...  Oui, 
c'est  vrai ,  j'avais  oublié...  Tiens,  mon  ami,  prends,  elle  est 
à  toi. 

—  Mais  ,  dit  Alexis  sans  lever  les  yeux  ,  pour  peu  que  tu  re- 
grettes cette  épingle  ,  je  serai  ravi  d'être  à  même  de  te  l'offrir. 

—  Non  ,  garde-la ,  je  n'y  tenais  guère,  et  sur  ma  foi,  je  n'y 
prétends  plus  rien. 

Ainsi,  pensa-t-il,  elle  lui  a  tout  dit,  ils  s'aiment,  et  la  reli- 
gion du  souvenir  n'a  même  point  d'autel  dans  ce  cœur. 

Rien  n'égale  la  rapidité  avec  laquelle  Jean-Paul  reconquit 
son  hilarité  devenue  sublime.  Il  prolongea  sa  visile  d'une  demi- 
heure.  Au  moment  où  il  allait  se  retirer,  Vignolle,  trop  coupa- 
ble pour  ne  pas  ressenlir  le  besoin  d'expier  sa  faute  par  un  peu 
de  courage,  arrêta  son  ami  et  lui  dit  résolument  :  —  Gersain, 
je  m'en  vais  avec  loi. 

La  roule  leur  parut  d'une  longueur  démesurée.  Jean-Paul  ne 
voulait ,  Alexis  n'osait  pas  ouvrir  la  bouche  le  premier,  et  ils 
étaient  proche  de  l'avenue  où  ils  s'étaient  rencontrés  douze 
jours  auparavant  qu'un  mot  n'avait  pas  encore  été  échangé. 

Enfin  ,  Vignolle,  faisanl  un  effort  prodigieux,  saisit  la  main 
de  son  vieil  ami .  et,  d'une  voix  étouffée,  il  murmura  :  —  Jean- 
Paul,  ta  générosité  m'accable,  et  tu  as  à  ma  reconnaissance  des 
droits... 

—  Qui  t'embarrassent,  et  c'est  à  tort.  On  plaint  les  fous,  on 
ne  les  juge  pas.  Si  quelque  chose  a  pu  m'attrister  ,  c'est  de  te 
voir  cramponner  ta  vie  à  une  chimère,  à  l'impossible. 

—  Muis,  loi-même... 

—  Tu  l'es  mé|)ris  sur  mon  compte  comme  sur  celui  de  cette 
femme.  Je  n'atlends  rien ,  je  ne  veux  rien ,  je  n'ai  rien  espéré 


REVUE  DE  FARIS.  187 

d'elle.  Si  elle  t'aime,  comme  je  le  crains  ,  sais-tu  les  tourments 
que  vous  vous  préparez  tous  deux?  Quelle  que  soit  sa  conduite 
où  je  n'ai  rien  compris,  elle  chérit  avant  tout  ses  devoirs;  exa- 
mine plutôt  sa  résignation  ,  sa  pieuse  soilicilude  à  l'égard  de  ce 
mari.  Je  le  certifie  :  le  lendemain  du  jour  où  tu  l'auras  perdue, 
c'est  une  femme  morte.  Si  lu  ne  me  crois  pas,  je  t'attends  à 
l'heure  du  désespoir.  Ah  ,  vous  appelez  cela  du  bonheur?  In- 
sensés ,  qui  ne  voyez  pas  tous  les  obstacles  insurmontables  qu'a 
mis  entre  vous  la  société!  Enfant,  ne  cherche  donc  point  à  vivre, 
puisque  déjà  partout  et  sur  tous  les  points  lu  as  éprouvé  comme 
moi  que  la  vie  est  im|)ralicable  ! 

—  Oui  sait?  Est-ce  à  toi,  d'ailleurs,  de  discuter  froidement 
sur  celle  affaire?  Tu  l'as  aimée,  et  peut-être  encore...  car  c'est 
d'elle  et  de  toi,  il  n'y  a  pas  à  le  nier,  que  lu  m'as  conté  l'his- 
toire. 

—  Si  tu  en  avais  la  certitude ,  n'aurai-je  rien  à  le  reprocher  ? 
Mais  sois  en  paix,  je  ne  te  la  donnerai  jamais.  Le  moyen  que  tu 
as  employé  pour  l'acquérir ,  me  donne  ,  au  surplus,  le  droit  d'a- 
gir sur  cette  matière  suivant  ma  convenance. 

—  Cependant,  si  c'était  elle... 

—  Cette  confidence  ne  t'arrêterait  plus ,  et  jetterait  encore 
l'impossible  dans  noire  amitié.  Donc,  j'affirme  que  celte  femme 
n'est  rien  ,  ne  sera  rien  dans  ma  vie  ,  que  je  n'y  prétends  pas  , 
et  que  tu  n'as  aucun  passé  à  respecter  entre  nous.  C'est  pour 
loi  seul ,  non  pour  moi  (  quel  besoin  ai-je  de  compassion  ?  quand 
ma  force  ne  me  suffira  plus  ,  je  n'emprunterai  pas  celle  des  au- 
tres), c'est  pour  loi,  dis-je...  et  pour  elle,  que  je  te  supplie  de 
réfléchir.  Tu  n'en  feras  rien,  je  le  sais,  et  c'est  tant  pis... 

—  Tu  es  d'une  ausiéritéde  trappiste. 

—  Chélif  esprit,  c'est  de  l'énoïsme.  Eh  quoi!  lu  n'entends 
point  qu'il  y  a  là  peu  de  joie  et  des  malheurs  en  foule  ;  que  l'a- 
mour de  la  marquise  ,  fùt-il  l'objet  de  mes  anciens  rêves  ,  est , 
tel  qu'il  lui  reste ,  cent  fois  indigne  de  celui  qu'elle  m'avait  pro- 
mis ,  et  que  le  contraste  entre  le  songe  et  la  réalité  me  ferait 
une  vie  horrible?  Crois-le  bien,  Alexis, les  passions  en  adultère 
sont  bonnes  pour  les  âmes  flétries,  pour  des  cœurs  de  glace, 
pour  des  viveurs  plus  insensibles,  plus  endurcis  contre  la  dou- 
leur que  l'amianthe  contre  le  feu.  C'est  le  passe-temps  des  li- 
bertins, la  vile  pâture  de  l'orgueil,  une  émotion  d'automates 


188  REVUE  DE  PARIS. 

blasés  sur  la  passion  pure ,  comme  les  joueurs  sur  l'aspect  de 
la  rouge  et  de  la  noire.  Eh  ?  comment  veux-tu  que  je  m'aille  em- 
bouer  à  de  pareilles  jouissances? 

ViguoUe  deraeuia  stupéfait.  Aveuglé  par  la  passion,  il  ne 
comprenait  pas  qu'une  âme  pût  être  trop  passionnée  pour  sa- 
vourer l'amour  de  la  femme  d'un  autre. 

—  Laissons  cela  ,  repartit  Gersain  ;  garde-moi  quelques  jours 
encore.  J'altends  des  lettres  qui  donneront  à  mon  départ  l'ap- 
parence de  la  nécessité;  sans  quoi ,  et  si  tu  me  trouvais  impor- 
tun ,  tu  me  forcerais  de  me  rendre  aux  instances  du  marquis 
de  Fresnes.  Il  a  si  bien  fait  peser  sur  moi  la  tyrannie  hospita- 
lière de  ses  invitations ,  que  je  n'ai  pu  me  dispenser  de  lui  pro- 
mettre huit  jours.  Or  je  ne  veux  pas  les  lui  donner. 


III. 


Malgré  l'aveu  qu'il  avait  osé  faire  à  M™*'  de  Fresnes,  le  comte 
de  Vignolle  continuait  d'en  être  bien  accueilli.  Ses  visites  étaient 
devenues  plus  fréquentes,  et  cet  amant ,  trop  épris  pour  ne  pas 
s'ouvrir  facilement  à  l'espérance ,  avait  retrouvé  un  peu  de 
gaieté.  L'insouciance  de  la  marquise  était  d'autant  plus  surpre- 
nante, que,  tout  en  se  montrant  si  débonnaire ,  elle  s'adonnait 
à  certaines  pratiques  par  lesquelles  se  signalent  les  femmes  li- 
vrées aux  luttes  intérieures.  Elle  avait  redoublé  de  soins  ,  d'é- 
gards pour  son  mari ,  et  le  devoir  exagéré  prenait  les  formes 
de  la  plus  vive  tendresse.  Un  autre  objet,  la  dévotion,  l'absor- 
bait encore  davantage.  Celte  piété  venait  de  prendre  un  accrois- 
sement singulier  •  il  n'était  pas  rare  de  trouver  ,  dés  sept  heu- 
res du  malin  ,  la  marquise  à  genoux  seule  dans  l'église  du 
village,  priant  en  cachette  avec  une  ferveur  haletante.  Cette 
conduite  était  accompagnée  d'un  air  d'agitation ,  d'angoisse  in- 
dicible. Les  idées  mêmes  de  cette  dame  semblaient  suivre  un  autre 
cours  et  tourner  à  l'austère  sinon  à  la  pruderie.  Elle  tolérait 
avec  peine  le  laisser  aller  ,  ne  le  partageait  plus  ,  et  néanmoins 
elle  admettait  toujours  Vignolle  dans  son  intimité  ,  sans  aucun 
scrupule.  S'il  eût  connu  la  cause  de  l'atlachemenL  de  la  mar- 
quise pour  M.  de  Fresnes  ,  s'il  avait  pu  comprendre  l'héroïsme 
des  efforts  de  cette  admirable  personne  pour  accomplir  une 


REVUE  DE  PARIS,  189 

pensée  sainte  et  hors  de  la  nature  ,  Alexis  aurait  sans  doute 
perdu  toute  espérance  de  triomplier  d'elle.  Mais  ce  secret  rela- 
tif au  mariage  de  celte  dame  était  resté  entre  elle  et  Dieu  ;  Ger- 
sain  lui-même  n'en  soupçonnait  rien.  Aucun  trait  ne  fera  mieux 
apprécier  ce  caractère  à  la  fois  courageux  et  timide,  vertueux 
avec  emportement  aux  dépens  même  de  la  raison  ,  que  celui-ci, 
dont  les  conséquences  ont  sur  les  incidents  de  cette  histoire  une 
influence  directe. 

En  quittant ,  à  l'âge  de  seize  ans ,  l'intérieur  presque  claus- 
tral de  la  famille  oîi  son  père  venait  d'expirer  entre  les  bras  de 
son  oncle  l'évêque  de  *** ,  Alix  avait  été  confiée  à  une  tante 
qui  habitaH  près  de  Paris  une  maison  de  campagne  ,  rendez- 
vous  habituel  d'une  foule  de  gens  de  finance,  de  robe,  et  de 
personnages  politiques.  Par  un  de  ces  contrastes  dont  la  for- 
tune est  prodigue,  Alix  ,  au  sorlir  de  son  grave  monastère,  se 
trouvait  alors  chez  une  des  plus  superbes  ruines  de  l'empire,  au- 
près d'une  femme  élevée  aux  mœurs  du  directoire ,  plus  débrail- 
lées que  celle  de  la  régence  ;  munie  des  principes  les  plus  larges, 
considérant  à  merveille  les  réalités  palpables  de  la  vie ,  ne  prisant 
rien  au  delà  ,  et  profondément  pénétrée  dune  religion  dont  l'or 
était  le  dieu.  Dans  les  premiers  temps,  Alix  s'étonna  des  opi- 
nions décolletées  que,  sous  forme  d'avis  ,  laissait  tomber  sa 
tante,  de  l'idiome  flasque  et  maniéré  qui  lui  servait  à  débiter 
ces  préceptes.  Puis  elle  comprit,  sans  rougir  de  son  ignorance  , 
que  cette  langue  était  celle  d'un  autre  monde  que  le  sien.  Les 
principes  sévères  dont  on  l'avait  nourrie  avaient  jeté  dans  son 
cœur  des  racines  vigoureuses  ,  et  rien  ne  put  les  en  arracher. 
De  l'influence  de  celte  tanle  combinée  à  celle  de  la  première 
éducation,  résulta  ,  pour  Alix,  l'événement  le  plus  grave  de  sa 
vie ,  son  mariage. 

Cette  enfant  ne  possédait  pas  la  plus  légère  fortune  ;  les  capi- 
taux de  sa  tanle  étaient  en  viager,  et  la  terre  où  elle  résidait 
ne  lui  appartenait  qu'à  titre  d'usufruit.  Alix  n'avait  donc  rien  à 
espérer  après  le  décès  de  cette  parente  ,  qui  eut  soin  de  ne  lui 
pas  déguiser  la  disgrâce  de  celle  situation,  et  de  lui  faire  envi- 
sager sous  les  couleurs  les  plus  étincelantes  les  incomparables 
avantages  de  la  richesse.  Ces  leçons  furent  difficiles  à  graver 
dans  un  cœur  protégé  par  une  passion  que  l'on  attaqua  avec 
adresse  pendant  deux  années  ,  dès  qu'on  en  connut  l'objet.  La 


190  REVUE  DE  PARIS. 

tante  d'Alix  s'obstinait  à  faire  la  fortune,  c'est-à-dire  le  bonheur 
de  sa  protégée  ,  et,  dans  ee  but,  elle  bannit  l'insolente  jeunesse 
de  sa  maison ,  dont  elle  fit  le  rendez-vous  des  vieux  garçons 
opulents  ;  puis,  se  mettant  en  frais  de  coquetterie  pour  sa  nièce, 
elle  tendit  en  son  nom  les  filets  d'hyménée  sur  les  sépulcres  où 
ces  spectres  se  disposaient  h  descendre.  Dès  qu'elle  eut  rendu 
Alix  convaincue  de  la  nécessité  d'acquérir  une  position  à  tout 
prix  et  de  la  futilité  du  reste,  celte  excellente  dame  engagea  la 
jeune  fille  à  distinguer  le  plus  âgé  de  ses  soupirants ,  et  cela 
dans  un  but  plus  facile  à  apprécier  qu'à  énoncer  décemment. 
Alix  avait  réfléchi  ;  l'obéissance  était  une  de  ses  qualités;  sub- 
juguée par  l'ascendant  de  sa  tante,  elle  ne  trouva  ni  la  force  ni 
le  prétexte  d'une  résistance.  Elle  se  résolut  à  la  soumission, 
considérant  ces  répugnances  comme  de  lâches  tentations  du 
malin  esprit,  et  après  une  longue  incertitude  causée  par  cer- 
tains scrupules  que  soulève  en  nous  la  nature,  quand  nous  pré- 
tendons à  transgresser  ses  lois,  alliant  à  la  logique  de  sa  tante 
les  idées  pieuses  dont  son  âme  était  ennoblie  ,  elle  se  promit  de 
compenser  celle  démarche  inléresséepar  une  vie  entière  d'ab- 
négation. Afin  d'expier  un  mariage  d'intérêt,  de  lui  ôter  l'odieus 
d'une  spéculation  sur  la  longévité  d'un  vieillard,  voulant  aussi, 
par  des  soins,  par  les  dehors  d'une  affection  durable  et  douce 
même  à'des  cœurs  usés, se  rendre  digne  delà  situation  brillante 
oïl  elle  allait  se  trouver,  elle  choisit  pour  époux,  parmi  ses 
adorateurs,  le  plus  laid  et  à  la  fois  le  plus  jeune,  celui  qui  avait 
le  plus  longtemps  h  vivre,  se  disant  bravement  :  «  S'il  faut  qu'un 
homme  nous  fasse  riche,  acquillons-nous  avec  lui ,  en  lui  don- 
nant du  bonheur  durant  toutes  nos  années.  » 

Son  âme,  à  la  fois  délicate  et  faible,  est  là  tout  entière,  et 
voilà  comme  parfois  des  malheurs,  des  fautes  même,  ont  leur 
origine  dans  un  courageux  effort  vers  le  bien,  dans  la  noble  ré- 
solution d'un  esprit  inexpérimenté  qui  se  jette  en  des  voies  de 
péril  et  lente  de  s'élever  au  delà  du  possible.  Une  telle  entre- 
prise n'eût  pas  obtenu  l'approbation  de  la  tante  d'Alix,  qui,  par 
respect  pour  l'objet  de  son  choix ,  ne  se  laissa  deviner  à  per- 
sonne. Après  des  journées  éternelles  de  repos  sans  charmes, 
l'heure  des  épreuves  avait  sonné  au  moment  où  le  comte  de  Vi- 
gnolle  s'était  renconti  é  près  d'Alix.  Sa  peine  commença  par  des 
comparaisons  ,  par  des  regrets,  par  des  craintes  ;  la  présence 


I 


REVUE  DE  PARIS.  191 

de  ce  jeune  homme  ramena  le  souvenir  de  celui  qu'elle  avait  cru 
oublié.  Elle  entrevit  ce  qu'elle  avait  perdu,  et  quand  l'arrivée 
de  Gersain  ,  devenu  riche  et  désespéré ,  lui  montra  celle  exis- 
tence par  elle  consumée  ,  et  l'erreur  où  son  exaltation  l'avait 
précipitée  ,  son  cœur  se  remplit  d'amertume. 

Les  hommages  de  VignoUe  paraissaient  sans  péril  à  cette  âme 
trop  pleine  d'une  autre  image  j  mais  cet  amour  dédaigné  échauf- 
fait en  elle  des  émotions  dont  un  autre  à  son  insu  recueillait  la 
faveur.  Cette  influence  continuelle  du  comte  ôlait  à  Alix  le  temps 
de  se  reconnaître;  le  langage  de  la  passion  devenait  son  lan- 
gage, et  l'amour  d'Alexis  se  combinant  avec  celui  qu'elle  avait 
encore  pour  son  ami ,  ces  deux  sentiments  se  multipliaient  l'un 
par  l'autre,  et  accroissaient  les  dangers  de  la  situation  de 
M™o  de  Fresnes. 

Ce  qu'elle  avait  scrupule  de  témoigner  à  l'égard  de  Gersain  , 
elle  l'adressait  à  Vignolle  ,  se  faisant  à  cet  endroit  une  illusion 
partagée  par  ce  dernier  et  par  Jean- Paul  qui  finit  par  être  con- 
vaincu de  leur  mutuelle  sympathie.  Bien  qu'il  n'espérât  plus 
rien  d'elle,  et  qu'il  eût  répugné  à  renouer  les  liens  brisés  de  sa 
jeunesse,  il  lui  sembla  pénible  de  la  voir  accordant  à  un  aulre 
ce  qu'il  eût  refusé.  Sa  fierté  lui  fit  jouer  en  cette  occasion  un 
rôle  dédaigneux,  et  peu  à  peu  sa  contenance  devint  si  gla- 
ciale et  son  humeur  si  bizarre  qu'on  eût  pu  penser  qu'il  souf- 
frait. 

S'il  avait,  en  ces  circonstances,  laissé  couler  une  larme, 
exhalé  un  seul  soupir,  murmuré  un  mot,  nul  doute  qu'Alix 
épouvantée  ne  se  fût  â  l'heure  même  et  à  jarpais  séparée  de 
Vignolle;  mais  il  n'en  était  rien,  Jean-Paul  se  tenait  fermé 
comme  une  urne  cinéraire.  Cette  profondeur  d'oublieuse  insou- 
ciance pouvait-elle  plaire  à  M^^  de  Fresnes  ?  Sa  vertu  s'en 
accommodait  forcément,  il  est  vrai;  mais  on  a  beau  bâillonner 
la  voix  de  la  nature ,  le  cri  du  cœur  ne  se  peut  retenir,  et  le 
cœur  de  la  marquise  se  mourait,  déchiré  par  une  blessure  sans 
cesse  agrandie. 

Ils  se  trouvaient  donc  invinciblement  ramenés  vers  leur  perte, 
par  les  efforts  mêmes  qu'ils  faisaient  de  bonne  foi  pour  s'en  éloi- 
gner, et  les  progrès  du  mal  étaient  d'autant  plus  rapides,  que, 
seuls,  à  la  campagne,  ils  manquaient  de  distractions.  Or,  dans 
UQ  tel  milieu,  la  marche  des  passions  prend  une  effrayante  acti- 


192  REVUE  DE  PARIS.  \ 

vite.  Qui  met  en  doute,  au  surplus,  le  ravage  intérieur  des 
amours  contenues  ? 

Bientôt  le  malaise  de  la  marquise  fut  à  son  comble  ,  et  son 
angoisse,  manifestée  par  des  signes  extérieurs,  n'échappa  ù  per- 
sonne, pas  même  à  M.  de  Fresnes ,  lequel,  désignant  cet  état 
sous  le  nom  de  vapeurs ,  ne  trouvait  rien  de  mieux  pour  le  dis- 
siper que  la  compagnie  perpétuelle  de  ses  deux  jeunes  voisins 
qu'il  reclierchait  aussi  pour  lui-même,  car  il  s'ennuyait  à  périr. 
Rien  de  plus  simple  en  apparence  que  les  mœurs  du  château  de 
Fresnes  où  serpentait  le  fil  caché  d'un  drame  sombre  et  doulou- 
reux. Le  marquis  était  bien  l'emblème  de  la  foule  ignorante  qui 
va  côtoyant  à  son  insu  les  mystères  les  plus  étranges.  Rien  des 
objets  du  dehors  ne  louchait  ces  trois  personnes  ainsi  rappro- 
chées ;  le  spectacle  de  la  nature  ne  leur  était  rien,  rien  n'existait 
hors  d'eux-mêmes,  et  leurs  cœurs  étaient  l'unique  théâtre  où 
cette  histoire  était  mise  en  scène. 

Dès  qu'ils  virent  la  marquise  en  proie  à  une  lutte  intérieure, 
acharnée,  Vignolie  et  son  ami  attribuèrent  ces  combats  à  des 
efforts  pour  surmonter  le  sentiment  qu'elle  ressentait  pour  le 
premier,  et  la  tristesse  du  second  s'accrut.  Comme  il  était 
d'une  sanlé  débile,  usée  par  le  travail  de  la  pensée  ,  en  peu  de 
jours  il  tomba  dans  un  état  pitoyable  :  son  teint  hâve,  ses  yeux 
plombés ,  son  œil  fébrile  auraient  donné  à  penser  à  des  esprits 
moins  prévenus ,  moins  occupés.  11  ne  parlait  plus  guère,  un 
amer  sourire  errait  parfois  sur  ses  lèvres  quand  la  marquise, 
devant  lui,  traitait  Vignolie  avec  une  amabilité  trop  excessive, 
cédant  ainsi,  sans  en  rien  soupçonner,  à  un  coquet  instinct  de 
femme  dédaignée.  Ne  devinant  pas  ces  motifs,  Jean-Paul  (  toute 
passion  est  injuste)  était  exaspéré  de  voir  leur  tendresse  si 
mat  déguisée  en  sa  présence;  il  se  croyait  l'objet  de  la  déri- 
sion, de  l'aversion  d'Alix,  et  dans  ses  rancunes  ,  il  eût  voulu  , 
au  prix  de  sa  vie ,  lui  coûter  encore  des  larmes  ou  des  re- 
grets. 

A  vrai  dire,  la  situation  de  ce  jeune  homme,  dégoûté  de 
toutes  les  affaires  de  la  vie,  pour  qui  déjà  l'impossible  s'était 
dressé  de  toutes  parts  comme  une  haute  muraille,  sans  lui 
laisser  d'autre  désir  que  le  sommeil,  d'autre  refuge  que  son 
cœur,  cette  situation  devenait  affreuse  depuis  que  ce  dernier 
sanctuaire  se  trouvait  envahi  par  une  passion  plus  désespérée, 


flEVUE  DE  PARIS.  193 

plus  douloureuse  à  elle  seule  que  toutes  les  tortures  dont  le  sort 
avait  fécondé  sa  jeunesse. 

Malgré  tant  d'amertume,  il  ne  se  laissait  pas  deviner;  il 
n'attiédissait  point  de  ses  chagrins  les  espérances  joyeuses  de 
Vignolle,  à  qui  la  jalousie  dissipée  avait  permis  de  reprendre,  à 
l'égard  de  son  hôle,  celte  amitié  chaleureuse  si  facile  aux  gens 
heureux.  A  la  fin,  Jean-Paul  avait  cessé  de  paraître  à  Fresnes  ; 
il  évitait  même  le  comte,  et  malgré  sa  faiblesse,  errant  seul 
dans  les  campagnes,  loin  des  routes,  il  parcourait  jusqu'au 
soir  des  distances  considérables  à  grands  pas ,  poussé  au 
hasard  par  le  souffle  des  vents  comme  une  ombre  sans  sépul- 
ture. 

Un  jour,  et  ce  fut  le  dernier  de  ses  combats,  il  demanda  à 
Vignolle,  d'une  voix  pleine  d'angoisse,  s'il  n'aurait  pas  la  force 
de  quitter  cette  femme  et  de  partir  avec  lui  pour  un  voyage  de 
quelques  semaines. 

Les  amants  sont  aveugles  et  sourds  aux  sentiments  d'aulrui  ; 
Alexis  répliqua  naïvement  avec  une  expansion  des  plus  vives  : 

—  Partir!  ne  j)ius  la  voir,  ne  plus  l'entendre!...  quelques 
semaines,  dis-tu  ?  Ne  sais-tu  donc  pas  que  je  mourrais  au  bout 
de  huit  jours?  . 

Gersain  tressaillit,  reprit  un  air  impassible  et  ne  parla  plus 
de  rien.  Il  lisait  souvent  dans  la  Bible  en  se  couchant.  Cette 
nuit-là,  quand  il  ferma  son  livre,  il  s'écria  : 

—  Ma  vie  s'achève  dans  l'aveuglement  et  la  débilité...  Ah! 
l'ingrate!  Mais  elle  sera  punie  par  ses  remords  ;  je  briserai  ce 
temple  que  l'amour  lui  avait  élevé  dans  mon  cœur,  et  ses  débris 
dans  leur  chute  écraseront  son  bonheur  comme  ceux  du  temple 
de  Dagon  ont  écrasé  les  Philistins. 

Le  lendemain,  Jean-Paul  passa  toute  la  journée  renfermé 
dans  sa  chambre  sans  voir  personne.  Le  soir  venu,  on  lui  porta 
une  lampe  qu'il  tint  allumée  jusqu'au  jour;  les  domestiques  du 
château  l'entendirent  marcher  durant  la  nuit.  Vignolle,  qui 
était  allé  à  la  chasse  très-loin  et  n'était  rentré  qu'au  coucher 
du  soleil ,  dès  que  la  lumière  reparut,  ordonna  à  un  valet  de 
porter  à  Fresnes  diverses  pièces  de  gibier  dont  il  voulait  faire 
hommage  au  marquis.  Ce  brave  serviteur,  ennuyé  à  l'excès  des 
fréquents  messages  dont  il  était  depuis  trois  semaines  chargé 
pour  cette  destination,  jugea  à  propos,  avant  de  se  mettre  en 
1  17 


194  REVUE  DE  PARIS. 

roule  et  poiii'  ménagyr  ses  jambes  ,  d'ailer  demander  à  Gersain 
s'il  n'avai(  rien  à  faire  parvenir  au  château.  II  monta  donc  à  la 
chambre  de  ce  jeune  homme  qui,  suivant  l'usage  des  gens  tour- 
mentés par  de  longues  insomnies,  s'était,  à  force  de  lassitude, 
endormi  au  crépuscule  du  matin.  N'osant  le  réveiller,  cet  homme, 
avisant  des  lettres  éparpillées  sur  la  table,  s'en  fut  regarder 
s'il  n'y  en  avait  aucune  pour  les  hôtes  du  manoir  de  Fresnes. 
Au  milieu  de  plusieurs  paquets  s'en  trouvait  un  sur  lequel  il 
lut  :  M  Pour  remettre  à  madame  la  marqîiise  de  Fresnes.  « 

Sans  considérer  que  ces  mots  étaient  moins  une  adresse 
qu'une  indication  comme  on  en  place  à  des  papiers  qu'on  réunit 
dans  un  but  lointain  afin  qu'ils  soient  trouvés  en  temps  et  lieu, 
sans  remarquer  à  côté  de  ce  billet  une  lettre  à  l'adresse  de 
VignoUe,  circonstance  qui  l'eût  frap|)é,  et  près  de  ces  épîtres  ua 
portefeuille  ouvert  qui  paraissait  destiné  à  les  contenir  toutes, 
ce  valet  s'empara  de  ce  papier  déjà  cacheté,  et  il  sortit  sur  la 
pointe  des  pieds,  enchanté  de  son  idée. 

Après  s'être  levé  assez  tard,  Gersain  annonça  l'intention  d'aller 
respirer  l'air  des  bois  j  il  prit  donc  un  costume  de  chasseur,  un 
fusil,  et  il  sortit  à  grands  pas  d'un  air  délibéré,  après  avoir 
enfermé  ses  paperasses. 

A  peine  avait-il  franchi  la  grille,  qu'il  entendit  une  voix 
l'appeler  à  plusieurs  reprises  et  que,  s'étant  détourné,  il  aper- 
çut Alexis  qui  le  poursuivait  en  lui  faisant  signe  de  l'attendre. 

—  Tu  vas  te  promener,  dit-il  en  le  rejoignant;  comme  il  est 
trop  matin  pour  se  rendre  au  château,  je  t'accompagnerai  si  lu 
le  permets. 

En  toute  autre  circonstance,  Jean-Paul ,  désirant  demeurer 
seul .  aurait  trouvé  cent  raisons  pour  éloigner  soli  ami;  mais  ce 
jour-là  son  imagination  stérile  ne  lui  en  fournit  aucune,  et  nos 
deux  commensaux  gagnèrent  la  lisière  d'un  bois  en  se  livrant 
à  une  conversation  banale  dont  Vignolle  lit  tous  les  frais.  Pour 
se  délivrer  de  lui,  Gersain  usa  vainement  de  plusieurs  détours  ; 
on  ne  comprenait  riin.  Alors,  il  prit  des  sentiers  qui  s'éloignaient 
beaucoup  de  Fresnes ,  et  Alexis  le  suivit  encore.  Impatienté  de 
cette  persévérance  ,  Gersain  fit  observer  sèchement  à  son  rival 
qu'il  était  plus  de  midi  et  qu'il  perdait  avec  lui  de  précieux 
instants  ;  à  quoi  l'autre  répondit  que  le  temps  était  assez  beau 
pour  rendre  la  promenade  plus  agréable.  En  effet  la  journée 


REVUE  DE  PARIS.  195 

était  superbe  ;  un  soleil  radieux,  et  pas  un  nuage  au  ciel.  Arrivés 
à  un  carrefour  de  la  forêt,  nos  jeunes  gens  entendirent  sonner 
une  heure  au  village  voisin  ;  Vignolle  alors,  tendant  la  main  à 
son  hôte,  s'écria  : 

—  Je  te  quilte,  à  ce  soir! 

—  Adieu!  répondit  Gersain  qui  s'éloigna  sans  lui  donner  la 
sienne. 

Délivré  de  ce  fâcheux  ,  il  changea  de  route,  s'enfonça  plus 
avant  dans  le  bois  ;  mais  croyant  ouïr  des  voix  devant  lui ,  il 
suivit  une  aulre  direction  qui  le  ra|)prochait,  sans  qu'il  s'en 
doutât,  du  chemin  vicinal.  Il  en  était  à  cent  pas,  et  s'apprêtait 
à  le  traverser,  lors(iu'il  y  aperçut  une  caléciie  arrêtée  â  l'inter- 
section des  deux  lignes.  «  Au  diable,  murraura-t-il,  les  prome- 
neurs importuns!  » 

A  ces  mots,  il  s'élance  dans  le  taillis,  écartant  les  branches, 
jusqu'à  ce  qu'il  rencontre  un  sentier  profond  et  inégal  dont  il 
parcourt  les  sinuosités.  La  rapidité  de  sa  marche  croissait  d'une 
manière  effrayante,  et  la  sueur  ruisselait  sur  ses  joues.  Il  s'arrête. 
Ses  yeux  ,  furetants  de  tous  les  côtés,  s'assurent  de  la  profon- 
deur de  la  solitude,  et  il  rôde  çà  et  là  pour  reconnaître  les  objets 
qui  l'environnent.  Devant  lui,  le  sentier  s'élargissait  au  sommet 
d'un  moniicule  en  faisant  brusquement  un  coude,  et  l'horizon  se 
bornait  à  cet  angle.  Voulant  savoir  ce  que  devenait  ce  ruban 
gris,  et  s'il  se  replongeait  au  delà  de  la  hauteur,  dans  une  fon- 
drière plus  profonde,  Gersain  se  dirige  de  ce  côté  lentement, 
comme  un  homme  arrivé  au  terme  de  sa  course.  Deux  toises  le 
séparent  à  peine  du  point  où  le  chemin  tournait  si  court,  lors- 
qu'il entend  marcher  tout  proche  de  lui.  Avant  qu'il  ait  eu  le 
temps  de  fuir  ou  de  se  cacher,  quelqu'un  se  détache  rapidement 
des  broussailles,  et  Jean-Paul  éperdu  voit  en  face  de  lui  Minede 
Fresnes. 

Jamais  apparition  ne  produisit  dans  une  conscience  malade 
l'effet  de  cette  rencontre  sur  l'espiil  de  Gersain.  Il  fut  contraint 
de  s'appuyer  contre  un  arbre,  tandis  que  la  marquise,  sans  pro- 
noncer une  parole,  haletante,  le  teint  animé  par  l'émotion  et 
par  la  course  (ju'elle  venait  de  faire,  lui  présentait  d'une  main 
tremblante  le  billet  que  le  messager  de  Vignolle  lui  avait  remis. 
Jean-Paul,  en  ce  moment,  comprit  toute  la  cruauté  de  cette 
vengeance  posthume  que  l'excès  d'une  douleur  folle  lui  avait 


196  REVUE  DE  PARIS. 

dictée,  et,  le  cœur  noyé  d'amertume,  il  détournait  les  yeux  de 
ces  coupables  lignes, 

Alix  n'était  guère  mieux  assurée  que  lui.  A  la  lecture  de  cet 
écrit,  par  lequel  Gersain  léguait  à  son  bon  ami  Vignolle  une 
lirancbe  de  verveine  et  choisissait  M™»  de  Frcsnes  pour  exécu- 
teur testamentaire,  cette  pauvre  femme,  éclairée  par  cet  impi- 
toyable reproche,  avait  facilement  deviné  dans  son  ancien  ami 
des  peines  semblables  aux  siennes.  N'est-ce  pas  une  heure  déchi- 
rante que  celle  où  l'on  apprend  à  la  fois  que  celui  dont  on  a 
désespéré  vous  aime  et  qu'il  va  mourir  j  qu'il  va  mourir  ainsi, 
le  coeur  gonflé  de  mépris  et  de  haine! 

Devoirs  ,  religion  ,  prudence  ,  elle  oublia  tout.  Le  sauver  fut 
son  unique  pensée,  et  tirant  sa  force  de  l'amour  même  dont  la 
violence  l'accablait ,  elle  accourut  dans  une  mortelle  angoisse. 
Son  âme  naguère  si  bien  fermée  ,  si  chaste ,  si  sévère  ,  craignait 
de  ne  point  trouver  de  mots  assez  brûlants ,  assez  tendres  ,  pour 
le  rattacher  à  la  vie.  Le  sauver  ,  tel  élail  le  but  par  elle  aveuglé- 
ment poursuivi  ;  elle  volait  dans  les  bras  d'un  amant  pour  pré- 
server ses  jours ,  avec  toute  la  bonne  foi  de  ses  emportements 
vertueux. 

Tant  qu'elle  fut  ii  sa  poursuite  ,  la  terreur  d'arriver  trop  tard 
bouleversa  presque  sa  raison.  Aussi ,  lorsqu'elle  l'eut  trouvé 
dans  celte  forêt,  ses  sens,  épuisés  par  les  émotions  opposées 
qui  les  partageaient  depuis  quatre  heures,  l'abandonnèrent  à 
demi  ;  un  cantique  fervent  d'actions  de  grâces,  résumé  dans  un 
long  regard  vers  le  ciel,  s'échappa  de  son  cœur,  et  elle  céda 
tout  à  fait  aux  tendresses  où  l'avait  entraînée  le  sentiment  d'une 
vive  gratitude. 

Pendant  que,  sans  oser  soulever  les  paupières,  Jean-Paul  re- 
cevait des  mains  de  celle  dont  il  croyait  l'amour  acquis  à  un 
autre  le  sinistre  billet  qu'il  laissait  machinalement  glisser  sur 
l'herbe  ,  sans  essayer  de  le  retenir,  Alix  attendrie  contemplait 
celui  par  qui  elle  avait  tant  souffert,  et  en  voyant  ses  traits  al- 
térés et  maigris  ,  ce  n'est  pas  elle  qu'elle  plaignait. 

Les  sentiments  de  Gersain  étaient  loin  d'être  aussi  doux.  Son 
esprit  inquiet ,  disposé  à  l'amertume ,  commençait  à  se  réveiller, 
et  le  premier  regard  qu'il  osa  lever  sur  la  marquise  élait  presque 
accusateur.  Mais  il  trouva  sur  son  visage  ,  dans  son  attitude 
même,  une  expression  d'intérêt  si  bienveillant,  dans  sa  beauté 


REVUE  DE  PARIS.  197 

une  physionomie  si  suave,  que  son  cœur  fui  touché.  L'abandon 
d'une  âme  qui  se  livre  était  empreint  sur  les  lèvres  d'Alix  ;  son 
buste  élégant  et  noble  inclinait  humblement  sa  majesté  ;  sa  bou- 
che enlr'ouverte  et  souriante  semblait  respirer  la  passion  dont  la 
pudeur  lui  rougissait  les  joues,  et  l'air  de  fière  chasteté  que  son 
visage  conservait  encore  ne  rendait  que  plus  attrayante  et  plus 
sensible  l'affection  profonde  qui  l'animait.  A  voir  ainsi  ce  front 
blanc  comme  un  lis  dont  elle  avait  la  pureté  se  dessiner  dans 
son  cadre  de  cheveux  noirs  agités  par  la  brise ,  sur  le  ciel  bleu , 
on  eût  dit  un  être  divin  descendu  sur  la  terre  pour  mettre  hum- 
blement son  cœur  aux  pieds  d'un  mortel. 

3Iais  comme  elle  entrevit  en  son  amant  un  nuage  de  doule  et 
de  froideur  ,  une  compassion  si  tendre  la  vint  émouvoir  ,  que 
de  ses  paupières ,  comme  de  celles  de  ces  Niobés  romaines  dont 
les  yeux  limpides  distillaient  des  parfums  d'Asie ,  deux  larmes  , 
deux  diamants  s'élancèrent,  et,  après  avoir  elïleuré  le  duvet 
des  joues  de  cette  enfant,  se  fondirent  sur  les  doigts  de  Ger~ 
sain. 

0  défiance  des  hommes  longtemps  malheureux  !  Jean-Paul 
n'osait  se  livrer  encore.  Cependant  ,  d'une  voix  éteinte  et  qui 
semblait  implorer  merci,  il  murmurait  :  Alix,  Alix  !  Il  n'eut  pas 
le  temps  de  dire  sa  pensée,  trop  bien  entendue.  On  lui  avait  ré- 
pondu par  un  ardent  soupir;  les  bras  d'Alix  s'étaient  enlr'ou- 
verts,  et  Gersain  s'y  était  précipité  en  jetant  un  grand  cri. 

Tandis  que,  la  figure  cachée  contre  la  poitrine  de  M™»  de 
Fresnes,  qui  le  tenait  ainsi  embrassé,  Gersain  épanchait  en 
torrents  de  pleurs  une  âme  longtemps  desséchée  ,  son  amante , 
ne  songeant  qu'à  sa  vie,  tournant  ses  grands  yeux  vers  l'azur 
du  ciel ,  s'écriait  : 

—  Il  est  sauvé,  sauvé  !  Cruel  ami  qui  parlait  sans  se  plaindre  ! 
Mourir  ainsi  sans  rien  dire,  l'ingrat,  et  sans  savoir  si  je  ne 
l'aurais  pas  suivi  ! 

—  Alix,  ah  !  si  je  n'avais  gémi  que  de  voire  indifférence  ! 
Mais... 

—  Mon  ami ,  ce  triste  cœur  n'a  pas  cessé  un  seul  jour  de 
vous  appartenir.  Cette  vie  que  j'aurais  voulu  vous  consacrer 
tout  entière,  n'aura  servi  qu'à  vous  faire  à  jamais  malheureux, 
mon  pauvre  Paul ,  si  vous  m'aimiez  comme  je  vous  aime. 

Laissant  errer  ses  pensées  dans  les  illusions  délicieuses  où 

17. 


198  REVUE  DE  PARIS. 

elles  flottaient  comme  celles  d'un  enfant ,  Gersain  la  contempla 
longtemps  tavi  en  délicieuse  extase,  el  brisé  par  l'excès  même 
de  sa  tendresse  ,  il  tomba  aux  genoux  d'Alix  et  les  tint  embras- 
sés dans  une  adoration  immense  et  muette. 

En  redressant  son  front ,  il  aperçut  ù  deux  pas  de  lui  Alexis  de 
Vignolle ,  immobile,  menaçant  comme  l'ombre  du  Comman- 
deur ,  et  cet  aspect  lui  arracha  un  mouvement  de  surprise  dont 
Mme  fje  Frcsnes  chercha  la  cause. 

—  Mon  Dieu ,  mon  Dieu  !  murmura-t-elle  en  couvrant  son 
visage  de  ses  deux  mains,  vous  m'avez  trop  tôt  réveillée  ! 

Debout ,  fièrement  placé  entre  elle  et  lui ,  Gersain  regardait 
Vignolle  d'un  air  sombre. 

—  Le  réveil,  articula  ce  dernier  d'un  ton  grave,  est  toujours 
Irop  prompt  pour  les  heureux  ,  trop  lent  pour  ceux  qu'endor- 
mait la  perfidie. 

—  Monsieur... 

—  J'aurais  tort  de  feindre,  madame,  et  d'invoquer  contre 
mes  maux  une  force  que  je  n'ai  pas.  Continuez  à  votre  gré  de 
vous  jouer  de  ma  fatale  erreur,  mais  vous  seule  ,  et  nul  autre. 
Vous  n'aurez  de  moi  ni  mépris  ni  murmures;  ce  cœur  flétri  va 
se  guérir  en  s'éteignant.  Plus  votre  tromjierie  fut  cruelle  ,  plus 
la  leçon  que  vous  m'avez  donnée  sera  profitable.  Grâce  au  ciel 
et  à  vous  ,  madame  ,  je  suis  invulnérable  désormais  et  je  vous 
remercie. 

Vignolle  se  lut.  L'émotion  en  lui  commençait  à  surmonter  la 
colère.  Pâle ,  se  soutenant  à  peine  ,  et  voulant  devant  son  rival 
contenir  des  larmes  ou  même  des  regrets  ,  il  faisait  pour  y  réus- 
sir des  efforts  aussi  prodigieux  que  la  marquise  pour  lui  ré- 
pondre. 

—  Tout  en  vous  plaignant  comme  on  plaint  un  ami ,  dit-elle 
avec  CHlme ,  la  rougeur  i»iaqnée  sous  les  yeux  ,  les  lèvres  blan- 
ches et  serrées,  les  muscles  du  visage  contractés  par  cette  lutte 
pénible  du  courage  et  delà  pudeur;  tout  en  vou.«  plaignant, 
])Uisque  vous  êtes  affligé,  je  ne  puis  que  déplorer  la  peine  que 
je  vous  cause.  En  vous  privant  du  dioit  d'e.spérer  rien,  je  vous 
ai  dépouillé  de  celui  de  m'accuser.  .l'ai  offert  à  l'amitié  ce  que 
je  lui  offre  encore ,  monsieur  de  Vignolle  ,  car  je  vous  suis  sin- 
cèrement attachée  ,  et  c'est  pourquoi  je  pardonne  à  l'injustice 
d'un  ami  qui  souffre. 


REVUE  DE  PARIS.  199 

Elle  s'arrêta  un  instant  et  continua  d'un  (on  bref  et  voilé  : 

—  Puisque  vous  tenez  à  m'accabler ,  j'acceple  un  déplaisir 
qui  vous  allège.  J'aime  ,  je  l'avoue  ,  votre  ami  depuis  mon  en- 
fance, et  c'est  moi ,  moi  qui  suis  venue  aujourd'hui  le  ciiercher 
pour  le  lui  dire.  Mes  motifs  pour  agir  de  la  sorte  ,  Dieu  les  ju- 
gera j  ma  réputation  est  dans  vos  mains,  et  quant  à  mon  hon- 
neur, il  est  sous  la  sauvegarde  d'un  galant  homme. 

—  Cette  explication ,  madame  ,  est  superflue  ,  et  je  vous  de- 
mande pardon  de  vous  y  avoir  entraînée.  Si,  iorsqu'ayant  tout 
à  l'heure  reconnu  votre  voiture  dans  les  bois  et  appris  de  vos 
gens  la  direction  que  vous  aviez  suivie,  j'avais  pu  deviner  vos 
secrets ,  je  les  aurais  respectés  ;  si  même ,  en  vous  apercevant , 
j'avais  eu  le  temps  de  me  retirer  sans  être  découvert ,  je  me  se- 
rais retiré  et  j'aurais  gardé  le  silence,...  avec  vous  ,  du  moins  , 
car  mon  respect  ne  s'étend  pas  au  delà. 

Ces  derniers  mots  furent  accompagnés  d'un  coup  d'œil  plein 
de  haine  et  de  ressentiment  à  l'adresse  deGersain,  qui  s'appro- 
chant,  lui  dit  tout  bas  : 

—  Je  serai  de  retour  ici  dans  un  quart  d'heure, 

—  Je  vous  attends ,  grommela  ie  comte  avec  une  rage  con- 
tenue. 

Sans  remarquer  cet  incident ,  la  marquise  accepta  le  bras  de 
Gersain  qui  la  reconduisit  à  sa  voiture.  En  la  (luittant,  il  sentit 
la  nécessité  ,  pour  éviter  de  la  compromettre  devant  ses  gens  , 
de  prendre  un  air  cérémonieux  et  de  formuler  une  phrase  sur  le 
hasard  favorable  qui  les  avait  fait  se  rencontrer.  Alix  n'était 
pas  habituée  au  mensonge  ,  ce  délour  la  blessa  ;  son  amant  s'en 
aperçut,  et  une  |)remière  épine  égratigna  son  bonheur.  Il  en 
résulta  pour  lui  des  réflexions  désagréables  :  il  entrevit  son 
bonheur  h  venir  d'un  coup  d'œil  désenchanté,  et  pressentit  les 
déboires  d'une  guerre  perpétuelle  entre  la  passion  qui  agrandit 
l'âme  et  ces  déguisements  forcés  qui  la  rapetissent.  Ces  préoc- 
cupations lui  prouvèrent  que  son  cœur  déjà  vieux  ,  aimait  sans 
prestige  ,  et  que  son  enivrement  se  changerait  en  supplice  en 
l'absence  de  l'objet  de  sa  flamme. 

—  Ainsi,  songeait-il  avec  dépit ,  toutes  choses  nous  réussis- 
sant ,  le  pjissé  serait  encore  poui'  nous  d'un  tel  poids,  que  nous 
ne  goûterions  jamais  une  jouissance  réelle. 

S'il  avait  su  que  la  raison  première  de  ces  maux  ,  que  le  ma- 


200  REVUE  DE  PARIS. 

riage  d'Alix  ,  ce  funeste  accident  qui  ruinait  le  repos  de  trois 
personnes  ,  et  devait  perdre  peut-être  l'honneur  de  son  amante, 
était  le  résultat  d'une  audacieuse  vertu  qui  s'était  condamnée  à 
étouffer  les  inclinations  de  la  nature,  comme  le  fiel  des  regrets 
aurait  bouillonné  dans  son  esprit  désabusé  ! 

A  son  retour  dans  la  forêt,  il  trouva  VignoUe  assis  sur  une 
pierre,  son  menton  sur  le  poing  et  profondément  abattu.  Dans 
l'excès  de  sa  préoccupation  ,  le  comte  n'avait  pas  entendu  venir 
son  rival ,  qui ,  se  plaçant  en  face  de  lui,  articula  d'une  voix 
ferme  :  —  Maintenant ,  je  suis  à  vous  !  —  Alexis  se  leva  et  ré- 
pondit :  Partons.  Son  organe  avait  perdu  le  mordant  de  la  fu- 
reur, sa  consternation  n'était  plus  jointe  à  la  menace;  plus  d'é- 
tincelles dans  ses  yeux,  plus  d'impatience  dans  ses  gestes  ,  plus 
de  résolution  dans  sa  démarche.  Très-surpris  de  ce  change- 
ment ,  Gersain  ,  respectant  sa  tristesse ,  chemina  longtemps  avec 
lui  sans  ouvrir  la  bouche.  Enfin  ,  il  dit  : 

—  Vous  penserez  ce  qui  vous  plaira  sur  mon  compte  ,  mais 
je  dois  vous  affirmer  que  je  ne  vous  ai  pas  trompé  un  seul  in- 
stant. Ce  matin  même  j'étais  loin  de  prévoir  l'événement  d'au- 
jourd'hui ,  et  je  vous  croyais  plus  heureux  que  moi. 

—  Si  je  ne  savais  tout ,  repartit  Vignolle  en  jetant  aux  pieds 
de  Jean-Paul  sa  lettre  à  la  marquise ,  par  lui  ramassée  sur  l'herbe 
du  chemin,  pensez-vous  que  j'agirais  comme  je  le  fais  depuis 
une  heure? 

—  Encore  un  mot  :  j'avais  gardé  le  secret  d'un  amour  sans 
espoir  ,  pour  ne  point  assombrir  vos  plaisirs  ;  mais  je  suis  in- 
capable déjouer  une  scène  de  comédie.  Ce  billet  ne  devait  être 
mis  à  son  adresse  qu'après  ma  mort;  je  croyais  l'avoir  serré 
avec  d'autres  pai)iers  dans  un  [lortefeuille ,  el  j'ignore  parquet 
prodige  il  a  passé  entre  les  mains  de  M'"^  de  Fresnes. 

—  Les  dieux  sont  pour  vous ,  répliqua  le  comte  avec  aigreur, 
tout  vous  est  favorable. 

—  Entre  votre  sort  et  le  mien,  croyez-le,  Vignolle ,  la  distance 
est  courte.  Je  n'aime  plus  comme  à  vingt  ans.  Toute  émotion 
m'est  devenue  douloureuse,  un  abîme  est  creusé  entre  elle  et 
moi ,  et  ces  relations  seront  une  source  féconde  en  chagrins. 
Cependant ,  ma  vie  est  en  elle ,  comme  la  sienne  en  moi.  Il  m'est 
aussi  impossible  de  vivre  en  m'occupant  d'un  autre  objet  que 
d'exister  pour  elle,  el  la  société  condamne  cet  amour  à  errer 


REVUE  DE  PARIS.  201 

sans  but.  C'est  encore  un  chemin  sans  issue  comme  celui  où 
piétina  mon  individu  politique  ,  comme  celui  oîi  vous  vous  êtes 
fatigué  vainement  à  chercher  un  Eldorado  bourgeois.  N'espé- 
rons plus  rien  ,  nous  sommes  finis  tous  les  deux.  Nous  nous 
sommes  mal  orientés  dès  notre  premier  pas  en  ce  monde  ,  et 
personne  n'a  su  nous  remettre  dans  la  voie;  c'est  là  tout.  En 
somme,  nous  aurions  beau  nous  briser  le  front  contre  les  ob- 
stacles, ils  sont  d'airain,  et  nous  voici  parvenus  à  cette  mort 
inlellectudie  qu'on  nomme  l'impossible. 

—  Votre  philosophie  compatit  d'une  façon  railleuse  ,  car  un 
malheur  comme  le  vôtre  ferait  i)0ur  moi  de  ce  monde  un  Éden. 

—  Sans  doute  ces  joies  que  je  ne  puis  plus  savourer  vous 
enivreraient,  et  pouitant,  entre  nos  deux  situations,  quelle 
différence  ?  Presque  rien  ,  et  c'est  l'infini. 

—  11  se  peut ,  mais  ma  logique  va  moins  loin.  En  résumé, 
vous  m'avez  égorgé  avec  délicatesse;  vous  êtes  sans  reproches, 
et  j'emporte,  avec  ma  défaite  ,  voire  estime  pour  en  couvrir  la 
nudité  de  mon  ridicule.  Pour  voàs  et  en  votre  présence  ,  une 
femme  que  j'aimais  m'a  humilié.  Gersain,  j'ai  beau  lutter  en 
m'arraant  contre  moi  de  vos  belles  raisons ,  je  vous  hais ,  je  vous 
hais  !  Je  n'ai  rien  à  perdre  ,  et  né  sens  plus  en  moi  qu'un  désir , 
la  vengeance. 

—  Je  vous  plains. 

—  Votre  compassion  sur  cette  matière  est  désintéressée  comme 
le  seraient  vos  conseils.  Mais  je  ne  puis  me  résoudre  à  vous 
laisser  entre  les  bras  de  celte  femme  (jui  m'a  joué  à  votre  profit, 
sans  nulle  crainte.  Savez-vous  que  j'adore  celle  qui  vous  aime 
et  a  osé  me  le  confesser?  Savez-vous  que  la  jalousie  me  déchire 
et  que  je  suis  dégradé  aux  yeux  de  cette  coquette,  aux  vôtres 
peut-être  dont  je  subis  le  triomphe  !  Gersain ,  ces  rages  brû- 
lantes ne  se  refroidissent  que  dans  le  sang,  l'un  de  nous  doit 
mourir.  Que  l'ingrate  me  haïsse,  au  moins  ,  puisqu'elle  n'a  pu 
m'aimer  ! 

Gersain  répondit  quelques  mots  froids  et  dignes  ;  mais  Vi- 
gnolle,  en  qui  le  ressentiment  naguère  à  grand'peine  amorti 
réagissait  avec  furie,  s'échauffa  peu  à  peu  jusqu'au  transport. 
Dans  celte  conjoncture  difficile  ,  l'homme  du  monde  reparais- 
sait en  lui  avec  ses  préjugés  étroits  d'orgueil  et  de  dépit.  Malgré 
ses  instances,  Jean-Paul  s'obstina  à  refuser  tout  cartel  et  même 


202  REVUE  DE  PARIS. 

à  suspendre  jusqu'au  lendemain  toute  discussion  sur  ce  sujet. 
Néanmoins,  le  comte,  à  force  d'excitations ,  le  contraignit  de 
s'engager  à  répondre  le  lendemain  à  son  appel  furieux. 

Ils  se  séparèrent  fort  irrités ,  et  Gersain ,  en  quittant  son  hôte  , 
lui  dit  avec  une  morgue  d'autant  plus  provocante  qu'il  s'était 
longtemps  montré  pacifique  : 

—  11  suffit,  monsieur,  j'attendrai  votre  terrible  signal  en 
dormant.  A  demain  ! 

El  l'ancien  secîétaire d'ambassade  se  retira  dans  son  appar- 
tement, très-humilié  de  reposer  encore  une  nuit  sous  le  toit  de 
son  ennemi  et  forcé  néanmoins  d'en  passer  par  lu  ;  car  aucun 
autre  logis  n'existait  dans  le  voisinage,  sauf  chez  le  marquis, 
et  il  eût  répugné  à  la  délicatesse  de  Gersain  d'implorer  cet  asile. 
D'autre  part ,  quitter  la  maison  du  comte  pour  aller  se  loger 
dans  une  chaumière  du  village  de  Fresnes,  sous  les  fenêtres  du 
château  ,  c'était  donner  lieu  aux  commentaires  et  compromettre 
la  manjuise  à  plaisir.  Gersain  se  résigna ,  mais  !a  nuit  lui  parut 
lente  et  la  matinée  éternelle,  car  il  attendait  Alexis  à  tout 
instant.  Vers  dix  heures,  n'ayant  point  encore  de  ses  nouvelles , 
il  s'informa  de  lui  à  un  valet  qui  lui  dit  : 

—  Monsieur  a  laissé,  avant  de  partir,  ce  billet  pour  vous. 
S'étant  hâlé  de  rompre  le  cachet,  Jean-Paul  déchiffra  ce  qui 

suit  : 

«  Adieu  !  je  t'abandonne  aux  amères  félicités  pour  lesquelles 
j'aurais  donné  ma  vie.  Oublie  mes  colères  insensées.  Fasse  le 
ciel  ton  bonheur  moins  impossible  que  le  mien  !  J'ai  besoin  de 
toutes  les  forces  de  l'amiiié  pour  ne  point  mêler  à  celte  crainte 
une  égoïste  espérance.  La  souffrance  engendre  l'amertume.  Tu 
me  pardonneras  si  lu  es  heureux,  sinon  lu  me  pardonneras  en- 
core, car  lu  me  comprendras.  Adieu  !  » 

Ce  billet  ternit  un  peu  la  joie  de  Gersain.  —  Sa  retraite  est 
généreuse  ,  pensa- t-il  ;  mais  dois-je  en  profiler?  Aucune  joie  ne 
peut  se  trouver  dans  cet  amour,  la  raison  me  l'a  toujours  dit. 
Lutter  contre  ces  obstacles  serait  empoisonner  la  vie  d'Alix , 
l'abréger  peut-être  et  ajouter  pour  moi  des  remords  à  des  re- 
grets. Mon  existence  n'a  plus  qu'un  but,  sa  tranquillité.  Sa- 
chons la  respecter  et  nous-même  ,  et  ne  la  revoyons  jamqjs! 

Voulant,  pour  exécuter  celle  résolution,  fortifier  son  âme 
en  donnant  de  l'aclivité  au  corps ,  il  sortit  à  cheval ,  galopa 


REVUE  UE  PA.KIS.  203 

plusieurs  lieues  et  finil ,  malgré  lui ,  par  s'arrêter  à  la  grille  du 
château  de  Fresnes ,  où  il  apprit  que  la  marquise  et  son  mari 
étaient  partis  avant  le  jour  pour  Paris. 

11  admira  sa  propre  faiblesse  et  le  courage  d'Alix,  courage 
qu'il  fallait  imiter.  Mais  il  arrive  un  instant  où  la  passion  ,  long- 
temps comprimée  ,  éclate  et  réduit  en  poudre  les  barrières  de 
la  raison.  Il  sembla  à  Gersain  qu'il  mourrait  s'il  ne  la  voyait 
plus.  Un  lion  affamé  à  qui  l'on  arrache  sa  proie  ne  rugit  pas 
d'une  manière  plus  terrible  que  celle  dont  rugissait  le  cœur  de 
l'insensé. 

11  s'élança  sur  les  traces  de  son  amante,  plus  rapide  que  le 
pâle  cavalier  de  Bùrger,  et  il  eût  galopé  jusqu'à  ce  qu'il  expirât , 
s'il  n'eût  retrouvé  celte  moitié  de  son  âme  qui  fuyait  devant- 
lui. 

A  la  chute  du  jour ,  il  atteignit  la  voiture  de  M^^  de  Fresnes 
à  l'entrée  d'une  petite  ville ,  et  il  hébergea  son  cheval  dans  l'au- 
berge où  elle  devait  passer  la  nuit. 


L'hiver  passé,  sur  la  fin  du  dernier  bal  de  l'ambassadeur 
d'Angleterre ,  quelcpies  jeunes  gens ,  fatigués  de  la  danse  et  du 
jeu  .  causaient  dans  un  coin  ;  le  plus  jeune  faisait  éclater ,  sui- 
vant l'usage  ,  ses  doléances  sur  l'insipidité  de  l'existence.  Acca- 
blés de  sommeil  pour  la  plupart ,  les  compagnons  de  ce  jouven- 
ceau se  sentaient  comme  lui  très-désabusés.  Un  seul  d'entre 
eux  ne  se  rendait  point  à  ces  banales  théories  sur  le  malheur 
absolu;  c'était  un  homme  de  trente  ans,  d'une  figure  belle, 
mais  obscurcie  par  un  air  de  fatigue  et  de  tristesse.  Seul  de 
tous,  il  n'avait  de  toute  la  soirée  ni  parlé,  ni  souri,  ni  joué, 
ni  dansé  ,  et  il  soutenait  contre  eux  l'opinion  la  moins  déso- 
lante. —  Vous  parlez,  lui  dit  quelqu'un  ,  comme  un  homme  bien 
portant  et  entouré  des  succès  ([ue  donne  l'argent  qui  les  procure 
tous.  Franchement,  mon  cher  Vignolle,  quel  souci  pourrait 
vous  atteindre  ? 

—  Sans  parler  de  moi ,  repartit  le  comte  en  souriant  avec 
amertume ,  je  connais  des  gens  dont  le  bonheur  est  aussi  im- 
mense que  celui  de  certaines  personnes  est  impossible. 


204  REVUE  DE  FARIS. 

—  Impossible!  répéta  un  jeime  audileiir,  très-érudit  en  fait 
d'hisloire;  l'empereur  l'a  dit,  ce  mot-là  n'est  pas  français. 

—  Est-ce  à  Waterloo  ou  à  Sainte-Hélène  qu'il  a  pensé  de  la 
sorte?  répondit  Vij^nolle  en  hochant  la  tête, 

—  Tenez,  s'écria  l'un  de  ces  causeurs  en  voyant  s'avancer  un 
grand  jeune  homme  ,  voici  l'un  des  favoris  de  la  fortune  :  il  va 
partir  pour  l'Allemagne  ;  sa  nomination  est  signée. 

—  Qui  donc  remplacez-vous ,  monsieur  ? 

—  Personne  ,  car  l'emploi  qu'on  me  donne  était  disponible 
depuis  longtemps.  Je  succède  à  ce  pauvre  Gersain,  dont  vous 
savez  la  fin  déplorable.  On  l'a  trouvé  l'autre  jour  percé  de  deux 
balles  dans  les  bois  de  Fresnes  en  Bourgogne.  Son  fusil  était  à 
dix  pas  de  lui.  Nous  ne  lui  connaissions  aucun  chagrin  ;  donc 
il  était  très-heureux  ,  et  l'on  ne  peut  supposer  qu'il  ait  voulu.... 
Jusqu'ici  néanmoins  ,  la  justice  n'a  pu  saisir  les  auteurs  du 
crime. 

A  ce  triste  récit ,  VignoUe  pâlit  et  passa  la  main  sur  son  front 
pour  dérober  une  larme  qui  brillait  dans  ses  yeux. 

—  Votre  avancement  a  été  rapide ,  dit-on  au  nouveau  secré- 
taire d'ambassade  5  vous  avez  eu  les  chances  favorables. 

—  Et  des  amis  ;  car  je  suis  redevable  de  cette  position  au 
vieux  marquis  de  Fresnes  ;  aussi ,  j'ai  pris  part  à  son  malheur. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé?  demanda  VignoUe  en  tremblant. 

—  Depuis  quatre  mois,  la  santé  de  sa  femme  déclinait;  sa 
raison  même  avait  faibli.  Cette  dame  ,  à  la  même  épo(iue,  tomba 
tout  à  coup  dans  une  exaltation  religieuse  très  alarmante  et  se 
livra  à  des  mortifications  excessives  dont  les  médecins  s'inquié- 
tèrent. On  la  voyait  prier  et  pleurer  comme  une  Magdeleine  re- 
pentie, bien  qu'elle  fût  la  plus  irréprochable  du  monde.  Enfin  , 
quittant  sa  maison,  elle  s'est  enfermée  dans  un  couvent ,  où  elle 
s'est  éteinte,  il  y  a  un  mois. 

—  Eh  bien!  VignoUe,  s'écria  un  de  ces  pessimistes  de  bou- 
doir, vous  le  voyez  ,  ce  monde  n'est  que  maux  et  souffrances. 
Où  sont  donc  les  heureux  que  vous  avez  connus? 

Mais  Alexis  ne  répondit  pas  :  il  était  évanoui. 

Francis  Wey. 


WILLIAM  ET  MARIE 


(1) 


PERSONNAGES. 


Mac-Grégor,  laird  écossais. 

WiLLIE  , 

,  son  enfant. 

Marie  ,  sa  fîlle. 

Robin  , 

\ 

Margcerite. 

DiCK, 

1 

Le  comte  DocGiAs ,  fiancé  de  Marie. 

Bill  , 

>   brigand 

WiiiiAM  Ratcliff. 

John, 

l 

Lesley  ,  son  ami. 

Taddie  , 

) 

ToM ,  aubergiste. 

Brigands,  Domestiques,  Gens  de  la  Noce. 
(  L'action  se  passe  dans  les  temps  modernes  et  dans  le  nord  de  l'Ecosse.) 

Un  appartement  dans  le  château  de  Mac-Grégor. 

MARGUERITE  ,  accroupie  immobile  dans  un  coin;  MAC- 
GRÉGOR,  MARIE,  DOUGLAS. 

Mac-Grégor  ,  il  pose  la  main  de  Douglas  dans  celle  de 

(1)  J'ai  écrit  ce  conte  dramatique  à  Berlin  en  1820.  J'étais  bien 
jeune  alors  !  Peut-être  les  vers  allemands  de  l'original  oiit-ils  perdu 
1  18 


206  REVUE  DE  PARIS. 

j1/ane,— Vous  voici  mariés  maintenant.  Ainsi  que  vos  deux 
mains  sont  unies  ,  ainsi  doivent  l'être  à  jamais  vos  deux  coeurs, 
dans  la  peine  et  dans  la  joie.  Deux  puissants  sacrements  vous 
lient,  celui  de  l'Église  et  celui  de  l'amour,-  une  double  bénédic- 
tion repose  sur  vos  têtes,  et  moi,  j'y  joins  la  bénédiction  pater- 
nelle. 

(Il  pose  ses  mains  sur  leurs  tètes  en  signe  de  bénédiction.) 

Douglas.—  C'est  avec  orgueil,  milord,  qu'aujourd'buije  vous 
appelle  mon  père. 

Mac-Grégor.  —  Et  c'est  avec  plus  d'orgueil  encore  que  je  vous 
nomme  mon  fils. 

(Us  s'embrassent.  ) 

Margcerite  ,  chantant  du  ton  saccadé  de  la  folie  : 


t  Comme  ton  épée  est  rouge  de  sang  ! 
Edouard!  Edouard!  » 


Douglas  ,  se  levant  tout  effrayé.  —  0  ciel  !  milord  ,  quel  son 
vibrant  et  aigu  ! 

Mac-Grégor,  avec  un  sourire  forcé.  — Qae  cela  ne  vous 
inquiète  pas  ;  c'est  Marguerite,  c'est  la  folle;  elle  est  catalep- 
ti([ue  depuis  bien  des  jours  et  bien  des  années.  Le  regard  fixe, 
elle  reste  accroupie  i)endant  de  longues  et  pénibles  beures.  Seu- 
lement, de  temps  à  autre,  elle  fredonne  une  vieille  chanson  :  on 
dirait  une  pierre  qui  parle. 

Douglas.  —  Pourquoi  donc  gardez-vous  au  château  un  tel 
épouvantait  ? 

Mac-Grégor  ,  à  voix  basse.  —  Chut ,  chut  !  elle  entend  tout  ; 
je  l'aurais  renvoyée,  il  y  a  longtemps  ;  mais  je  n'ose... 

Marie. —Laissez-la  tranquille,  cette  pauvre,  cette  bonne 
Blarguerite.  Racontez-moi  plutôt  quelque  chose  de  nouveau, 
Douglas.  Que  se  passe-t-il  à  Londres?  En  Ecosse,  les  nouvelles 
sont  rares. 

quelque  chose  de  leur  fraîcheur  native  en  passant  dans  la  prose  fran- 
çaise. H.  H. 


REVUE  DE  PARIS.  007 

DotGLAS,  —  Il  en  est  toujours  comme  par  le  passé.  On  va,  on 
vient,  à  pied,  à  cheval,  en  voilure.  Les  vauxhalls .  les  routs,  les 
soupers  fins  se  succèdent  ;  Drury-Lane  et  Covent-Garden  allirenl 
la  foule.  L'opéra  résonne  et  le  billel  de  banque  se  transforme  en 
billet  d'opéra.  God  save  the  king  est  hurlé  en  chœur.  Les  réfor- 
mistes s'attablent  dans  les  tavernes  obscures;  ils  parlent  poli- 
tique ,  s'inscrivent,  parient,  jurent,  bâillenl,  et  s'enivrent  de 
patriotisme  et  de  porto.  Le  rosbeef  et  le  pudding  fument ,  le 
porter  pétille,  le  charlatan  débile  sa  recette.  Tous  vous  gêne  : 
les  fripons  avec  leur  politesse,  le  mendiant  avec  son  air  de  mi- 
sère et  ses  plaintes  lamentables,  et.  par-dessus  tout,  ce  costume 
incommode ,  cet  habil  à  taille  de  guêpe  ,  celte  cravate  empesée 
et  ce  chapeau-monstre  à  la  babylonienne. 

Mag-Grégor.  —  Pour  moi .  je  me  fais  honneur  de  mon  plaid, 
et  de  mon  bonnet  national.  Vous  avez  bien  fait  de  jeter  de  côlé 
ces  habils  d'arlequin.  Un  Douglas  doit  èlre  Écossais  jusque  dans 
son  habit  extérieur ,  et  le  cœur  me  bondit  de  joie  en  vous  voyant 
tous  dans  ce  costume  qui  m'est  si  cher. 

Marie.  —  Dites-moi  quelque  chose  de  votre  voyage,  Douglas. 

Douglas.  —  Je  suis  venu  en  voilure  jusqu'aux  frontières  d'E- 
cosse; c'était  d'une  lenteur,  d'une  lenteur...  Arrivé  ù  Old-Jed- 
bourgh,  je  pris  un  cheval.  J'excilai  de  l'éperon  le  noble  animal, 
éperonné  moi-même  par  mes  désirs  amoureux.  Je  nepensaisqu'à 
vous,  Marie,  et,  rapide  comme  la  flèche,  mon  coursier  m'em- 
portail  à  travers  buissons  ,  montagnes  et  vallées.  Près  du  bois 
d'Inverness,  je  faillis  payer  cher  ma  rêverie.  Pif,  paf,  les  balles 
sifflent  à  mes  oreilles  et  me  voilà  lire  de  mes  beaux  rêves.  Trois 
brigands  fondent  sur  moi...  Une  lutte  s'engage,  — les  coups 
pleuvent ,  —  je  défends  chaudement  ma  vie,  —  et  je  devais  bien- 
tôt succomber;...  mais  que  vois-je?  Marie  pâlit,  chancelle, 
tombe... 

(Marguerite  s'élance  brusquement  et  soutient  dans  ses  bras 
Marie  qui  tombe  en  défaillance.) 

Margcërite.  —  Hélas  !  hélas  !  ma  poupée  est  blanche  comme 
la  craie ,  et  roide  comme  la  pierre  ;  hélas  !  hélas  ! 

(Moitié  chantant,  moitié  parlant,  en  caressant  Marie.) 


208  REVUE  DE  PARIS. 

«  Petite  poupée ,  oh!  ma  poupée ,  ouvre  tes  petits  yeux  ;  gen- 
»  tille  poupée,  ne  sois  pas  froide  comme  un  marbre  ;  je  vais  se- 
»  mer  sur  les  joues  blanches  les  reflets  de  la  rose.  » 

Mac-Grégor.  —Silence  ;  avec  tes  folles  sentences,  tu  égareras 
davantage  sa  tête  malade. 

Marguerite,  le  menaçant  du  doigt.  — C'est  toi,  toi  qui  oses 
m'injurier?  Lave  d'abord  ces  mains,  ces  mains  rouges  encore; 
lu  vas  souiller  de  sang  la  blanche  robe  nuptiale  de  ma  petite 
poupée  ;  fuis,  crois-moi. 

Mac-Grégor  ,  avec  appréhension.  —  La  vieille  folle  extra- 
vague. 

Marguerite  ,  chantant.  —  «  Petite  poupée ,  oh  !  ma  petite 
»  poupée,  ouvre  tes  petits  yeux.» 

Marie,  reprend  connaissance  et  s'appuie  sur  Marguerite. 
—  Conlinuez  votre  aventure.  J'écoute. 

Douglas.  —  Ce  que  je  vous  raconte  vous  fait  mal  ;  mais  vous 
le  voulez,  j'obéis.  —  Un  autre  cavalier  arrive  au  galop,  attaque 
à  l'improviste  les  brigands  par  derrière  et  frappe  sur  eux  avec 
force.  Ainsi  dégagé,  je  reprends  courage,  et  les  voleurs  sont  en 
fuile.  Je  veux  remercier  mon  généreux  libérateur;  il  s'en  allait 
au  galop ,  me  criant.  Je  n'ai,  pas  de  temps  à  perdre. 

Marie.  — Oh!  Dieu  soit  loué!  vous  m'avez  fait  bien  peur. 
Maintenant,  me  voilà  remise.  Soutiens-moi,  Marguerite,  des 
amies  m'attendent  dans  la  salle. 

Marguerite,  titnidenient  à  Mac-Grégor.  —  Et  vous,  ne  m'en 
veuillez  pas;  la  pauvre  Marguerite  n'est  pas  toujours  folle. 

Mac-Grégor.  —  Allez ,  nous  vous  suivons. 

(Marie  et  Marguerite  sortent.) 

MAC-GRÉGOR,  DOUGLAS. 

DocGLAS.  —  Je  ne  reviens  pas  de  ma  surprise.  Marie  serait- 
elle  si  nerveuse?  Elle  est  tremblante ,  elle  pâlit  au  moindre 
bruit, 

Mac-Grégor.  —Douglas ,  je  ne  veux  ,  ni  ne  dois  vous  cacher 
ce  qui  oppresse  le  cœur  de  Marie  ;  pardonnez-moi  si  je  ne  vous 
en  ai  pas  parlé  plus  tôt.  Vous  êtes  courageux,  téméraire,  et  le 
danger  que  je  détournais  de  vous  avec  prudence,  vous  l'eussiez 


REVUE  DE  PARIS.  209 

recherché  avec  ardeur.  Cet  aveu  vous  eût  poussé  à  punir  l'au- 
dacieux qui  trouble  le  repos  de  Marie. 

DoDGLAS.  —  Qui  donc  ose  troubler  son  repos?  dites  ? 
Mac-Gbégor.  —  Écoutez  avec  calme  celle  triste  histoire.  Il  y 
a  six  ans  que  s'ariêta  près  de  nous  ,  dans  ce  château,  un  étu- 
diant d'Edimbourg  qui  voyageait.  11  avait  119m  William  Ralcliff. 
J'avais  autrefois  beaucoup  connu  son  père,  mais  beaucoup  ;  il 
s'appelait  sir  Edouard  Ratcliff.  Je  reçus  donc  bien  le  fils,  et  lui 
donnai  l'hospilalitépendant  quinze  jours.  11  vit  Marie  ,  plongea 
dans  ses  yeux  et  y  plongea  trop  avant  ;  puis  il  se  prit  à  soupirer, 
à  languir  et  à  gémir,  jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  lui  déclarât  nette- 
ment qu'il  lui  était  importun.  Il  renferma  son  amour  dans  sa 
valise  et  partit.  Deux  ans  après  arrive  Philippe  Macdonald  ;  il 
brigue  la  main  de  Marie,  réussit,  et,  six  mois  après,  la  gracieuse 
fiancée  était  à  l'autel,  parée  de  ses  habits  de  noce;  mais  point 
de  fiancé!  Nous  cherchons  partout,  dans  les  appartements, 
dans  la  cour,  les  écuries  et  les  jardins.  Hélas!  le  cadavre  de 
Macdonald  était  étendu  près  de  la  Roche-Noire! 
Douglas.  —  Quel  était  son  assassin? 

Mac-Grégor.  —  Pendant  bien  longtemps  nos  recherches  fu- 
rent vaines;  enfin, Marieavoua  qu'elle  le connaissail,  et  raconta 
que  dans  la  nuit  qui  suivit  le  jour  du  meurtre,  William  Ratcliff 
était  entré  tout  à  coup  dans  sa  chambre  à  coucher,  lui  avait 
montré  en  souriant  sa  main  teinte  encore  du  sang  de  son 
fiancé ,  et  présenté  avec  un  salut  gracieux  l'anneau  de  Mac- 
donald. 

Douglas.  —  Horreur  !  quelle  cruelle  raillerie.  Que  fîtes- 
vous? 

Mac-Grégor.  —Je  fis  déposer  le  cadavre  de  Macdonald  dans 
la  tombe  de  ses  pères,  et,  dans  le  lieu  où  le  meurtre  avait  été 
commis ,  je  plantai  une  croix  en  souvenir  de  ce  qui  s'était 
passé. 

Je  cherchai  en  vain  Ratcliff,  le  meurtrier.  On  l'avait  vu  en 
dernier  lieu  à  Londres ,  où  il  avait  dissipé  l'héritage  de  sa  mère 
en  débauches  et  en  festins,  vécu  ensuite  de  jeu  et  d'emprunts , 
et,  comme  quelques-uns  même  prétendent,  de  brigandages. 
Deux  ans  s'étaient  écoulés  depuis  cet  événement,  le  meurtre  et  le 
meurtrier  étaient  presque  oubliés  ,  lorsque  vint  dans  ce  château 
lord  Duncan ,  qui  me  demanda  la  main  de  ma  fille.  Je  consentis 

18. 


910  REVUE  DE  PARIS. 

à  sa  demande,  et  je  parvins  aussi  à  obtenir  l'agrément  de  Marie 
en  faveur  d'un  homme  qui  descendait  des  rois  d'Ecosse.  Mais  , 
hélas  !  au  jour  fixé  ,  la  fiancée  était  encore  à  l'autel ,  solennelle- 
ment parée...  et  le  fiancé  gisait  encore  à  la  Roche-Noire. 

Douglas.  —  Oh  !  c'est  épouvantable. 

Mac-Grégor.  —  A  cheval  !  criai-je  à  mes  valets  ,  et  nous  par- 
ions au  galop,  cherchant  dans  les  buissons,  les  champs,  les 
bois  et  les  cavernes ,  trois  jours  durant.  Toujours  en  vain  ;  hélas  ! 
point  de  trace  du  meurtrier  !  Et  cependant ,  la  nuit  même  de  ce 
jour  d'épouvante,  William  Ratciiff  s'introduisit  dans  la  chambre 
de  Marie  ,  et,  la  saluant  gracieusement ,  il  lui  rendit  l'anneau 
du  fiancé. 

Douglas.  —  Par  ma  foi  !  cet  homme  est  audacieux;  que  j'ai- 
merais à  me  mesurer  avec  lui  ! 

Mac-Grégor.  —  Sans  aucun  doute,  c'est  lui  que  vous  avez 
rencontré  dans  la  forêt  d'Inverness.  Je  m'étonne  seulement 
qu'aucun  de  mes  espions  ne  l'ait  aperçu;  car,  sachez-le,  comte, 
je  veillais  à  ce  qu'il  ne  me  fallût  pas  mettre  aussi  votre  nom  sur 
la  croix  commémorative  de  la  Roche-Noire. 

(Il  sort.)     . 

DocGLAS  seul.  —  Mac-Grégor  m'a  prudemment  caché  cette 
histoire  jusqu'après  le  mariage.  Oh!  le  fin  renard  !  Je  voudrais 
pourtant  bien  me  mesurer  avec  ce  furieux  qui ,  dans  sa  sombre 
rage,  inquiète  toujours  Marie.  11  n'ôlera  pas  l'anneau  de  mon 
doigt  ;  car  oii  il  y  a  doigt,  il  y  a  main  aussi.  Je  n'ai  pas  d'amour 
pour  Marie ,  et  je  n'en  suis  pas  aimé  non  plus.  La  convenance 
seule  a  formé  notre  alliance  ;  mais  j'ai  de  l'affection  pour 
cette  douce  enfant,  et  je  voudrais  arracher  les  épines  de  sa 
route, 

(Lesley  entre,  enveloppé  dans  son  manteau,  et  regarde  autour 
de  lui  avec  précaution.) 

DOUGLAS,  LESLEY. 

Lesley.  —  Est-ce  vous  le  comte  Douglas? 
Douglas.  — C'est  moi.  Que  me  voulez-vous? 


REVUE  DE  PARIS.  211 

Lesley  ,  lui  donnant  ttne  lettre.  —  Alors  ce  billet  esl  pour 
vous. 

Douglas  ,  après  avoir  lu.  —  Oui,  oui,  dites-lui  que  je  me  ren- 
drai à  la  Roche-Noire. 

(Ils  sortent.) 


Une  auberge  de  voleurs.  —  Au  fond  des  hommes  endormis.  —  Une 
image  de  saint  est  suspendue  à  la  muraille.  —  Ou  entend  le.mou- 
vement  de  l'horloge.  —  La  brune. 

WILLIAM  RATCLIFF  est  assis  tout  pensif  dans  un  coin  de  la 
salle; dans  Vautre ,  TOM,  l'aubergiste;  il  tient  son  petit 
enfant  WILLIE  entre  ses  genoux. 

ToM ,  à  voix  basse.  —  Dis-moi ,  sais-tu  dire  ton  Pater 
noster  ? 

WiLLiE  ,  riant  et  haut.  —  Oui ,  parbleu. 

ToM.  —  Ne  parle  donc  pas  si  haut,  tu  vas  réveiller  toute  celte 
troupe  harassée. 

WiLiiE.  —  Allons,  y ètes-vous?  Faut-il  commencer? 

ToM.  —  Oui  ;  ne  va  pas  Iroj)  vile  surtout. 

WiLLiE ,  r?Ve. —  «Notre  Fère  qui  èles  aux  cieux,  que  votre 
nom  soit  sanctiiïé,  que  voire  règne  arrive;  que  votre  volonté 
soit  faite  en  la  terre  comme  au  ciel.  Donnez-nous  aujourd'imi 
notre  pain  de  chaque  jour,  et  pardonnez-nous  nos  offenses 
comme  nous  pardonnons  à  ceux  qui  nous  ont  offensés,  et  ne 
nous  induisez  pas...  (Il hésite.) ne  nous  induisez  pas... ne  nous 
induisez  pas... 

Toa.  —Vois-tu,  tu  hésites?  Ne  nous  induisez  pas  en  tentation. 
Recommence  tout. 

WiLLiE.  —  {Il  a  les  yeux  attachés  sur  fVilliam  Ratcliff,  et 
parle  avec  crainte  et  hésitation.  )  —  <>  Notre  Pères  qui  êtes 
aux  cieux,  que  votre  nom  soit  sanctifié,  que  votre  règne  arrive; 
que  votre  volonté  soit  faite  en  la  terre  comme  au  ciel.  Donnez- 
nous  aujourd'hui  notre  pain  de  chaque  jour,  et  pardonnez-nous 
nos  offenses  cotume  nous  les  pardonnons  à  ceux  qui  nous  ont 


212  REVUE  DE  PARIS. 

offensés.  Ne  nous  induisez  pas...  (///tésiïe.)  ne  nous  induisez 
pas.... 

ToiH ,  avec  humeur.  —  En  tentation  ! 

WiLLiE  ,  pleurant.  —  Cher  papa,  avant ,  ça  coulait  comme 
de  source  5  mais  cet  liomme  qui  est  assis  là-bas  (// montre 
ÏFilliam  Ratcliff.  )  me  regarde  toujours  d'un  mauvais  œil. 

ToM.  —  Ce  soir  lu  n'auras  pas  de  poisson  [D'un  ton  mena- 
çant. ) ,  et  si  tu  m'en  voles  encore  dans  l'armoire... 

WiLLiE,  pleurant  et  continuant  sur  le  ton  du  Pater  nos- 
ter.  —  <i  Ne  nous  induisez  pas  en  tentation.  » 

Ratcliff.  —  Laissez  donc  cet  enfant  !  Et  moi  aussi ,  je  n'ai 
jamais  pu  retenir  ce  \)assage  (Douloureusement.)  •  Ne  nous 
induisez  pas  en  tentation  ! 

Ton.  —  Je  serais  bien  fâché,  si  un  jour  il  venait  à  vous  res- 
sembler, ainsi  qu'à  ceux-là.  {Indiquant les  dormeurs.  )Ya-t-en 
maintenant,  Willie. 

WiLLiE,  qui  s'en  va  en  pleurnichant  et  grommelant.  —  Ne 
nous  induisez  pas  en  tentation. 

Les  mêmes  ,  excepté  WILLIE. 

Ratcliff,  souriant.  —  Que  voulez-vous  dire? 

ToM.  — Je  veux  qu'il  devienne  un  bon  chrétien,  et  non  un 
pendard  comme  son  père. 

Ratcliff,  ironiquement.  —  II  y  en  a  encore  de  plus  mauvais 
que  vous. 

ToM.  —  Je  suis  maintenant  un  animal  apprivoisé;  je  donne  à 
boire  ,  je  suis  aubergiste  enfin  ;  et  comme  ma  maisonnette  est 
bien  cachée  dans  le  bois  ,  je  ne  loge  que  des  grands  seigneurs 
comme  vous,  qui  aiment  à  garder  l'incognito,  qui  dorment  le 
jour  et  sortent  la  nuit.  Et  moi  aussi ,  j'aimais  autrefois  le  clair 
de  lune  ;  j'aimais  à  promener  mes  rêveries  { Faisant  un  mou- 
vement de  la  main.)  dans  les  maisons  et  les  poches  d'aulrui; 
mais  je  n'en  ai  jamais  fait  autant  que  ceux-là.  {Il  montre  les 
dormeurs.  )  Voyez  celle  tète  de  renard,  c'est  un  beau  talent; 
il  flaire  d'instinct  les  mouchoirs  et  vole  comme  une  pie.  Voyez 
comme  ses  doigts  s'allongent  en  dormant  ;  même  en  rêve,  il  faut 
qu'il  vole  !  Ce  grand  maigre-là  ,  avec  ses  jambes  de  sauterelles. 


REVUE  DE  PARIS.  213 

était  autrefois  tailleur;  il  escamota  d'abord  de  petits  morceaux 
de  draps,  puis  de  plus  grands,  et  enfin  la  pièce  entière.  C'est  tout 
juste  s'il  a  échappé  au  gibet;  il  en  a  encore  le  tremblement  dans 
les  jambes.  Je  parie  qu'il  rêve  échelle  comme  autrefois  le  père 
Jacob.  Regardez  un  peu  là-bas  ce  vieux  et  gros  Robin  ,  comme 
il  dort  tranquille  ,  comme  il  ronfle,  et  cependant  il  a  déjà  dix 
meurtres  sur  la  conscience.  Encore  s'il  était  catholique  comme 
nous  ;  mais  c'est  un  hérétique,  et  après  avoir  été  pendu  ici-bas, 
il  sera  encore  brûlé  là-haut. 

Ratcliff,  va  et  vient  dans  la  chambre  iVunpas  agité,  et 
regarde  continuellement  l'horloge.  —  Ne  croyez  pas  cela  !  Le 
vieux  Robin  ne  sera  pas  brûlé,  il  y  a  là-haut  un  autre  Jury  que 
celui  de  la  Grande-Rretagne.  Robin  est  un  homme  ,  et  quand  on 
est  homme,  la  colère  vous  prend  en  voyant  toutes  ces  âmes  vé- 
nales et  misérables  se  pavaner  dans  l'opulence,  briller  sous  le 
velours  et  la  soie,  mener  joyeuse  vie,  nager  dans  le  superflu,  et 
rouler  par  les  rues  dans  des  carroses  dorés  ,  laissant  tomber  un 
regard  de  mépris  sur  les  affamés  qui ,  leur  paquet  d'habils  sous 
les  bras ,  se  dirigent  d'un  pas  lent  vers  le  mont-de-piélé.  {Riant 
owèrewiew^.)  Regardez  un  peu  comme  ces  gens /assas/é*  se 
font  un  rempart  des  lois  contre  la  foule  des  affamés.  Malheur  à 
celui  qui  renverse  ce  rempart,  car,  juges,  bourreaux,  cordes  et 
gibets  l'attendent.  Eh  bien  !  que  voulez-vous  ?  11  se  trouve  quel- 
quefois des  gens  à  qui  tout  cela  ne  fait  pas  peur. 

ToM.  —  J'ai  toujours  pensé  ainsi ,  et  en  conséquence  partagé 
le  genre  humain  en  deux  partis  qui  se  font  une  guerre  achar- 
née, les  rassasiés  et  les  affamés ,  et  comme  j'appartenais  à  la 
seconde  catégorie ,  il  fallait  souvent  me  colleter  avec  la  pre- 
mière. Je  compris  bientôt  que  la  lutte  était  inégale  ,  et  petit  à 
petit  je  quittai  le  métier.  Je  suis  las  de  vagabonder,  de  ne  regar- 
der personne  en  face ,  de  fuir  le  grand  jour  ,  de  trembler  à  l'as- 
pect d'une  potence  dressée  sur  mon  passage  ,  et  de  regarder  si 
par  hasard  je  n'y  suis  pas  pendu,  de  ne  rêverque  de  Rotany-Bay, 
de  maisons  de  correction  et  de  travaux  forcés  à  perpétuité. 
Vraiment ,  c'est  une  vie  de  chien  ;  on  est  traqué  à  travers  haies 
et  buissons  ,  comme  une  bête  fauve.  On  croit  voir  un  gen- 
darme dans  chaque  arbre,  et,  assis  même  dans  une  chambre 
retirée  et  silencieuse ,  on  est  «ffrayé  toutes  les  fois  que  la  porte 
s'entr'ouvre 


214  REVUE  DE  PARIS. 

(  Lcsley  entre  brusquement.  Ratcliff  s'élance  à  sa  rencontre.) 

ToM ,  recule  effrafé.  —  Jésus. 

Lesley.—  II  y  viendra... 

Ratcliff.  —  I!  y  viendra?  C'est  bien... 

ToM  ,  tremblatit.  —  Qui  est-ce  qui  y  viendra?  Depuis  quelque 
temps  la  moindre  chose  m'effraye. 

Lesley  ,  à  Tom.  —  Calme-toi  et  laisse-nous  seuls. 

ToM,  iVun  air  d'intelligence.  —  Oui ,  je  comprends  ,  je  com- 
prends, vous  avez  quelque  partage  à  faire. 


(11  sort.) 


Les  mêmes  excepté  TOM. 


RATCtiFF.  —  Il  y  viendra  ?  Je  pars ,  alors. 

(Il  décroche  son  chapeau  et  son  épée.) 

Lesley  ,  l'arrêtant.  —  Oh ,  oh  !  halte- là  !  On  n'y  va  pas  delà 
sorte  !  Il  faut  d'abord  qu'il  fasse  plus  nuit.  On  te  guette  ;  les 
gens  de  Mac-Grégor  sont  à  ta  piste.  Chaque  enfant  connaît  la 
physionomie,  car  on  a  bien  pris  ton  signalement.  Mais,  dis-moi, 
que  veut  dire  cette  plaisanterie?  Tu  cours  après  le  danger,  et 
qui  pis  est,  après  un  danger  sans  profit.  Reviens  avec  moi  à 
Londres;  lu  ,  du  moins ,  tu  seras  en  sûreté.  Tu  devrais  fuir  ce 
pays  fatal.  On  sait  que  tu  as  assassiné  Mac-Donald  et  Duncan. 

Ratcliff ,  «fec  ^er/é.  —  Assassiné!  C'est  en  duel  que  sont 
tombés  Mac-Donald  et  Duncan.  J'ai  combattu  loyalement,  et 
c'est  loyalement  encore  que  je  combattrai  Douglas. 

Lesley.  —  Rends-toi  la  besogne  plus  facile.  Est-ce  que  tune 
comprends  pas  Vilalien?  {Avec  un  mouvement  significatif.  ) 
Mais,  dis-moi,  où  donc  Douglas  a-l-il  marché  sur  tes  brisées? 
Que  t'a-t-il  fait?  D'où  te  vient  celte  rage,  cette  haine? 

Ratcliff.  —  Je  ne  l'ai  jamais  vu  ,  jamais  je  ne  lui  ai  parlé, 
jamais  il  ne  m'a  fait  de  mal,  et  je  ne  le  hais  point. 

Lesley. —Et  cependant  tu  veux  attenter  à  ses  jours.  Es-tu 
fou?  Et  le  serais-je  assez  ,  moi ,  pour  te  pijêter  main-forte? 

Ratcliff.  —  Malheur  à  toi  si  tu  me  comprenais.  Malheur  à  ton 
crâne,  il  en  éclaterait,  et  la  folie  battrait  en  brèche  ton  faible 


REVUE  DE  PABIS.  215 

cerveau.  Ta  pauvre  tête  se  fendrait,  se  briserait  comme  la  co- 
quille d'un  œuf ,  fût-elle  aussi  vaste  que  le  dôme  de  Sainl-Paul. 

Lzsit,Y ,  portant  la  main  à  sa  tête  avec  un  air  de  crainte 
simulée.—  Tais-loi.  tu  rae  fais  peur. 

Ratcliff.  —  Ne  va  pas  croire  que  je  sois  un  de  ces  héros  de 
clair  de  lune  qui  courent  après  des  fantômes,  chasseurs  pour- 
chassés à  travers  les  ombres  par  leur  imagination  comme  par 
leur  propre  limier.  Ne  va  pas  croire  encore  que  je  sois  un  de 
ces  poêles  plhisiques ,  aux  joues  creuses ,  qui ,  faisant  de  la  vo- 
lupté avec  les  étoiles,  dessèchent  d'amour  pour  ces  belles  de 
nuit,  et  attrapent  des  coliques  d'attendrissement  aux  chinls  du 
rossignol. 

Lesley.  — C'est  ce  qu'au  besoin  je  pourrais  affirmer  sous  la 
foi  du  serment. 

Ratcliff.  — Et  cependant,  le  l'avouerai-je?  Tu  vas  me  trou- 
ver bien  plaisant  peut•êt^e.  Il  est  des  puissances  singulièrement 
étranges  qui  me  dominent,  des  puissances  cachées  qui  disposent 
de  ma  volonté,  qui  me  font  agir,  qui  dirigent  mon  bras,  et  qui 
même  ont  rempli  mon  enfance  de  terreurs. 

Bien  jeune  encore,  quand  je  jouais  tout  seul,  j'apercevais 
deux  fantômes  nébuleux  qui  étendaient  au  loin  leurs  longs  bras 
aériens  comme  pour  s'entrelacer,  et  qui,  ne  pouvant  s'appro- 
cher, se  regardaient  douloureusement  et  avec  amour.  Quelque 
vaporeux  et  flottants  (|u'ils  fussent,  je  distinguais  cependant 
sur  le  visage  de  l'un  d'eux  les  traits  fiers  et  tristes  d'un  homme, 
et  sur  le  visage  de  l'autre  la  douce  beauté  d'une  femme.  Souvent 
aussi  je  les  voyais  en  rêve  ,  ces  deux  ap|)aritions  ,  et  aiorsj'a- 
percevais  leurs  traits  plus  distinctement  encore.  L'homme  me 
regardait  avec  mélancolie  ,  la  femme  avec  amour.  Quand  plus 
tard  je  me  rendis  à  l'université  d'Édinbourg,  ces  apparitions 
devinrent  plus  rares  .  et  mes  paies  visions  disparurent ,  empor- 
tées dans  le  tourbillon  de  la  vie  d'éludiant.  Mais,  voilà  que  dans 
un  voyage,  pendant  les  vacances,  le  hasard  me  conduisit  au 
château  de  Mac-Grégor.  J'y  vis^  Marie.  A  son  aspect,  un  éclair 
traversa  mon  cœur  et  le  fit  tressaillir.  C'élaienl  bien  là  les  traits 
du  fantôme  nébuleux,  ces  traits  de  femme  si  calmes,  si  doux, 
si  beaux  d'amour  et  de  tendresse,  qui  tant  de  fois  m'avaient 
souri  en  songe  j  seulement  les  joues  de  Marie  n'étaient  pas  aussi 
pâles,  son  regard  n'était  pas  aussi  fier;  les  joues  de  Marie 


216  REVUE  DE  PARIS- 

rayonnaient ,  et  ses  yeux  étaient  étincelants.  Le  ciel  avait  ré- 
pandu sur  cette  gracieuse  figure  tous  les  prestiges  de  la  beauté; 
certes,  la  Vierge  inême  n'était  pas  plus  belle  que  celle  qui  por- 
tait son  nom.  Transporté  alors  d'amour  et  de  douleur ,  j'étendis 
les  bras  vers  elle  pour  la  presser  sur  mon  sein....  (Pause.)  — 
Je  ne  sais  comment  cela  se  fit, mais  un  miroir  se  trouvait  devant 
mes  yeux,  et  je  reconnus  en  moi  cet  homme  fantôme ,  qui  éten- 
dait les  bras  vers  sa  compagne  nébuleuse. 

N'était-ce  qu'un  songe,  une  illusion?  Mais  Marie  jetait  sur 
moi  un  regard  si  doux  ,  si  affectueux  ,  si  aimant ,  si  engageant 
même ,  que  nos  yeux  et  nos  âmes  se  confondirent.  0  mon  Dieu  f 
le  sombre  mystère  de  ma  vie  se  dévoila  tout  à  coup.  Je  compris 
dès  lors  le  chant  des  oiseaux,  le  langage  des  fleurs,  le  sourire 
amoureux  des  étoiles,  le  souffle  de  la  brise,  le  murmure  des 
ruisseaux,  et  les  soupirs  secrets  de  ma  poitrine. 

Comme  des  enfants  ,  nous  poussions  des  cris  de  joie,  nous 
sautions  et  jouions;  nous  nous  cherchions,  et  nous  trouvions 
dans  le  jardin.  Elle  me  donnait  des  fleurs,  des  myrtes  ,  des  bou- 
cles de  cheveux ,  des  baisers  ;  les  baisers  ,  je  les  lui  rendais  ;  et 
enfin  un  jour,  courbé  en  suppliant  à  ses  genoux,  je  lui  dw  : 
Oh  !  Marie  !  m'aimes-tu  ? 

(  Il  devient  rêveur.  ) 

Lesley.  —  J'aurais  bien  voulu  voir  ces  deux  puissantes  mains 
se  joindre  suppliantes,  ce  regard  sombre  et  farouche  languir, 
plein  d'une  flamme  languissante;  j'aurais  bien  voulu  entendre 
cette  voix  qui  sur  la  grande  route  tonne  si  terrible  à  l'oreille 
du  riche  seigneur ,  proférer  de  douces  et  tendres  paroles  d'a- 
mour. 

Ratcliff,  furieux.  —  Maudit  serpent!  Quand  je  lui  dis  :  0 
Marie  !  m'aimes-tu?  elle  me  regarda  d'un  air  étrangement  effrayé 
et  presque  avec  dégoût,  et  me  faisant  une  révérence  ironique, 
elle  me  dit  froidement  :  Non  !  Et  j'entendis  ricaner  les  enfers. 

Lesley.  —  Mais  c'était  affreux  !  mais  c'était  infâme  ! 

Ratcliff.  — Je  quittai  le  château  de  Mac-Grégor,  et  je  partis 
pour  Londres.  Je  pensais  pouvoir  étourdir  les  tourments  de 
mon  cœur  dans  le  tumulte  de  la  capitale;  j'étais  mon  maître, 
car  j'avais  perdu  de  bonne  heure  mes  parents,  avant  même  d'a- 
voir pu  les  connaître.  Mes  projets  tournèrent  à  mal.  Le  porto,  le 


REVUE  DE  PARIS.  217 

Champagne,  rien  ne  faisait  diversion  à  mes  peines  ;  à  chaque 
verre  ,  mon  cœur  devenait  plus  triste.  Ni  blonde,  ni  brune,  au- 
cune femme  ne  pouvait  chasser  mes  douleurs  par  son  sourire  et 
ses  caresses.  Au  pharaon  même,  je  ne  pouvais  retrouver  le  re- 
pos. Sur  le  tapis  vert  planait  le  regard  de  Marie.  La  main  de 
Marie  me  marquait  les  parolis,  et  dans  l'image  anguleuse  de 
la  dame  de  cœur  je  rencontrais  les  traits  célestes  de  Marie.  Ce 
n'était  plus  une  carte  :  c'était  Marie.  Je  sentais  son  souffle  ;  elle 
me  faisait  signe  pour  me  dire  :  Toujours;  elle  me  souriait  pour 
me  dire  :  Toujours  ,  toujours!  «  Je  tiens  la  banque  !  »  m'écriais- 
je....  Mon  argent  était  au  diable  :  mon  amour  restait. 

Lesley,  en  riant.  —  Alors  tu  tiras  de  l'écurie  ton  ponney  ,  et 
t'élançant  en  selle ,  comme  il  convient  à  un  vrai  chevalier  écos- 
sais, tu  vécus  de  rencontres  comme  tes  ancêtres.  A  coup  sûr, 
(on  amour  est  passé  maintenant  ;  aussi  c'est  désenivrant  de  voir, 
la  nuit,  par  un  temps  d'orage  et  de  tempête,  quelques  bons  amis 
qui,  du  haut  d'un  gibet,  vous  saluent  en  balançant  leurs  jambes 
décharnées. 

Ratcliff.  —  C'était  de  l'huile  jetée  sur  le  feu.  Ma  passion  im- 
pétueuse pour  Marie  ne  fit  que  s'enflammer  davantage.  Je  me 
sentais  à  l'élroit  en  Angleterre.  J'étais  comme  entraîné  vers 
l'Ecosse  par  un  bras  de  fer  invisible.  Je  ne  dors  tranquille  que 
quand  je  me  sens  près  de  Marie;  là  je  respire  librement  ;  mon 
cœur  n'est  plus  serré;  je  suis  si  bien  là  ! 

J'ai  juré  par  l'Évangile,  par  les  puissances  du  ciel,  par  celles 
de  l'enfer,  que  sous  cette  main  tomberait  tout  téméraire  qui 
oserait  déposer  sur  les  lèvres  de  Marie  le  baiser  des  fiançailles  ! 
La  voix  secrète  de  ma  poitrine  a  prononcé  ce  serment,  et  jesers 
en  aveugle  cetle  puissance  ténébreuse,  qui  combat  avec  moi 
lorsque  je  creuse  aux  fiancés  de  Marie  le  lit  sanglant  de  la 
Roche-Noire. 

Lesjley.  —  Je  te compiends  maintenant, mais  je  ne  t'approuve 
pas. 

Ratcliff.  —Est-ce  que  je  m'approuve  moi-même!  C'est  cette 
voix,  cette'voix  étrangère  qui  siège  dans  mon  cœur,  qui  me 
dit  :  Marche.  Ce  sont  ces  fantômes  que  je  vois  en  rêve,  qui 
m'excitent  et  me  disent  :  Marche!  (Poussant  un  cri.  )  Jésus, 
Marie  !  vois-tu  ? 

(La  nuit  tombe.  On  voit  deux  faat^mes  nébuleux  s'avancer  sur 
1  19 


218  RKVUE  IlE  PARIS. 

la  scène  et  puis  disparaître.  Les  brigands,  cuucliés  au  fond, 
réveillés  par  les  cris  de  Ratcliff,  se  lèvent  brusquement  et 
s'écrient  :  Qu"y  a-t-il,  qu'y  a-t-il?) 

Lesley.  —  Es-tu  possédé  du  démon ,  RatclifF?  Je  ne  vois  rien, 


moi? 

Plusieurs  brigands.  —Que  voit-il  donc?  des  gendarmes? 
Lesley.  —  Au  contraire  ,  il  voit  des  esprits. 

(Ils  rient.) 

Robin  ,  ai^ec  humeur.  —  Dieu  me  damne  ;  on  n'est  pas  même 
tranquille  le  jour. 

Ratcliff.  —  La  nuit  tombe  ,  je  pars. 

Lesley.  —  Je  pars  avec  toi. 

Ratcliff.  — Non,  je  ne  veux  pas! 

Lesley.  —  Je  t'accompagnerai  seulement  jusqu'à  la  Roche- 
Noire  ,  il  pourrait  peut-être  s'y  trouver  des  espions. 

Ratcliff.  —  La  peur  les  fera  bien  fuir.  II  n'y  fait  pas  bon  la 
nuit. 

Lesley.  —  Adieu  ,  messieurs. 

Ratcliff.  —  Adieu. 

Tocs.  —  Que  Dieu  vous  garde. 

(  Ratcliff  et  Lesley  sortent.  ) 

Les  mêmes  ,  excepté  RATCLIFF  et  LESLEY. 

Robin.  —  Dieu  me  damne  !  il  est  ivre  ou  fou. 

DicK.  —  Il  a  toujours  élé-comme  cela  ;  je  l'ai  connu  à  Londres, 
je  l'y  voyais  souvent  dans  la  taverne  de  Rascal  ;  il  se  tenait  dans 
un  coin  ,  morne  et  silencieux  ,  pendant  des  heures  entières,  le 
front  courbé,  le  regard  fixe.  Parfois  il  s'asseyait  joyeux  et  riant 
au  milieu  de  nous ,  mais  son  rire  avait  un  éclat  étrange  ;  il 
plaisantait,  mais  ses  plaisanteries  étaient  acerbes  et  amères.  Et 
pourtant  il  restait  joyeux  et  riait  toujours...  Tout  àtoup  sa  lèvre 
supérieure  se  contractait  avec  une  cruelle  ironie,  un  cri  aigu  et 
douloureux  s'échappait  de  sa  poitrine ,  et  il  se  levait  furieux  : 
«  Mon  cheval ,  mon  cheval ,  »  s'écriait-il ,  et  il  s'en  allait  au  dia- 
ble ,  et  ne  revenait  qu'au  bout  de  quelques  mois.  Cki  dit  que , 


REVUE  DE  PARIS.  219 

galopant  alors  jour  et  nuit ,  c'est  toujours  vers  l'Ecosse  qu'il  se 
dirigeait. 

Robin.  —  Il  est  malade ,  c'est  sûr. 

DicK.  —  Qu'est-ce  que  cela  me  fait ,  à  moi.  Adieu. 

(Il  sort.) 

Bill.  — L'heure  est  venue  ,  à  l'ouvrage  !  (Priant  devant  l'i- 
mage d^un  saint.  )  Protégez-moi  et  bénissez  mes  projets  ! 

(Il  sort  avec  plusieurs  autres.) 

Robin  ,  en  montrant  son  poing.  —  Toi ,  mon  patron  ,  pro- 
tége-moi  dans  le  danger  ! 

(Il  sort.  ) 

(  Deux  des  brigands  restent  endormis;  l'aubergiste  Tom  entre  sur 
la  pointe  des  pieds  et  vole  l'argent  qu'ils  ont  dans  leur  poche .  ) 

ToM  d'un  air  fin,  —Je  les  défie  de  me  citer  au  tribunal. 

<  Il  sort.  ) 
(  John  et  Taddie  se  réveillent.  ) 

John  bâillant.  —Le  sommeil  est,  sur  ma  foi,  la  meilleure  des 
inventions. 

Tabdie.  —  John,  viens  déjeuner. 

John.  — Déjeuner?  Qu'est-ce  qu'il  y  a  de  neuf? 

Taddie.  —  On  a  sûrement  pendu  aujourd'hui  l'ami  Rutile. 

John. —  Le  gibet  est  certes  la  plus  mauvaises  des  inven- 
tions. 

(  Ils  sortent  lentement.  ) 


Site  sauvage  près  de  la  Roche- Noire.  —  Il  f^it  nuit.  —  A  gauche  ,  des 
blocs  de  rocher»  gigantesques  et  d'énormes  troncs  d'arbres  ;  à 
droite,  un  monument  en  forme  de  croix.  —  Le  vent  mugit.  —  On 
voit  deux  apparitions  nébuleuses  qui  étendent  amoureusement  les 
bras  l'une  vers  l'autre  ,  et  qui ,  toutes  les  fois  qu'elles  s'approchent, 
reculent  aussitôt  et  finissent  par  disparaître  tout  à  fait. 

RATCLIFF  entre  en  scène. 
Comme  l'ouragan  siffle  !  L'enfer  a  lâché  tous  ses  fifres;  quelle 


220  REVUE  DE  PARIS. 

musique  ils  font  !  La  lune  s'est  enveloppée  dans  son  large  plaid 
et  ne  laisse  tomber  que  de  ternes  et  pâles  rayons.  Elle  pourrait 
bien  se  cacher  entièrement  pour  moi  !  car  ,  quelque  nuit  qu'il 
fasse  ,  l'avalanche  n'a  pas  besoin  de  lumière  pour  voir  où  elle 
doit  rouler.  Seul  le  fer  sait  trouver  l'aimant ,  et  l'épée  de  Rat- 
cliff  saura  aussi  sans  guide  trouver  la  poitrine  de  Douglas.  Mais 
notre  baronet  viendra-t-il?  Ne  craindra-t-il  pas  l'orage,  le 
rhume ,  la  toux  ou  le  froid  ?  Il  se  dira  peut-être  :  Remettons  la 
partie  à  demain  soir  !  Ah  !  ah  !  c'est  pourtant  cette  nuit  qu'il  me 
le  faut  ;  et  s'il  ne  vient  pas  à  moi ,  j'irai  à  lui....  au  château  ! 
{Frappant  sur  son  épée.)  C'est  une  clef  qui  ouvre  toutes  les 
portes  ;  et  ces  deux  autres  amis  [portant  la  main  sur  ses  pis- 
tolets) sont  toujours  là  pour  protéger  ma  retraite.  {Il prend 
un  pistolet.)  Il  me  regarde  d'un  air  si  loyal  que  je  voudrais 
presser  ma  bouche  contre  la  sienne  et....  Oh  !  après  un  tel  bai- 
ser de  feu,  je  serais  guéri  à  tout  jamais  de  mes  atroces  douleurs . 
(  Tout  pensif.  )  Peut-être  aussi  que  dans  ce  moment  Douglas 
presse  sur  sa  bouche  la  bouche  de  Marie!  Oui,  c'est  pour  cela 
que  je  ne  dois  pas  mourir;  non,  je  ne  veux  pas  mourir  !  je  serais 
contraint  à  sortir  chaque  nuit  de  ma  tombe  ,  et ,  ombre  impuis- 
sante, à  regarder,  les  dents  serrées  ,  ce  niais  flairer  d'un  air  de 
convoitise  les  charmes  de  Marie  et  souiller  ses  appas.  Non,  je  ne 
dois  pas  mourir  !  Si  du  haut  du  ciel  j'apercevais  Douglas  près 
delà  couche  de  Marie,  je  lancerais  des  malédictions  qui  feraient 
pâlir  ks  joues  roses  des  séraphins  ,  et  les  forceraient  à  rester 
court  au  milieu  de  leurs  longs  et  monotones  alleluyas  ! 

RATCLIFF,  DOUGLAS. 

Ratcliff.  —Chut,  chut,  j'entends  marcher!  {Il  crie.)  Holà, 
holà  !  qui  es-tu,  toi  qui  viens  là-bas  ?  Réponds  ! 

Douglas.  —  Cette  voix  m'est  connue  !  c'est  la  voix  du  noble 
cavalier  qui  m'a  sauvé  de  la  griffe  des  brigands  dans  le  bois 
d'Inverness.  {S'approchant  de  Ratcliff.)  Oui,  c'est  vous; 
maintenant  vous  ne  m'échapperez  plus!  Il  faut  d'abord  que  je 
vous  remercie  de  votre  noble  action. 

Ratcliff.  —  Épargnez-vous  ce  soin,  c'était  un  caprice.  Puis , 
ils  étaient  trois  contre  un  ;  s'il  n'y  en  avait  eu  qu'un  seul ,  j'au- 
rais passé  outre. 


REVUE  DE  PARIS.  221 

Douglas.  —  Soyons  amis. 

Ratcliff.  —  Eh  bien  !  soit.  Mais ,  comme  preuve  d'amitié  , 
rendez-moi  un  service. 

Douglas.  — Parlez,  je  vous  appartiens  corps  et  âme. 

Ratcliff.  —  Eh  bien  !  mon  nouvel  ami ,  quittez  donc  la  place, 
{En  riant.)  à  moins  que  vous  ne  soyez  le  comte  Douglas. 

Douglas,  surpris.  —  Vavdieu  !  je  le  suis. 

Ratcliff.  —  Quoi!  vous  vous  appelez  le  comte  Douglas?  {En 
riant.)  Tant  pis.  Adieu  donc  noire  belle  amitié ,  car,  sachez-le, 
comte,  je  m'appelle  William  RatslifF. 

Douglas  ,  furieux  et  tirant  son  épée.  —  Ratcliff?  l'assassin 
de  Macdonald  et  de  Duncan? 

Ratcliff,  tirant  son  épée.  —  Oui.  Et  c'est  pour  compléter  le 
triumvirat  que  je  vous  ai  provoqué. 

Douglas  ,  s'élançant  sur  lui.  —  Infâme  assassin  !  défends  la 
vie. 

Ratcliff.  —  Oh  !  oh  !  qu'à  cela  ne  tienne.  Ah  !  ah  !  ah  ! 

Douglas.  —  Ne  ris  donc  pas  ainsi. 

Ratcliff,  riant.  —  Je  ne  ris  pas,  ce  sont  les  fantômes  pâles 
et  nébuleux  qui  rient  là-bas. 

Douglas,  —Ris  donc  à  ton  aise  ;  à  moi,  ombres  de  Macdonald 
et  de  Duncan ,  à  mon  secours  ! 

Ratcliff.  —  Enfer  et  damnation!  L'ombre  de  Duncan  pare 
les  coups  que  je  porte.  Ne  te  mêle  pas  de  ce  combat ,  mort 
maudit  ! 

Douglas.  —  Tiens....  ce  coup  a  porté. 

Ratcliff,  —  Mort  et  trahison  !  Voilà  Macdonald  qui  survient, 
lui  aussi.  C'est  trop,  trois  contre  un.  {Il  recule  et  trébuche 
contre  le  pied  du  monument.  )  Ah  !  enfer  et  damnation  ! 
Ratcliff  à  terre!  Frappez!  frappez!  je  suis  votre  plus  grand 
ennemi.  â^ 

Douglas,  froidement.  —  Vous  avez  éprouvé  l'épée  de  Dou- 
glas 5  si  naguère  je  vous  devais  la  vie,  à  cette  heure  ce  sera  vous 
qui  me  la  devrez.  Nous  voilà  quittes.  Je  pense  que  vous  me 
connaissez  maintenant,  et  la  leçon  que  je  viens  de  vous  donner 
vous  rendra  peut-être  meilleur. 

(Il  se  retire.  Ratcliff  est  étendu  sans  mouvement  au  pied  de  la 
croix.  Le  veni,  mugit  avec  plus  de  violence.  Les  deux  fantômes 

19. 


222  REVUE  DE  PARIS. 

nébuleux  apparaissent ,  s'approchent  les  bras  étendus  l'ua  vers 
l'autre,  puis  reculent  graduellement  et  finissent  par  dispa- 
raître. )  • 


Ratcliff  ,  se  lève  lentement,  encore  tout  étourdi.  — Étail- 
ce  une  voix  humaine?  N'était-ce  que  le  vent?...  Un  mot  capable 
d'enfanter  le  délire  bruit  à  mes  oreilles.  Est-ce  un  rêve?  Où  suis- 
je?  Quelle  est  cette  croix?  cette  inscription?...  (Il lit  l'inscrip- 
tion suivante  )  : 

Ci  gisent  le  comte  Duncan  et  lord  Macdonald ,  morts  as- 
sassinés. Priez  poux  eux. 

(  Se  levant  brusquement.  ) 

Ah  !  ce  n'est  point  un  rêve  !  Je  suis  auprès  de  la  Roche-Noire, 
vaincu,  abattu,  méprisé  !  Le  vent  siffle  à  mes  oreilles  :  voilà 
donc  cet  esprit  fort  et  gigantesque  qui  se  jouait  des  hommes  et 
des  lois  ;  cet  homme,  qui  luttait  fièrement  avec  le  ciel,  et  qui 
maintenant  ne  peut  empêcher  le  comte  Douglas  de  reposer  cette 
nuit  dans  les  bras  de  sa  bien-aimée,  de  lui  raconter  comment 
ce  vermisseau  qu'on  nomme  William  Ratcliff  se  tordait  miséra- 
blement sur  le  sol  au  pied  de  la  Roche-Koire,  et  comment  il  n'a 
pas  voulu  souiller  son  pied  à  son  contact  impur.  (  Avec  fureur.) 
Sorcières  damnées  !  ne  ricanez  donc  pas  de  ce  rire  glapissant. 
Trêve  à  vos  gestes  railleurs.  Je  vais  lancer  des  roches  sur  vos 
têtes  exécrables,  arracher  des  forêts  de  pins  et  en  fouetter  vos 
épaules  jaunies  ;  je  vais  fouler  aux  pieds  vos  corps  secs  et  flé- 
tris, et  faire  jaillir  le  noir  venin  qu'ils  recèlent.  Vents  du  nord, 
mugissez  :  brisez  le  monde  en  mille  pièces  !  Firmament ,  abime- 
loi ,  écrase-moi  sous  tes  décombres  !  Terre,  rentre  dans  le  néant, 
engloutis-moi  da<|B  les  ténèbres.  {Furieux ,  tremblant  et  d'un 
air  mystérieux.)  Que  me  veux-tu  ,  homme  fantôme,  spectre 
nébuleux  qui  me  poursuis  sans  cesse?  N'attache  pas  sur  moi  ce 
i-egard  fixe  !  Tes  yeux  sucent  mon  sang  et  me  pétrifient  ;  lu 
verses  de  la  glace  dans  mes  veines  brûlantes;  tu  fais  de  moi  un 
fantôme  ,  une  ombre  sans  vie  comme  toi.  Que  me  veux-tu  ?  Où 
faut-il  aller?  Marie,  ma  blanche  colombe?...  Du  sang?  Holà  ! 
quia  parlé?  Ce  n'était  pas  lèvent.  Que  faut-il  faire.^...  La 
vie  de  Marie?...  Le  veux-tu?  Oui...  oui...  Soit...  Ma  vo- 


REVUE  DE  PARIS.  223 

lonté  est  de  fer,  et  plus  puissante  encore  que  Dieu  et  Satan. 

(  11  s'enfuit.  ) 


Château  de  Mac-Grégor.  —  Appartements  éclairés,  —  Au  milieu  ,  un 
cabinet  à  rideaux  fermés.  —  Les  sons  de  la  musique  et  les  rires  des 
jeunes  filles  se  perdent  dans  le  lointain. 

MARIE,  solennellement  parée;  MARGUERITE. 

Marie.  —  Dieu  !  que  je  suis  oppressée  ! 
Marguerite. —C'est  votre  corset;  viens,  ma  chère  petite 
poupée  ,  je  vais  te  délacer. 

(  Elle  aide  Marie  à  se  déshabiller.  ) 

Marie.  —  Je  ne  sais  pourquoi ,  mais  j'ai  le  cœur  bien  serré. 

Marguerite.  —  Qu'est-ce  donc,  ma  petite  poupée?  Le  comte 
Douglas  est  pourtant  un  bel  homme. 

U\RiE,  gaiement. —Oh  oui  l  il  est  beau,  il  est  aimable.... 
C'est  un  homme  enfin... 

Marguerite.  —  Êtes-vous  donc  amoureuse  de  lui? 

Marie.  —  Amoureuse ,  moi  !  Ce  serait  par  trop  simple  ;  aussi 
il  suffit  de  pouvoir  se  supporter. 

Marguerite.  —  Nous  n'avons  pas  toujours  dit  cela....  Quand 
William  RatclifP. 

Marie  ,  lui  fermant  la  bouche  en  tremblant.  —  De  grâce,  ne 
prononce  pas  ce  nom  sinistre  !  Il  fait  nuit  ! 

Marguerite.  —  Ma  petite  poupée  était  amoureuse  alors. 

Marie.  —  Non,  non  !  il  me  paraissait  d'abord  doux  comme  un 
agneau  ,  William  !  Son  visage  n'était  pas  pour  moi  celui  d'un 
étranger;  sa  voix  avait  un  timbre  si  pénétrant!  son  souffle  ,  en 
passant  sur  ma  joue  ,  faisait  tant  de  bien  à  mon  cœur  !  son  œil 
renfermait  tant  d'amour,  de  tendresse  et  de  joie  !  {Frémissant 
de  tous  ses  membres.)  Mais  tout  d'un  coup  il  m'apparut  comme 
un  spectre,  pâle ,  hagard ,  décomposé ,  sanglant ,  menaçant  et 
furieux  ;  il  semblait  vouloir  me  tuer.  On  eût  dit  ce  fantôme  qui 


224  REVUE  DE  PARIS. 

tant  de  fois  en  songe  avait  étendu  les  bras  vers  moi ,  me  regar- 
dant avec  I4ne  tendresse  étrange,  jusqu'à  ce  que  ,  devenue  moi- 
même  un  fantôme  aérien,  j'eusse  étendu  vers  lui  mes  bras  né- 
buleux. 

Marguerite.  —  C'est  juste  comme  ta  défunte  mère;  elle  fai- 
sait la  prude ,  et  cependant  elle  était  amoureuse  de  Ratcliff 
comme  une  folle. 

Marie.  —  Comment  !...  de  Ratcliff? 

Margcerite."  D'Edouard  Ratcliff,  père  de  William  Ratcliff. 
Ta  mère  était  si  jolie,  si  jolie  !  On  l'appelait  Betty-la-Belie.  Les 
boucles  de  ses  cheveux  étaient  d'or  ,  sa  main  blanche  comme  le 
marbre,  et  ses  yeux....  Edouard  les  connaissait  bien,  —  il  les 
regarda  tant  et  tant,  qu'il  faillit  perdre  les  siens  !  Et  pour  chan- 
ter !  oh  !  elle  savait  chanter  comme  un  rossignol,  Betty-la-Belle  ! 
Quand ,  assise  près  du  foyer ,  elle  chantait  : 

(Elle  chante.) 

«  Comme  ton  glaive  est  rouge  de  sang! 
Edouard  ,  Edouard  !  » 

la  cuisinière  s'arrêtait  et  le  rôti  brûlait.  —  Puissé-je  ne  lui  avoir 
jamais  appris  cette  maudite  chanson! 

(Elle  pleure.  ) 

Marie.  — Pourquoi  cela,  ma  chère  Marguerite  ? 
Margcerite,  -—Un jour,  Betty-la-Belle  était  assise  seule,  et 
chantait  : 

(  Elle  chante.  ) 

a.  Comme  ton  glaive  est  rouge  de  sang  ! 
Edouard,  Edouard!  « 

lorsque  Edouard  Ratcliff  entra  subitement  dans  sa  chambre,  et 
continua  hardiment  sur  le  même  ton  : 


(  Elle  chante.  ) 


b  J'ai  tué  ma  bien-aimée , 
Ma  bien-aimée  ,  si  belle ,  hélas  ■  » 


REVUE  DE  PARIS.  225 

Betty-Ia-Belle  s'effraya  tellement ,  qu'elle  ne  voulut  plus  re- 
voir le  pauvre  Edouard,  et,  pour  le  braver  encore  davantage, 
elle  épousa  ton  père.  Ratcliff  devint  fou  de  rage  ;  par  dépil,  et 
pour  faire  voir  qu'il  pouvait  facilement  se  passer  de  I3elty-ia- 
Beile,  il  épousa  Jenny,  fille  du  lord  Campbell.  William  est  le 
fruit  de  cette  union  insensée. 

Marie.  —  Pauvre  mère  ! 

Marguerite.  —  Oh  !  c'est  que  Betly-la-Belle  était  une  femme 
de  caractère  !  Pendant  toute  une  année  elle  ne  prononça  pas  le 
nom  de  Ratcliff  j  mais  quand  le  mois  d'octobre  revint  pour  la 
seconde  fois  (c'était  précisément  le  jour  de  la  fête  de  Ratcliff) , 
elle  demanda  comme  par  hasard  :  «Marguerite,  n'as-tu  pas  en- 
tendu parler  d'Edouard?  —  Ah!  répondis-je  ,  il  a  pris  pour 
femme  Jenny  Campbell.  —  Jenny  Campbell  !»  s'écria-t-elle ,  et 
elle  devint  pâle ,  puis  elle  rougit  et  se  mit  à  pleurer  avec  amer- 
tume. Tu  étais  alors  assise  sur  mes  genoux ,  toi ,  Marie  ;  tu  n'a- 
vais que  trois  mois ,  et  lu  commenças  aussi  à  pleurer  ;  et  moi , 
pour  sécher  les  larmes  de  la  mère ,  je  lui  racontai  qu'Edouard 
Ratcliff  ne  pouvait  oublier  Belty-la-Belle,  que  jour  et  nuit  on  le 
voyait  rôder  autour  du  château  et  étendre  langoureusement  ses 
bras  vers  la  fenêtre  de  Betty-la-Belle.  <•  Oh  cela  !  il  y  a  long- 
temps que  je  le  savais  !  »  s'écria  en  souriant  Betty-la-Belle  , 
et  elle  vola  à  la  fenêtre,  étendit  les  bras  vers  Edouard.... 
Par  malheur ,  Mac-Grégor  ton  père  l'aperçut ,  et  dans  sa  ja- 
lousie... 

(Elle  s'arrête  tremblante,  ) 

Marie.  —  Et  puis....  achève  ! 

Marguerite.  —  Et  puis  ,  c'est  tout. 

Marie.  —Va  donc  toujours. 

Marguerite  ,  avec  crainte.  —  Et  puis...  le  lendemain  ,  sous 
les  murs  du  château ,  gisait  un  cadavre  ensanglanté.  C'était 
Edouard  Ratcliff. 

Marie.  —  Et  ma  pauvre  mère? 

Marguerite.  —  Elle  mourut  de  douleur  trois  jours  après. 

Marie.  —  Oh  !  c'est  horrible  ! 

Marguerite  ,  d'un  ton  froid  et  railleur.  —  Oh  !  si  tu  l'avais 
vu  toi-même,  situ  avais  vu  avec  tes  beaux  petits  yeux  Edouard 
Ralcliff  gisant  au  pied  des  murs  du  château...  Cette  figure ,  ce 


226  REVUE  DE  PARIS. 

sang  est  encore  comme  figé  dans  ma  tête;  et  parce  que  je  con- 
nais l'assassin ,  parce  que  je  ne  dois  parler  de  cela  à  personne , 
et  parce  que  je  suis  folle,...  je  ne  puis  dormir  ;  partout  je  vois 
Edouard  Ratcliff  pâle,  l'œil  fixe  et  perçant,  s'avancer  avec  len- 
teur.... 


Les  mêmes  ,  WILLIAM  RATCLIFF, pâ/e,  tout  en  désordre,  et 
couvert  de  sang. 

Marguerite  ,  poussant  un  cri.  —  Jésus  !  le  voilà  !  il  revient, 
c'est  le  mort ,  c'est  Edouard  Ratcliff... 

(Elle  s'accroupit  dans  un  coin  de  la  chambre ,  sans  mouvement ,  et  le 
regard  fixe.  ) 

Marie,  poussant  un  cri.  —  0  ciel  !  est-ce  encore  la  bague  de 
Douglas  que  tu  viens  m'apporter? 

Ratcliff,  riant  avec  ironie.  —  La  partie  de  bague  est  finie; 
j'ai  fait  deux  points  ;  je  n'ai  pu  enlever  le  troisième  anneau ,  et  je 
suis  tombé  de  mon  cheval  de  bois. 

Marie,  dhm  ton  de  familiarité  mêlé  de  crainte.— Wil- 
liam ,  William,  du  sang  !  viens  que  je  panse  la  blessure.  (  Elle 
déchire  son  voile  de  noce.)  Dieiil  ou  suis-je?  Cruel  William  ; 
mais  non,  tu  es  Edouard,  et  moi  je  suis  Betty-la-Belle  ;  ta  pauvre 
tète  est  tout  ensanglantée  ,  la  mienne  tout  égarée.  Je  ne  sais  ce 
que  je  fais.  Viens,  viens,  si  tu  m'aimes,  agenouiiles-toi. 

Ratcliff  ,  se  précipitant  à  ses  pieds.  —Est-ce  un  rêve  qui 
se  joue  de  moi?  Est-ce  une  réalité?  Je  suis  à  genoux  devant 
Marie,  aux  pic;ds  de  Marié  ?  Petits  pieds  ,  n'êtes-vous  pas  une 
image  aérienne  ?  N'allez-vous  pas  vous  évaporer  sous  mes  bai 
sers  ardents  ? 

Marie  ,  lui  faisant  signe  de  se  taire ,  et  le  pansant  avec 
son  voile.  — Calme-toi;  à  tes  boucles  d'or,  à  ta  belle  chevelure 
il  y  a  du  sang  qui  se  fige  ;  ne  bouge  pas ,  tu  me  couvrirais  de 
sang;  oui ,  si  tu  restes  calme,  je  baiserai  les  beaux  yeux. 

(Ellelembrasse.)  ' 

Ratcliff.  —  Ton  baiser  a  chassé  la  nuit  de  mes  paupières.  Je 
puis  revoir  le  soleil ,  je  puis  revoir  Marie. 


REVUE  DE  PARIS.  227 

Marie  ,  comme  sortant  d'un  songe.  —  Marie ,  moi  !  Serais- 
lu  donc  William  Ratcliff,  toi  ?  {Elle  porte  la  main  à  sesyeux.) 
Oh!  c'est  trop  souffrir.  {Avec  un  frémissement.)  Fuis!  fuis 
loin  d'ici... 

Ratcliff  se  lève  brusquement  et  V enlace  dans  ses  bras . — 
Je  ne  te  quitte  plus.  Je  t'aime,  Marie  !  et  tu  aimes  William,  toi  ! 
{Familièrement.)  Tu  me  l'as  dit  si  souvent  en  rêve.  Sais-tu 
que  nous  nous  ressemblons?  Vois  plutôt  dans  ce  miroir  j  (//  la 
conduit  vers  un  miroir,  et  lui  montre  les  deux  figures  qui 
s'y  réfléchissent.)  tes  traits  sont  plus  beaux,  plus  nobles, 
plus  purs  que  les  miens  ;  mais  cependant  ils  leur  ressemblent  : 
même  orgueil ,  même  dédain  se  jouent  autour  de  tes  lèvres  et  les 
font  tressaillir.  C'est  la  même  insouciance.  —  Parle,  dis  un  mot, 
un  seul  mot. 

Marie.  —  Oh!  laisse-moi! 

Ratcliff.—  Entends-tu  ?  ta  voix  a  le  même  son  que  la  miennej 
mais  elle  est  bien  plus  douce  ;  tes  yeux  sont  bleus  comme  les 
miens,  mais  ils  sont  plus  étincelants  encore.  Montre-moi  ta 
main.  (//  lui  prend  la  main  et  la  compare  à  la  sienne.) 
Vois-tu,  ce  sont  les  mêmes  lignes.  [Il  tressaille.)  Ah  !  la  ligne 
de  la  vie  est  courte  comme  celle-ci. 

Marie.  —  Oh!  laisse-moi,  William!  fuis,  fuis,  ils  vont 
venir. 

Ratcliff.— Oui,  tu  as  raison,  fuyons!  Fuis  avec  moi ,  ma 
bien-aimée;  mon  coursier  nous  attend  ,  le  plus  rapide  coursier 
de  l'Ecosse  entière.  {Il  tire  son  épée.)  Voici  mon  glaive,  il 
nous  frayera  un  passage  ;  vois  comme  il  brille  !  Mais  qu'en- 
lends-je? 

Marguerite  ,  chantant  avec  délire. 


«  Comme  ton  glaive  est  rouge  de  sang! 
Edouard  ,  Edouard  ! 
J'ai  tué  ma  bien  aimée  , 
Ma  bien-aimée  si  belle  ,  hélas  !  » 

Ratcliff.  — Qui  a  prononcé  ces  paroles  de  sang?  Est-ce  nn 
hibou,  là-bas  à  la  fenêtre  ?  Est-ce  le  vent  qui  souffle  dans  la 
cheminée  ?  ou  bien  plutôt  celte  pâle  sorcière  accroupie  dans 


228  REVUE  DE  PARIS. 

ce  coin?  Oui,  c'est  elle!  Son  corps  est  roide  et  froid  comme  le 
marbre,  et  cependant  de  sa  poitrine  s'échappent  des  sons  glapis- 
sants. {y4vec  l'expression  de  la  plus  vive  douleur.)  Tué,  dit- 
elle  ,  tué...  Et  il  me  faudra  donc  tuer.... 

Marie.— Tes  yeux  roulent  dans  leurs  orbites  !  Ton  haleine  est 
brûlante  !  Ton  délire  me  gagne!  Quitte-moi,  laisse-moi. 

Ratcliff.  —  Ne  résiste  pas,  ma  bien-aimée;  la  mort  est  si 
douce!  .Te  t'emmène  dans  ce  beau  pays  dont  nous  avons  si  sou- 
vent rêvé  !  Viens  avec  moi ,  ma  tendre  amie  ! 

Marie,  se  dégageant.— Y ms,  fuis  !  Si  le  comte  Douglas  le 
trouvait  ici.... 

Ratcliff,  furieux. — Nom  maudit,  parole  de  mort!  Per- 
sonne ,  fût-ce  même  un  dieu  ,  ne  te  possédera  !  Désormais  tu 
m'appartiens,  Marie! 

(  II  veut  la  percer  de  son  épée.  ) 

Marie  ,  se  réfugiant  dans  le  cabinet.  —  William  ,  tu  veux 
m'assassiner  ! 

Ratcliff,  s'é/aMce  après  eZ/e.— Tu  es  à  moi  Marie,  à  moi  seul. 

(On  entend  Marie  crier  :  William .'.,,  Au  secours!,..  William  !  ) 
MARGtËRiTE,  chantant. 


«  J'ai  tué  ma  bîcn-aimée , 

Ma  bien-aimée  si  belle  ,  hélas  .' 

(Les  deux   fantômes   apparaissent  par   deux  côtés  opposés,  se 
placent  à  l'entrée  <hi  cabinet ,  étendent  leurs  bras  l'un  vers 
l'autre,  et  disparaissent  au  moment  où  William  sort  du  ca- 
binet. ) 
Ratcliff  ,  il  tient  à  la  main  son  épée  pleine  de  sang.  — 
Halte-là,  ne  m'échappe  pas,  pâle  image  de  moi-même,  spectre 
de  nuit  !  c'est  toi  qui  as  tout  fait  !  Ta  main  nébuleuse  est  encore 
teinte  de  sang  !  Viens,  combats  avec  moi ,  tu  as  tué  Marie! 

Mac-Grégor  ,  entre  Vépée  nue  à  la  main.  —  On  a  crié  au 
secours  !  (  apercevant  ÏVilliam  Ratcliff.  )  C'est  toi  qUe  je  ren^ 
contre  ici,  infâme  assassin,  toi  que  je  hais  ! 
Ratcliff  ,  éclatant  de  rire.  —  Oui ,  c'est  moi.  Et  moi  aussi  je 


REVUE  DE  PARIS.  229 

te  hais,  je  ne  sais  pourquoi,  mais  je  le  liais!  J'ai  soif  de  ton 
sang! 

(Ils  se  précipitent  Tun  sur  Tautre  et  combattent.) 

Mac-Grégor.  —  Infâme  ! 
Ratcliff.  — Ha!  ha!  ha! 
Marguerite  ,  chantant. 

a  Comme  ton  glaive  est  rouge  de  sang.'  o 

Mac-Grégor,  tombant  à  terre.  —  Chanson  maudite  ! 

{11  meurt.) 

Ratcuff,  épuisé.  —  Le  serpent  venimeux  est  mort.  Je  puis 
maintenant  reposer  en  paix  !  Marie  est  à  moi ,  ma  tâche  est  finie  î 
Je  suis  à  toi,  Marie  !  je  suis  à  toi  !  (//  entre  dans  le  cabinet , 
on  L'entend  crier.  )  Me  voilà  ,  ma  douce ,  ma  blanche  bien- 
aimée  ! 

(Explosion  d'une  arme  à  feu.  Les  deux  fantômes  apparaissent,  se 
jettent  avec  précipitation  dans  les  bras  Tun  de  l'autre  ,  se 
tiennent  fortement  embrassés  et  disparaissent.  Cris  confus.) 

DOUGLAS  ,  Ge\s  de  la  noce  ,  Domestiques. 

Uiî  DOMESTIQUE.  —  Jésus,  Jésus  !  voici  étendu,  à  terre  ,  notre 
seigneur  et  maître! 

Plusieurs  voix.  —  Mac-Grégor  ! 

Douglas.—  Mort!...  Le  noble  laird  est  mort!  Cherchez  l'as- 
sassin !  Fermez  les  portes  du  château  ! 

Marguerite  ,  elle  se  lève  lentement,  s'approche  du  cadavre 
de  Mac-Grégor  et  dit  avec  délire.  —  Hélas,  hélas!  c'est  ainsi 
que  sanglant  et  pâle  était  étendu  Edouard  RaIclifF,  sous  les  murs 
du  château  !  Le  cruel  Mac-Grégor  avait,  dans  sa  colère  ,  frajjpé 
le  pauvre  Edouard  Ratcliff.  {Plenrant.)  Je  n'étais  point  sa 
complice.  J'eus  seulement  connaissance  du  crime,  et  \m{Mon- 
trant  le  cadavre  de  Mac-Grégor) ,  il  a  été  frappé  par  William 

1  20 


250  REVUE  DE  PARIS. 

Ralcliff.  William  aussi  repose  maintenant  en  paix  !  Il  dort  près 
de  Marie  !  Silence  !  silence  !  ne  les  réveillez  pas. 

(  Elle  entre  sur  la  pointe  des  pieds  dans  le  cabinet  et  entr'ouvre  les 
rideaux.  On  voit  les  cadavres  de  Marie  et  de  William.  ) 

ToM.  —  Horreur! 

Margcerite,  riant  avec  frénésie.  —  Oh  !  comme  ils  ressem- 
blent à  Edouard  et  à  Belly-la-Belle  ! 

Henri  Heine. 


LE  BONHOMME 

DE  PAIN  D'ÉPICES. 


Grande  représentation  d'un  petit  opéra.  —  Les  mouches  de  Tielbouij. 

Vers  la  fin  d'avril  18..,  la  célèbre  ville  de  Tielbourg  était  dans 
un  émoi  extraordinaire  par  l'arrivée  d'une  tronpe  de  chanteurs 
italiens  qui  traversait  la  province  en  revenant  d'une  cour  du 
Nord  dont  elle  avait  fait  les  délices.  La  salle  de  spectacle  de  Tiel- 
bourg, qui  n'était  pas  ouverte  quatre  fois  l'an ,  se  trouva  en 
moins  de  trois  jours  débarrassée  des  toiles  d'araignées  et  de  la 
poussière  ,  comme  par  enchantement.  On  retrouva  dans  les  ar- 
moires plusieurs  costumes  échappés  aux  vers.  Deux  décors  fu- 
rent remis  à  neufs  par  le  vitrier  ,  qui  avait  des  connaissances 
en  peinture;  c'étaient  un  salon  d'architecture  gothique  et  un 
jardin  avec  bosquets  et  pavillons.  Il  restait  même  encore  la  moi- 
tié d'une  forêt ,  dans  laquelle  on  avait  joué  les  Brigands  de 
Schiller  ,  et  dont  le  directeur  promit  de  tirer  un  grand  parti  , 
en  remplaçant  les  groupes  d'arbres  effacés  par  le  temps  au  moyen 
d'une  toile  verte.  11  n'en  fallait  pas  davantage  pour  monter  un 
opéra  dont  un  fameux  maestro  en  etti  avait  composé  la  mu- 


232  REVUE  DE  PARIS. 

eique.  L'orchestre ,  éparpillé  dans  les  guinguettes  où  il  faisait 
danser  les  têtes-rondes  de  la  campagne  et  les  griseltes  de  Tiel- 
bourg,  fut  rassemblé  à  son  détrompe,  et  au  bout  de  quelques  ré- 
pétitions l'opéra  du  maître  en  etti  marcha  sur  les  roulettes  de  la 
bonne  volonté. 

Le  jour  de  la  représentation ,  la  façade  du  théâtre  était  ma- 
gnifiquement illuminée  de  douze  lampions,  et  vers  sept  heures 
du  soir  les  carrosses  formèrent  sur  la  place  une  grande  file  dont 
le  roulement  fît  sortir  les  marcliands  de  leurs  boutiques.  Tous 
les  notables  de  la  ville  avaient  retenu  des  loges  ,  et  la  cour  en- 
tière avait  promis  d'arriver  après  le  lever  du  rideau.  La  jeunesse 
laborieuse  interrompit  ses  études  et  dîna  sur  le  pouce  pour  cou- 
lir  au  parterre.  Au  moment  où  les  trois  coups  furent  frappés, 
la  salle  était  remplie  jusqu'aux  cintres.  On  voyait  au  premier 
rang  de  loges  l'élite  de  la  bonne  compagnie,  la  haute  banque 
ftla  magistrature  de  Tielbourg;  aux  avant-scènes  parurent 
bientôt  le  prince  Fandango  de  Belle-Cuisse  et  le  jeune  manjuis 
Arabesque  de  Prime-Abord.  L'ouverture  fut  écoutée  religieuse- 
ment, au  milieu  du  bruit  des  portes  qui  se  fermaient  et  des 
chaises  qui  cherchaient  leur  aplomb.  Le  chœur  d'introduction 
fut  à  peine  interrompu  par  l'entrée  de  la  comtesse  BlanC-d'OEil 
et  celle  de  la  baronne  Falbala.  Un  silence  profond  régnait  enfin 
sur  l'assemblée  au  moment  où  la  prima  donna  descendait  d'un 
pied  mélancolique  le  sentier  pittoresque  suspendu  au  flanc  du 
rocher  de  carton. 

Cinquante  et  un  printemps  formaient  l'âge  delà  cantatrice  ;  on 
ne  lui  en  aurait  pas  donné  plus  de  quarante-neuf  ,  tant  le  fard 
et  l'optique  de  la  scène  sont  favorables  à  la  beauté!  Elle  possé- 
dait tous  les  secrets  de  son  art,  maniait  admirablement  le  trille, 
feignait  à  ravir  d'être  émue,  composait  dans  son  cabinet  des 
mouvements  imprévus  d'inspiration,  se  jouait  des  traits  les  plus 
difSciles  sans  (|u'on  remarquât  d'autres  indices  du  travail  inté- 
rieur que  les  grimaces  du  visage  et  l'obligation  d'avaler  à  chaque 
mesure  les  fiols  de  la  muqueuse  salivaire;  elle  savait  en  outre 
se  peindre  les  yeux  à  l'encre  de  Chine  pour  les  faire  paraître  plus 
grands ,  et  se  jetait  par  terre  dix  fois  dans  cha(iue  opéra.  En  un 
mot,  c'était  ce  qu'on  eût  jamais  vu  de  plus  artiste  dans  renceinte 
de  Tielbourg. 

La  prima  donna  vint  donc  se  poser  comme  une  bjanche  ce- 


REVUE  DE  PARIS.  233 

lombe  devant  le  trou  du  souffleur,  et  commença  aussitôt  cette 
même  cavatine  placée  en  tète  de  tous  les  opéras  italiens  ,  et 
qu'on  ne  se  lasse  pas  d'entendre  depuis  si  longtemps.  L'orches- 
tre n'aurait  pas  osé  frapper  un  accord  sur  la  dominante  sans 
s'arrêter  pendant  trois  minutes  pour  laisser  à  la  cantatrice  le 
loisir  de  folâtrer  dans  les  agréments  et  la  fantaisie.  Les  trans- 
ports et  les  bravos  éclataient  alors  dans  la  salle  ,  et  le  morceau 
arrivait  ainsi  à  la  fin  après  une  dizaine  de  relais  et  de  pauses , 
pendant  lesquels  on  avait  le  temps  d'oublier  le  motif,  ce  qui 
produisait  un  effet  merveilleux.  En  prononçant  ces  mot  em- 
preints d'une  poésie  sauvage  :  Di  gioja  palpita  ilinio  core,  la 
prima  donna,  sur  les  charbons  ardents  de  la  vocalisation,  cris- 
jiait  tous  les  muscles  de  sa  figure  ,  comme  si  elle  eût  diné  avec 
de  l'arsenic.  L'auditoire  était  voisin  du  sixième  ciel  ;  il  y  entra 
d'emblée ,  lorsqu'au  mot  félicita  un  effroyable  fer  à  cheval  se 
dessina  sur  le  frontde  la  virtuose.  Une  triple  salve  d'applaudisse- 
ments encouragea  ces  périlleux  efforts.  Bientôt  la  stretta  du 
morceau  vint  achever  le  triomphe  de  la  cantatrice.  Il  ne  lui  fal- 
lait plus  qu'un  wf  contre-aigu  pour  porterie  délire  à  son  com- 
ble; mais  ce  n'est  pas  une  opération  facile  que  de  faire  sortir 
Vut  contre-aigu  :  la  prima  donna  serra  ses  deux  poings  comme 
dans  les  convulsions  de  l'agonie  ;  elle  ferma  entièrement  les 
yeux  ,  tendit  les  nerfs  de  son  cou  comme  des  câbles  ,  et  baissa 
la  tête  en  avant  pour  ouvrir  une  bouche  énorme  ;  un  creux  pro- 
digieux se  forma  entre  ses  clavicules  ;  les  os  des  épaules  se  re- 
levant à  la  hauteur  des  oreilles ,  la  chanteuse  ressembla  tout  à 
coup  à  un  vautour  posé  sur  sa  proie.  Au  moyen  de  ce  procédé, 
Vut  sortit  et  prêta  un  charme  divin  au  tendre  mol  de  :  Mio  te- 
soA-o .' Les  portes  du  paradis  furent  ouvertes  à  deux  ballants 
pour  l'assemblée;  les  bravos  tournèrent  en  cris  forcenés  ,  et  la 
cantatrice  rentra  deux  fois  sur  la  scène  pour  recevoir  les  hom- 
mages du  public,  ce  qui  ajouta  un  grand  attrait  au  nœud  dra- 
matique de  l'ouvrage  représenté. 

Au  milieu  de  l'ivresse  générale,  on  remarquait  dans  une  des 
loges  découvertes  une  figure  de  jeune  fille  d'une  entière  immo- 
bilité ,  qui  ne  semblait  prendre  aucune  part  à  la  frénésie  du  pu- 
blic. Elle  concentrait  son  attention  dans  l'examen  des  petits 
dessins  gravés  sur  son  éventail  d'ivoire  ,et  ne  montrait  aux  ac- 
teurs que  son  profil.  Sa  mère  la  marquise  Syncopade  Voic-Lac- 

20, 


23i  REVUE  DE  PARIS. 

tée  ,  et  son  lutour  ,  le  conseiller  Gérondif  de  Pimprenelle ,  qui 
étaient  assis  à  ses  côtés ,  lui  reprochèrent  son  indifférence  : 

—  A  quoi  pensez-vous  donc,  Exotique?  disait  la  marquise^ Ce 
n'est  pas  la  peine  qu'on  vous  amène  au  théâtre ,  si  vous  ne  pou- 
vez pas  même  sentir  les  beautés  de  ce  grand  chef-d'œuvre  du 
maestro  en  etti.  Voiis  n'êtes  qu'un  enfant  ;  mais  enfin  ,  les  filles 
du  président  Abat-Jour  ne  demeurent  pas  indifférentes  comme 
vous  à  la  musique. 

—  Il  est  certain  ,  ma  chère  pupille,  ajouta  le  conseiller,  que 
vous  montrez  une  froideur  désespérante  pour  ce  superbe  ou- 
vrage, 

—  Ce  n'est  pas  ma  faute,  répondit  la  jeune  fille ,  si  ces  acteurs 
ne  me  font  aucune  illusion.  Je  ne  comprends  pas  ce  qu'il  y  a 
de  si  touchant  dans  leurs  éternelles  roulades. 

La  marquise  haussa  les  épaules.  Cependant  le  lendemain  de 
cette  belle  représentation,  qui  était  un  dimanche,  Exotique  fut 
encore  querellée  pour  un  motif  bien  différent.  Elle  pleurait  en 
écoutant  l'orgue  de  la  cathédrale,  tandis-que  sa  mère  mangeait 
des  pastilles  de  menthe  ,  et  la  marquise  lui  reprocha  justement 
de  ne  rien  faire  comme  tout  le  monde. 

Avant  d'aller  plus  loin,  nous  devons  api)rendre  au  lecteur 
comment  se  passaient  les  choses  à  Tielbourg  en  l'année  18... 
Au  rebours  des  autres  pays  du  monde  ,  où  les  caractères  et  les 
destinées  des  gens  marchent  d'une  façon  logique  et  naturelle,  il 
paraît  qu'à  Tielbourg  existait  une  nuée  de  mouches  à  queues 
fourchues  qui  piquaient  les  habitants  ,  en  dépit  des  moustiquai- 
res, et  les  gouvernaient  de  la  manière  la  plus  bizarie.  Personne 
n'échapi)ait  à  ces  morsures,  et,  pour  cette  raison  ,  chacun  allait 
au  gré  de  sa  mouche  sans  avoir  le  temps  de  s'étonner  des  sin- 
gularités de  son  voisin.  Un  voyageur  français,  homme  mysté- 
rieux ,  nommé  Col-de-Chemise ,  et  que  je  soa|>çonne  fort  d'être 
versé  dans  la  magie  noire ,  possédait  seul  une  eau  qui  le  préserva 
(les  piiiùres,  en  sorte  qu'il  put  se  régaler  de  la  bière  et  du  jam- 
bon de  Tielbourg  sans  aucun  inconvénient,  et  observer  à  son 
aise  les  manies  des  habitants.  C'est  d'après  ses  notes  que  nous 
écrivons  cette  histoire  merveilleuse  d'un  bonhomme  de  pain 
d'épices. 

Les  mouches  de  Tielbourg  épargnaient  volontiers  les  enfants 
et  quelquefois  même  les  jeunes  filles  jusciu'à  un  certain  âge ^ 


REVUE  DE  PARIS.  235 

mais  il  arrivait  toujours  un  instant  où  il  fallait  subir  leur  in- 
fluence. Le  lecteur  aura  sans  doute  compris  que  ces  animaux 
diaboliques  s'étaient  rués  sur  la  population  entière  le  jour  de  la 
grande  représentation  de  l'opéra  ;  que  le  maestro  en  etti  devait 
à  cette  heureuse  rencontre  son  prodigieux  succès,  et  la  canta- 
trice ses  applaudissements.  Il  a  déjà  deviné  aussi  que  la  jeune 
Exotique,  seule  dans  tout  l'auditoire,  n'avait  point  encore  reçu 
de  morsure,  et  que  de  là  venaient  son  indifférence  et  le  cour- 
roux de  sa  mère.  Hâtons-nous  d'ajouter ,  pour  rassurer  le  lecteur 
bénévole,  que  les  mouches  foui  chues  de  Tielbourg  n'étaient  pas 
précisément  venimeuses,  et  que  rarement  elles  faisaient  le  mal- 
heur de  celui  qu'elles  piquaient  ;  presque  toujours ,  au  contraire, 
elles  inspiraient  des  manies  consolantes,  en  exagérant  l'amour- 
propre  et  la  présomption  ,  en  fournissant  des  illusions  agréables 
et  en  détruisant  radicalement  le  germe  de  la  modestie.  Comme 
il  faudrait  plusieurs  in-quarto  pour  rassembler  tous  les  phéno- 
mènes opérés  par  les  morsures  de  ces  insectes ,  nous  nous  bor- 
nerons à  donner  ceux  qui  nous  ont  été  fournis  par  les  person- 
nages de  cette  histoire ,  et  nous  renverrons  les  savants  à  la 
prochaine  édition  du  Dictionnaire  des  Sciences  naturelles  , 
dont  l'article  cas  rares  aura  seul  plus  de  douze  volumes  à  cause 
des  mouches  de  Tielbourg.  Voici,  en  attendant,  l'effet  produit 
par  la  piqûre  de  ces  volatiles  sur  le  conseiller  Gérondif  de  Pira- 
prenelle  et  la  marquise  Syncopa  de  Voie-Lactée.  , 

A  trente  ans  la  marquise  s'était  trouvée  veuve  avec  une  grande 
fortune  et  une  petite  fille  de  quatre  ans.  Un  jour  l'aile  du  lem\is 
ayant  fait  sur  son  visage  une  trace  légère,  la  belle  dame  fut 
saisie  d'un  effroi  mortel. 

—  Non  ,  disait-elle  d'un  ton  plaintif ,  ni  l'esprit ,  ni  les  affec- 
tions, ni  la  fortune,  ne  sauraient  compenser  la  perte  de  la  jeu- 
nesse. Je  ne  voudrais  pas  revenir  à  vingt  ans ,  parce  qu'on  est 
encore  dans  l'enfance;  mais  je  donnerais  tous  les  autres  biens 
que  le  ciel  m'a  envoyés  pour  conserver  le  bel  âge  où  je  suis,  ce- 
lui de  la  trentaine. 

Une  mouche  qui  |)assait  dans  la  chambre  s'abattit  aussitôt 
entre  les  deux  yeux  de  la  marquise,  et  la  mordit;  puis  l'insecte 
s'envola  en  se  frottant  les  antennes.  Dès  cet  instant  les  souhaits 
de  l'aimable  veuve  furent  plus  qu'exaucés  ,  car  elle  s'imagina 
toujours  avoir  vingt-cinq  ans.  Non-seuleraent  elle  ne  voyait  plus 


236  REVUE  DE  PARIS. 

les  ravages  des  années  sur  sa  personne,  mais  elle  ne  savait 
même  plus  le  comple  de  son  âge,  et  lorsqu'elle  le  calculait  sur 
ses  doigts ,  elle  arrivait  toujours  au  chiffre  vingt-cinq.  Tandis 
que  le  temps  glissait  ainsi  sur  elle  sans  Teffleurer,  elle  en  remar- 
quait ,  au  contraire ,  les  effets  sur  autrui  avec  un  certain  plai- 
sir. Sa  fille  était  seule  exceptée  ,  grâce  à  la  mouche  fourchue, 
et  vainement  Exotique  entrait  dans  sa  vingtième  année;  la  mar- 
quise persistait  à  la  supposer  dans  la  végétation  de  l'enfance. 
La  marquise  Syncopa  aimait  Exotique  de  cette  tendresse  alter- 
nativement indolente  et  impétueuse  dont  les  femmes  très-jeunes 
sont  susceptibles  pour  un  rejeton  portant  les  lisières  et  le  bour- 
relet. Lorsque  la  demoiselle  venait  à  se  heurter  le  front  contre 
une  porte,  la  mère  gourmandail  la  nourrice  de  laisser  ainsi  la 
petite  marcher  toute  seule  dans  la  maison.  Jamais  on  ne  condui- 
sait Exotique  au  bal,  parce  que  les  enfants  doivent  se  coucher 
de  bonne  heure,  et  lorsqu'elle  avait  obtenu  la  permission  d'aller 
au  spectacle ,  c'était  pour  la  récompenser  d'avoir  bien  pris  sa 
leçon  de  piano.  « 

De  son  côté,  le  conseiller  Gérondif  de  Pimprenelle,  sans 
avoir  été  piqué  par  la  même  mouche  que  la  marquise,  avait  sim- 
plement cette  fatuité  naturelle  qui  fait  que  chacun  se  contente- 
rait de  s'arrêter  au  nombre  d'années  déjà  écoulées,  craignant 
de  perdre  de  son  mérite  en  rétrogradant.  11  croyait  volontiers 
que  les  hommes  gagnent  comme  le  bon  vin,  et  le  jour  qu'il  eut 
cinquante-quatre  ans ,  il  pensa  aussitôt  que  c'était  le  plus  bel 
âge  de  la  vie.  N'ayant  pas  les  mêmes  raisons  que  la  marquise 
pour  nier  la  croissance  d'Exotique,  il  découvrit  tout  à  coup,  en 
la  voyant  passer  au  milieu  du  jardin  ,  que  sa  taille  ronde  avait 
dépassé  les  plus  hautes  fleurs,  et  qu'elle  prenait  tous  les  airs 
d'une  feihme  dans  l'épanouissement  de  sa  beauté. 

—  Hélas!  dit-il  en  soupirant,  pourquoi  faut-il  qu'elle  ait  tou- 
jours eu  l'habitude  de  me  considérer  comme  un  père  !  Elle  est 
jeune,  riche,  belle  ;  si  je  l'épousais,  je  n'aurais  point  de  compte 
de  tutelle  à  rendre.  Si  je  pouvais  donc  en  être  aimé  ! 

A  ces  mots,  une  mouche  fourchue  se  glissa  dans  les  cheveux 
gris  du  conseiller  Gérondif  et  le  mordit  sur  la  protubérance  de 
l'approbativité  ;  puis  elle  s'envola  doucement  à  reculons  en  lui 
montrant  les  cornes  avec  ses  antennes. 

—  Pardieu  !  «lu'y  a-t-il  de  plus  simple  .^  reprit  aussitôt  le  lu- 


REVUE  DE  PARIS.  257 

teur.  Plaisons-lui,  à  cette  chère  petite  ;  cessons  de  lui  parler  le 
langage  d'un  père  ,  et  que  son  jeune  cœur  s'ouvre  à  l'amour.  Je 
veux  devenir  son  époux;  je  lui  plairai. 

Depuis  ce  moment,  lorsque  Exotique  demandait  chaque  matin 
au  conseiller  Gérondif  s'il  était  en  bonne  santé  ,  si  ses  fleurs 
n'étaient  pas  cassées  par  la  pluie,  ou  s'il  avait  gagné  au  reversi, 
le  digne  homme  faisait  un  clignement  d'yeux  significatif  et  se 
disait  intérieurement  : 

—  Elle  commence  à  m'aimer. 

Tous  les  matins  il  regardait  avec  un  plaisir  croissant  ses  yeux 
ridiculement  amandes ,  ses  larges  narines  et  cette  distance 
énorme  du  nez  à  la  bouche  à  laquelle  il  était  impossible  d'assi- 
gner une  utilité.  Si  on  lui  demandait  : 

—  Quand  donc  mariez- vous  votre  belle  Exotique? 

—  C'est  mon  affaire,  répondait-il,  et  ce  sera  plus  tôt  qu'on 
ne  croit. 

La  même  question  adressée  à  la  marquise  obtenait  une  autre 
réponse  :  _ 

—  3Iais ,  après  moi,  je  pense!  disait  la  veuve  avec  étonne- 
ment. 

Souvent  il  arrivait  que  ces  deux  personnages,  sous  l'influence 
de  leurs  piqûres ,  se  livraient  ensemble  aux  douceurs  d'une  con- 
versation expansive.  La  marquise  s'étendait  au  long  sur  le  bon- 
heur d'être  encore  jeune  et  belle,  et  le  conseiller  s'émerveillait 
de  sa  supériorité  sur  les  jeunes  gens  les  mieux  tournés.  Chacun , 
en  voyant  les  illusions  de  l'autre ,  se  sentait  pris  d'un  peu  de 
doute  et  de  frayeur;  mais  on  se  rassurait  bien  vite  chacun  de 
son  côté,  la  marquise  en  courant  à  sa  psyché,  et  le  conseiller  en 
jetant  un  coup  d'œil  sur  son  miroir  à  barbe. 

On  verra  tout  à  l'heure  quelles  graves  conséquences  résultè- 
rent de  tout  cela. 

II. 

Tourments  de  Mlle  Exotique.  —  Où  les  jeunes  filles  prennent-elles 
tout  ce  qu'elles  sentent? 

Au  milieu  de  ce  monde  renversé ,  la  jeune  E.xotique  avait  at- 


2ô8  REVUE  DE  PARIS. 

teint,  sans  qu'on  y  prît  garde ,  ses  dix-neuf  ans,  et  par  un  jeu 
malin  de  la  nature,  elle  s'était  plus  formée  de  corps  et  d'esprit 
qu'on  ne  l'est  à  cet  âge  dans  le  pays  de  Tielbourg. 

Exotique  était  grande,  sa  tète  d'une  proportion  élégante  était 
posée  sur  un  cou  de  cygne  qui  donnait  une  grâce  infinie  à  ses 
attitudes.  Ses  yeux  très-fendus  restaient  habituellement  à  demi 
fermés ,  et  les  prunelles  étaient  d'une  couleur  rare  qu'on  pour- 
rait appeler  vert-de-mer.  Ses  sourcils  bien  arqués  donnaient  au 
regard  une  expression  singulière  en  se  réunissant  presque  dans 
leur  courbe  à  la  naissance  du  nez.  Sa  bouche  s'épanouissait 
dans  le  sourire  avec  un  charme  voluptueux.  Malgré  la  pâleur 
de  son  teint  et  un  peu  de  maigreur,  un  œil  exercé  pouvait  aisé- 
ment découvrir  dans  sa  personne  tous  les  feux  secrets  des  pas- 
sions naissantes.  C'était  surtout  par  le  son  vibrant  de  sa  voix  et 
par  l'accent  qu'elle  donnait  à  certains  mots,  qu'on  devinait 
combien  cette  jeune  fille  était  capable  de  s'émouvoir.  La  pre- 
mière fois  que  le  voyageur  Col-de-Chemise  aperçut  Exotique  ,  il 
fut  frappé  du  contraste  étrange  qui  existait  entre  l'organisation 
de  la  jeune  personne  et  le  milieu  dans  lequel  sa  vie  se  passait. 
En  voyant  traiter  comme  un  enfant  cet  être  qui  réunissait  foutes 
les  qualités  nécessaires  à  une  héroïne  de  roman,  il  pensa  aussi- 
tôt qu'un  orage  éclaterait  infailliblement  quelque  jour  sur  cette 
maison  ;  il  ne  se  laissa  conduire  chez  la  marquise  qu'avec  crainte 
et  réserve ,  et  jamais  sans  avoir  fait  par  précaution  un  usage 
immodéré  de  l'eau  merveilleuse  qui  éloignait  les  mouches  de 
Tielbourg. 

Sans  doute  Exotique  sentait  qu'elle  eût  perdu  ses  peines  à  vou- 
loir que  sa  mère  changeât  de  manières  à  son  égard.  Elle  com- 
prenait aussi  qu'elle  n'aurait  fait  ((u'exciter  la  surprise  et  la 
colère  de  la  marquise  en  se  révoltant  contre  la  qualification 
d'enfant  qu'on  lui  donnait.  N'ayant  donc  personne  à  qui  confier 
«;es  premiers  mouvements  d'un  cœur  qui  se  développe ,  ces  sen- 
timents vagues  qui  étonnent  les  jeunes  filles,  et  qu'une  mère 
peut  seule  diriger,  elle  prit  l'habitude  de  renfermer  en  elle-même 
ses  pensées  et  ses  rétlexions.  Elle  avait  essayé  quelquefois  , 
obéissant  malgré  elle  à  sa  nature  passionnée,  de  parler  à  la 
marquise  le  langage  que  |)ermet  l'âge  de  puberté  ;  mais  au  lieu 
de  comprendre  son  trouble  ,  et  de  la  rassurer  avec  tendresse,  la 
mère  n'avait  fait  que  rire  des  paroles  de  la  petite.  Ce  n'est  jamais 


REVUE  DE  PARIS.  239 

en  vain  que  les  élans  d'un  jeune  cœur  viennent  se  briser  conlre 
l'indifFérence  ou  la  plaisanterie  ;  Exotique  jura  de  ne  plus  s'ex- 
poser à  rougir,  et  ne  s'étudia  plus  qu'à  dominer  ses  sensations. 
Le  public,  qui  prend  les  gens  pour  ce  qu'ils  se  montrent,  la  crut 
bientôt  froide  jusqu'à  TinsensibilUé  absolue  ;  aussi  le  soir  de  la 
grande  représentation  de  l'opéra  du  maestro  en  ctti,  les  filles 
enthousiastes  du  président  Abat-Jour,  voyant  de  loin  leur  jeune 
amie  qui  regardait  les  petites  figures  gravées  sur  sou  éventail  , 
se  penchèrent  à  l'oreille  l'une  de  l'autre  pour  se  dire  . 

—  Combien  nous  devons  remercier  le  ciel  de  ne  nous  avoir 
pas  donné  une  âme  de  glace  comme  celle  d'Exotique  ! 

Et  le  prince  Fandango  de  Belle-Cuisse  ,  ayant  rencontré  au 
bout  de  son  télescope  cette  figure  d'une  douceur  impassible,  dit 
au  marquis  Arabesque  de  Prime-Abord  : 

—  Quel  dommage  qu'une  si  gentille  personne  ne  soit  qu'un 
marbre  inanimé  ! 

Mais  tout  ce  monde  fût  tombé  à  la  renverse  s'il  eût  pu  voir 
par  le  trou  d'une  serrure  à  quel  point  Exotique  était  différente 
de  ce  qu'elle  semblait ,  une  fois  qu'elle  avait  poussé  les  verroux 
de  sa  chambre  à  coucher.  Là,  elle  se  livrait  dans  le  silence  de 
la  nuit  aux  improvisations  les  plus  romanesques  j  elle  adressait 
à  des  êtres  imaginaires  les  discours  les  plus  passionnés.  Quel- 
quefois elle  dérobait  un  volume  de  Schiller  dans  la  bibliothèque 
du  conseiller  Gérondif ,  et  déclamait  jusqu'au  lever  de  l'aurore 
les  pièces  du  grand  dramaturge  avec  des  accents  pleins  de  mé- 
lancolie et  d'emphase.  Quand  la  situation  des  jeunes  premières 
persécutées  devenait  trop  affreuse,  elle  s'interrompait  pour  ver- 
ser un  torrent  de  larmes  ,  et  trouvait  ainsi  un  soulagement  à  ce 
besoin  d'émotion  qui  déchirait  son  cœur.  Elle  dénouait  ensuite 
ses  cheveux  et  respirait  l'air  frais  de  la  nuit,  sur  son  balcon, 
jusqu'à  ce  que  le  sommeil  gagnât  ses  paupières. 

Comme  au  temps  où  elle  avait  quatre  ans ,  Exotique  était  as- 
sise à  table  sur  une  chaise  haute  j  elle  buvait  dans  une  timbale 
d'argent ,  et  la  nourrice  ,  debout  auprès  d'elle,  lui  coupait  les 
morceaux  et  veillait  à  ce  qu'elle  ne  fît  pas  de  taches  sur  ses 
robes.  La  marquise  le  voulait  ainsi  ;  mais  en  dépit  de  ces  ar- 
rangements ,  la  taille  élevée  de  la  jeune  fille  la  faisait  plutôt 
ressembler  à  une  princesse  qu'à  un  enfant. 

Ainsi  se  passaient  les  repas  chez  la  marquise,  et  telle  était  la 


240  REVUE  DE  PARIS. 

vie  d'Exotique.  Cependant  l'exaltation  de  la  jeune  fille  alla  tou- 
jours croissant  à  mesure  que  son  insensibilité  apparente  deve- 
nait plus  remarquable.  Ce  fut  bientôt  une  espèce  de  manie  ,  et 
selon  la  marche  de  ces  dérangements  de  la  nature,  tout  ce  qui 
aurait  pu  dès  le  principe  servir  de  remède  produisait  un  effet 
contraire.  Exotique  en  vint  à  mépriser  les  petites  émotions  et 
jusqu'aux  plaisirs  de  son  âge ,  dont  la  privation  avait  causé  le 
premier  mal.  Lorsque  les  filles  du  président  Abat- Jour  lui  par- 
laient avec  admiration  d'une  fleur  artificielle  ou  d'un  air  d'o- 
péra-comique ,  elle  s'étonnait  qu'on  pût  prodiguer  tant  d'intérêt 
à  des  choses  qui  n'en  valaient  pas  la  peine  ,  et  son  indifférence 
n'était  plus  une  comédie.  Lesbals  d'enfanis  eux-mêmes  n'avaient 
plus  aucun  attrait  à  ses  yeux.  Son  imagination  allait  au  delà 
de  tout  ce  qu'on  lui  avait  laissé  désirer  ,  et  lorsque  par  hasard 
ces  simples  jouissances  dont  on  l'avait  imprudemment  sevrée 
venaient  s'offrir  à  elle,  leur  fadeur  achevait  de  la  décourager. 

Il  fallait  que  le  mal  fût  bien  grand,  puisque  les  compliments 
que  lui  adressa  un  soir  le  prince  Fandango  de  Belle-Cuisse  ne 
firent  naître  aucune  rougeur  sur  ses  joues.  La  marquise  don- 
nait un  roïit  ce  jour-là  ,  et  la  petite  avait  reçu  la  permission  de 
veiller  jusqu'à  dix  heures  trois  quarts.  On  l'avait  même  laissée 
boire  une  tasse  de  thé  noir  et  occuper  un  fauteuil  dans  le 
cercle ,  comme  une  grande  personne.  Le  prince  lui  dit  tout  haut 
qu'elle  était  chaussée  divinement  et  que  sa  robe  lui  allait  à  ravir, 
ce  dont  les  autres  jeunes  filles  ressentirent  beaucoup  de  jalousie. 
Elle  demeura  pourtant  indifférente  et  quitta  la  réunion  sans  re- 
grets quand  sa  nourrice  vint  la  chercher.  Le  voyageur  Col-de- 
Chemise ,  qui  assistait  à  ce  rout  de  la  marquise  Syncopa  de 
Voie-Lactée  ,  où  il  faillit  s'endormir  profondément ,  obtint  seul 
un  peu  d'attention  de  M"*'  Exotique,  en  lui  parlant  du  laisser 
aller  de  la  bonne  compagnie  française ,  et  des  charmes  qu'on 
trouve  à  Paris  dans  le  commerce  des  plus  grands  personnages, 
qui  font  plus  de  cas  de  l'esprjt  que  de  l'étiquette  et  ne  craignent 
rien  tant  que  l'ennui. 

—  Je  vois,  monsieur,  dit  Exotique  avec  sévérité,  que  la 
France  est  un  pays  perdu  ,  et  que  les  bons  usages  ne  se  trouvent 
plus  qu'à  Tielbourg. 

A  ce  peu  de  mots  dont  la  portée  consistait  uniquement  dans 
l'accent  qui  les  accompagnait,  le  voyageur  Col-de-Chemise  nous 


REVUE  DE  PARIS.  ^  241 

a  souvent  assuré  qu'il  avait  reconnu  daus  l'imagination  de  la 
jeune  personne  une  perturbation  profonde.- Malgré  les  tasses  de 
thé  qu'il  avala  pour  se  remettre  de  sa  surprise ,  et  en  dé|)it  des 
conversations  insipides  qui  animèrent  le  rout ,  il  ne  put  maî- 
triser son  effroi ,  et  se  retira  ,  comme  Simonide ,  craignant  que 
la  foudre  ne  vînt  à  tomber  sur  la  maison  à  l'heure  même  ,  tant 
le  danger  lui  paraissait  proche  et  inévitable.  Le  lecteur  ap- 
prendra au  suivant  chapitre  que  ces  pressentiments  n'étaient 
pas  dénués  de  raison. 

III. 

Ou  l'on  voit  apparaître  le  héros  de  celte  histoire. 

Le  lendemain  de  ce  beau  rout  donné  par  la  marquise  Syn- 
copa  de  Voie-Lactée  était  un  jour  de  grand  fête  et  de  kermesse  ; 
la  coutume  du  pays  voulait  que  l'élite  de  la  société  Tielbour- 
geoise  descendit  en  toilette  voir  les  danses.  Les  femmes  de 
chambre  de  la  marquise  mirent  leurs  bonnets  ronds  et  s'en  al- 
lèrent sur  le  pré  ,  bien  résolues  à  se  divertir  comme  il  faut.  Les 
garçons  de  la  campagne  et  les  jeunes  ouvriers  faisaient  des 
gambades  à  perdre  haleine,  et  les  fillettes  secouaient  leurs  ju- 
pons au  bruit  des  clarinettes  et  des  violons ,  tandis  que  leurs 
pères  se  grisaient  sous  les  tonnelles.  Deux  rangées  de  boutiques 
foraines  bordaient  les  côtés  de  la  promenade.  Les  dames  ga- 
gnaient des  tasses  à  la  loterie;  les  enfants  mangeaient  des  gâ- 
teaux, et  les  parfums  de  la  friture  se  répandaient  sous  les 
acacias.  La  joie  et  les  rouges  couleurs  que  donnent  le  grand 
air  et  l'exercice  brillaient  sur  tous  les  visages  populaires.  La 
marquise  Syncopa  ,  entourée  de  quelques  amis ,  porta  ses  pas 
nonchalants  à  l'endroit  oii  se  tenait  la  kermesse.  Exotique  ne 
partageait  pas  la  répugnance  qu'inspiraient  à  sa  mère  le  plaisir 
et  les  cris  des  petites  gens.  Elle  prit  le  bras  de  son  tuteur  et 
l'entraîna  au  milieu  des  groupes  les  plus  bruyants.  La  gaieté 
franche  et  la  liberté  des  grisetles  excitaient  son  envie  et  sa  cu- 
riosité. 11  fallut  que  M.  le  conseiller  Gérondif  la  conduisît  par- 
tout et  lui  fît  voir  les  spectacles  ambulants  et  les  marionnettes. 

En  passant  devant  un  tréteau  de  bois ,  derrière  lequel  élait 
1  21 


242  •  REVUE  DE  PARIS. 

assise  une  vieille  femme ,  Exotique  remarqua  un  cercle  de  jeunes 
filles  qui  paraissaient  fort  occupées  : 

—  Ma  belle  demoiselle  !  s'écria  la  vieille  ,  ne  voulez-vous  pas 
savoir  votre  bonne  aventure?  Montrez-moi  seulement  votre  jolie 
main ,  et  ce  sera  bientôt  fait. 

Sans  demander  la  permission  à  son  tuteur ,  Exotique  ôta  son 
gnnt  et  présenta  sa  main  gauche  à  la  sorcière. 

La  diseuse  de  bonne  aventure  considéra  longtemps  le  creux 
de  la  main  ,  en  étudia  les  lignes,  regarda  ensuite  le  front  et  les 
yeux  de  la  demoiselle  en  grommelant  entre  ses  dents  ;  puis  elle 
prit  son  cornet  de  fer-blanc,  et  le  posant  à  l'oreille  d'Exotique; 
elle  lui  dit  tout  bas  : 

—  Nous  avons  de  la  mélancolie,  ma  belle  enfant,  n'est-ce 
pas  ? 

—  C'est  la  vérité ,  répondit  Exotique. 

—  Et  votre  chagrin  ,  poursuivit  la  vieille,  vient  de  ce  que 
votre  cœur  n'est  pas  satisfait  ;  mais  cela  ne  peut  pas  durer.  Celui 
que  vous  attendez  viendra  enfin.  C'est  un  joli  petit  cavalier,  il 
est  discret  et  tendre.  Il  vous  aimera  tout  de  bon ,  tout  de  bon. 

—  Et  le  rencontrerai-je  bientôt?  demanda  la  demoiselle  en 
rougissant. 

—  Peut-être  dans  un  instant.  Regardez  bien  le  premier  gar- 
çon que  vous  allez  rencontrer  ;  il  se  peut  que  ce  soit  lui. 

—  Bonne  femme  ,  interrompit  le  conseiller ,  j'espère  que  vous 
n'oseriez  rien  dire  à  ma  pupille  qu'une  personne  de  son  âge  ne 
doive  entendre. 

—  Je  suis  une  honnête  devineresse  ,  monsieur  le  conseiller  Gé- 
rondif de  Pimprenelle ,  et ,  dé  plus  ,  je  paye  une  patente  de  douze 
florins. 

—  Ce  vieux  galant  qui  vous  accompagne ,  dit  la  vielle  à  Exo- 
tique ,  voudrait  vous  conter  des  douceurs  ;  mais  ce  n'est  pas 
|)0ur  lui  que  Dieu  fait  les  belles  filles  comme  vous.  I!  vous  con- 
trariera dans  vos  amours.  Tenez  ferme.  Vous  avez  du  caractère. 
Vous  épouserez  votre  joli  petit  amoureux...  Par  l'eau ,  le  feu  et 
la  potence  !  ajouta  la  sorcière  à  haute  voix ,  si  ce  n'est  la  vérité , 
je  vous  rendrai  le  demi-gulden  que  vous  allez  me  donner,  et  je 
le  convertirai  en  or  pur  pour  vous  le  remettre. 

Le  conseiller  jeta  un  gulden  entier  sur  la  table  et  emmena  sa 
pupille. 


REVUE  DE  PARIS.  243 

—  Merci ,  monsieur  Gérondif ,  mon  beau  seigneur,  mon  su- 
perbe cavalier,  disait  la  vieille.  C'est  bien  payer,  prince  que 
vous  êtes  !  mais  prenez  soin  de  vos  fleurs  ;  gardez  que  la  plus 
belle  ne  s'étiole  faute  d'être  arrosée  comme  il  faudrait ,  et  mé- 
fiez-vous des  mouches  fourchues. 

—  Ces  gens-là  sont  de  la  police  de  Tielbourg .  murmurait  le 
conseiller  ;  de  là  vient  qu'ils  savent  nos  noms  et  qu'ils  disent 
des  choses  qui  surprennent. 

Exotique  ,  toute  pensive  à  cause  des  prédictions  de  la  vieille, 
n'écoutait  pas  son  tuteur ,  et  cherchait  au  loin ,  sous  les  acacias , 
le  bien-aimé  qui  allait  venir.  Elle  répétait  intérieurement  : 

—  Il  sera  discret  et  tendre.  Il  vous  aimera  tout  de  bon  ,  tout 
de  bon.  Regardez  bien  le  premier  garçon  que  vous  allez  ren- 
contrerj  il  se  peut  que  ce  soit  lui. 

Son  sang  battait  dans  ses  artères  et  parcourait  avec  vivacité 
toute  sa  personne,  tantôt  se  précipitant  vers  les  joues  et  les 
tempes  ,  tantôt  refoulé  tumultueusement  vers  le  cœur. 

—  Moi  aussi,  pensait-elle,  je  serai  pleine  de  tendresse;  je 
l'aimerai  tout  de  bon.  Je  mourrai  d'amour  pour  lui.  Je  pleurerai 
toutes  les  nuits  pendant  son  absence,  et  je  m'évanouirai  de  joie 
et  d'ivresse  chaque  fois  qu'il  reviendra.  Je  serai  malade  et  lan- 
guissante, si  on  nous  sépare.  Je  m'empoisonnerai  avec  de  l'o- 
pium ,  en  croyant  par  erreur  qu'il  en  aime  une  autre.  Je  recon- 
naîtrai ma  méprise  en  rendant  le  dernier  soupir  ;  ô  bonheur  ! 
Et  après  bien  des  larmes  et  des  traverses,  nous  serons  unis  et 
il  me  pressera  entre  ses  bras  palpitants.  Nous  verrons  alors  si 
on  me  traitera  encore  comme  un  enfant.  Je  saurai  bien  prouver 
que  je  ne  suis  pas  une  petite  fille.  Il  va  venir!  où  est-il,  mon 
bien-aimé  ?  C'est  le  premier  cavalier  que  je  dois  rencontrer.  Oui . 
je  vais  t'aimer  à  en  mourir,  premier  beau  jeune  homme  qui 
l'ofiFriras  à  mes  regards.  Viens  .  mon  âme  vole  au-devant  de  tes 
pas. 

Tandis  qu'Exotique  parlait  ainsi ,  une  petite  mouche  four- 
chue, attirée  par  sa  blanche  collerette,  s'était  abattue  sur  son 
épaule.  Elle  se  promenait  entre  les  plis  et  prenait  ses  ébats  dans 
les  festons  et  la  dentelle.  Arrivée  par  hasard  au  défaut  de  la  robe 
et  du  fichu  de  soie,  la  mouche  posa  ses  pattes  sur  une  peau  ve- 
loutée dont  la  douce  chaleur  lui  causa  une  sensation  délicieuse. 
Elle  se  glissa  par  la  coulisse  de  la  chemisette ,  et  se  lança  dans 


244  REVUE  DE  PARIS. 

cet  abîme  inconnu  en  décrivant  des  courbes  capricieuses  sur 
tout  le  haut  du  corps  de  la  jeune  fille. 

M.  le  conseiller  Gérondif  de  Piraprenelle,  voyant  sa  pupille 
qui  rêvait ,  voulut  l'égayer  un  peu. 

~  Il  faut  que  je  vous  paye  votre  kermesse ,  ma  chère  enfant, 
lui  dit-il. 

Et  quittant  le  bras  d'Exotique ,  il  courut  à  une  boutique  fo- 
raine. 

—  Devinez  ce  que  je  vous  ai  acheté  ?  dit  le  conseiller  en  ca- 
chant soigneusement  son  emplette  sous  sa  redingotte  à  bran- 
debourgs. 

—  Quelque  porcelaine  de  Saxe  ou  quelque  friandise ,  répondit 
la  demoiselle  d'un  air  boudeur. 

—  Ce  n'est  pas  cela  :  j'ai  choisi  pour  vous  un  petit  amou- 
reux ,  un  joli  garçon  qui  a  l'air  fort  dégourdi. 

M.  Gérondif  étendit  le  bras  et  suspendit  devant  les  yeux  de 
sa  pupille  un  admirable  bonhomme  de  pain  d'épices  qui  avait 
une  coudée  de  hauteur. 

A  ce  moment  la  mouche  fourchue,  perdue  dans  le  dédale  des 
habillements  de  femme,  était  en  proie  au  désespoir,  et  ne  sa- 
chant plus  quelle  route  prendre  pour  retrouver  la  lumière  ,  elle 
tira  son  dard  et  piqua  profondément  la  jeune  fille  au-dessous 
du  sein. 

—  Eh  bien  !  disait  le  conseiller ,  comment  trouvez-vous  voire 
petit  amoureux? 

—  C'est  lui!  s'écria.  Exotique  en  saisissant  le  bonhomme  de 
pain  d'épices.  C'est  celui  quç  mon  cœur  attendait.  Te  voilà  en- 
fin ,  mon  bien-aimé  !  Viens  à  moi ,  et  ne  nous  séparons  plus  ;  j'ai 
trop  souffert  loin  de  toi. 

Elle  donna  au  bonhomme  un  tendre  baiser  sur  les  lèvres ,  et 
devint  pâle  de  plaisir. 

Il  faut  dire  que  le  cadeau  de  M.  le  conseiller  Gérondif  de  Pim- 
prénelle  était  le  plus  joli  bonhomme  de  toute  la  foire  de  Tiel- 
bourg.  Il  représentait  un  petit  raffiné  en  costume  du  xvii»  siè- 
cle. .Son  manteau  était  posé  avec  grâce  sur  son  épaule  gauche 
et  retroussé  par  sa  rapière.  Il  avait  le  poing  sur  la  hanche  et 
portait  des  bottes  élégantes.  Son  justaucorps  bien  serré  était 
boulonné  avec  des  anis  blancs  ;  ses  yeux  ,  figurés  par  deux  pail- 
If'lles  d'or,  brillaient  d'un  éclat  éblouissant,  qui  donnait  à  sa 


REVUE  DE  PARIS.  245 

physionomie  quelque  cliose  d'audacieux  qui  inspirait  le  respect. 
—  Mais  voyez  donc  comme  il  est  beau  !  disait  Exotique  d'un 
ton  animé.  Quel  air  noble  et  doux  !  que  de  grâce  !  quelle  tour- 
nure agréable  !  Voilà  vraiment  le  modèle  des  bonnes  manières  ; 
ni  embarras  ni  fatuité  dans  la  tenue  !  Et  ses  yeux  !  que  le  feu  de 
l'amour  et  de  la  fierté  leur  donne  de  charmes  !  Ceux  des  autres 
hommes  ne  sont  que  des  yeux  de  poisson  bouilli  à  côté  des  siens 
0  mon  petit  bien-aimé  !  je  n'ose  plus  te  reprocher  d'avoir  tardé 
si  longtemps,  en  voyant  combien  tu  as  gagné  dans  tes  voyages. 
C'était  pour  te  présenter  avec  plus  de  mérite  devant  ta  fiancée , 
pour  te  rendre  digne  de  moi.  Tu  n'a  pas  voulu  qu'il  existât  sous 
le  ciel  un  seul  être  plus  parfait  que  mon  époux.  Je  n'ai  pas  la 
force  de  te  gronder.  —  Mon  cher  tuteur ,  je  vous  remercie  mille 
fois  d'avoir  pensé  à  l'avenir  de  votre  Exotique  ,  et  deviné  les 
besoins  de  son  âme.  Vous  avez  su  choisir  le  seul  fiancé  qui  pût 
me  plaire.  Vous  nous  unirez  bientôt ,  n'est-ce  pas?  Vous  ne  souf- 
frirez plus  qu'on  nous  arrache  l'un  à  l'autre?  J'ai  assez  vécu 
dans  la  solitude  et  l'ennui.  Je  vous  devrai  mon  bonheur,  et  je 
veux  achever  mes  jours  entre  vous  et  le  petit  bien-aimé  dont 
vous  m'avez  fait  présent. 

M.  le  conseiller  croyait  comprendre  subtilement  que  ces  dis- 
cours passionnés  s'adressaient  à  lui  par  un  ingénieux  détour. 
Le  grand  prix  qu'Exotique  attachait  à  son  cadeau  ne  pouvait  ve- 
nir que  de  la  main  qui  l'offrait.  C'était  évidemment  de  lui  que 
la  jeune  fille  entendait  parler  en  disant  qu'elle  ne  voulait  plus 
de  la  solitude  ni  des  séparations.  L'heureux  amant  pouvait-il 
être  un  autre  que  lui-même ,  et  toutes  ces  caresses  n'étaient-elles 
pas  faites  pour  lui  donner  adroitement  un  échantillon  du  plai- 
sir qu'aurait  Exotique  à  devenir  M^^^  la  conseillère  Gérondif  de 
Piraprenelle  ? 

—  Oui,  ma  douce  amie,  répondit  le  tuteur ,  j'avais  deviné  ce 
que  votre  petit  cœur  souhaitait  tout  bas  ;  je  l'avais  lu  dans  vos 
regards.  Vous  serez  unie  bientôt  à  votre  bien-aimé.  Donnez -moi 
seulement  un  mois  ou  deux  pour  décider  votre  mère,  car  vous 
savez  qu'il  faut  aller  avec  ménagement  et  ne  point  heurter  les 
idées  de  M^^^  la  marquise. 

—  Hélas!  s'écria  douloureusement  Exotique,  je  tremble  qu'elle 
ne  s'oppose  à  mon  bonheur. 

—  Rassuiez-vous  ;  nous  la  fléchirons.  Laissez-moi  le  soin  de 

21. 


246  REVUE  DE  PARIS. 

conduire  cette  affaire  j  tout  ira  bien.  Prenez  patience  et  fîez- 
voiis  à  ma  tendresse. 
Dans  ce  moment  la  marquise  vint  à  passer. 

—  Bon  Dieu  !  dit-elle  en  voyant  le  bonhomme  de  pain  d'épî- 
ces,  que  voulez-vous  faire  de  ceci ,  Exotique? 

~  0  ma  mère  !  ne  vous  fâchez  pas,  je  vous  en  conjure  !  ré- 
pondit la  jeune  fille  ;  si  j'ai  permis  à  ce  beau  cavalier  de  me 
faire  sa  cour  avant  d'avoir  obtenu  votre  agrément,  c'est  que  mon 
tuteur  me  l'a  présenté  comme  un  amoureux  ;  mais  avant  de  s'u- 
nir à  moi  devant  les  autels,  il  vous  témoignera  son  respect.  II 
sait  bien  que  pour  me  plaire  il  doit  commencer  par  se  mettre 
dans  vos  bonnes  grâces. 

—  Eh!  où  donc  avez-vous  appris  toutes  ces  phrases,  petite 
fille  ?  Je  dispense  votre  amoureux  de  me  faire  sa  cour,  et  je  lui 
donne  la  permission  de  vous  accompagner  à  toute  heure.  J'aime 
mieux  que  vous  le  preniez  pour  mari  que  de  vous  le  voir  man- 
ger. Puisque  c'est  un  cadeau  de  M.  le  conseiller  ,  je  n'ai  pas 
envie  de  vous  le  retirer. 

Le  voyageur  CoI-de-Chemise,  qui  était  présent  à  celte  scène , 
frissonnait  des  pieds  à  la  tête. 

—  Les  enfants,  lui  dit  la  marquise  tout  bas  ,  ont  quelquefois 
d'étranges  idées  lorsque  la  croissance  se  prépare. 

—  11  faut  pourtant,  murmurait  M.  Gérondif  de  Piniprenelle  , 
que  cette  folie  de  croire  sa  fille  en  bas  âge  ait  une  fin.  Cela  de- 
vient intolérable. 

Le  voyageur  étranger  tenait  à  s'assurer  de  l'état  mental  de 
la  jeune  personne. 

—  Prenez  garde,  mademoiselle,  dit-il  avec  intention;  n'é- 
coutez pas  trop  les  discours  de  ce  petit  cavalier.  Je  l'ai  rencon- 
tré en  Italie ,  où  il  se  montrait  fort  assidu  auprès  d'une  jolie 
princesse. 

—  Je  sais  qu'il  s'ouvre  tous  les  cœurs  ,  répondit  Exotique. 

—  Mais  il  a  méchamment  abandonné  cette  jolie  princesse,  qui 
se  meurt  de  chagrin  â  cause  de  son  infidélité. 

—  C'est  pour  voler  auprès  de  mol  qu'il  l'a  dédaignée. 

—  Mais  alors,  mademoiselle,  il  ne  devait  pas  chercher 
à  plaire  à  cette  infortunée ,  puisqu'il  était  amoureux  d'une 
autre. 

—  Ce  n'est  pas  sa  faute  si  on  ne  peut  le  voir  sans  Faimér. 


REVUE  DE  PARIS.  247 

—  Je  vous  le  signale  pour  un  homme  dangereux  et  perfide, 

—  Les  gens  dangereux  et  perfides,  dit  Exotique  avec  indi- 
gnation, sont  ceux  qui  veulent  jeter  la  désunion  entre  les 
amanls,  et  qui  inventent  pour  cela  d'odieuses  calomnies. 

—  Je  ne  calomnie  point,  mademoiselle,  et  je  lui  dirai  en 
face,  à  lui-même,  qu'il  est  un  vil  séducteur. 

—  0  ciel  !  s'écria  la  jeune  fille  ,  une  querelle  !  un  duel  !  Non  , 
vous  ne  vous  bâtirez  pas  !  Viens,  mon  bien-aimé  ;  fuyons  ensem- 
ble !  Je  te  cacherai  à  toutes  les  poursuites. 

Exotique  saisit  son  tuteur  par  le  bras  et  l'entraîna  bien 
loin  de  la  kermesse  ,  aussi  vite  que  l'âge  du  conseiller  le  per- 
mettait. 

—  La  voilà  partie  ,  pensa  le  voyageur  Col-de-Chemise  ;  en- 
core une  victime  des  mouches  fourchues! 

Et  il  rentra  aussitôt  chez  lui  pour  faire  une  énorme  consom- 
mation de  son  eau  préservatrice. 


IV. 


Amours  paisibles.  —  Conversations  inlimcs  ,  où  Exotique  fait  les 
demandes  et  les  réponses. 

En  peu  de  jours,  un  changement  absolu  s'opéra  dans  les 
manières  et  l'humeur  de  la  belle  Exotique.  Celte  mélancolie 
enracinée,  cette  amertume  du  langage  qui  résultait  du  senti- 
ment de  sa  fausse  position  et  de  son  isolement  sur  la  terre,  tout 
cela  parut  s'évanouir  pres(iue  subitement.  La  douceur,  la  bien 
veillance  et  la  gaieté  animèrent  son  visage  et  son  esprit,  et  lui 
prêtèrent  mille  charmes  nouveaux  auxquels  la  beautésLule  n'avait 
pu  suppléer.  Les  méprises  de  sa  mère  ne  la  mettaient  plus  au 
désespoir;  l'harmonie  et  le  bien-être  s'étaient  rétablis  dans  son 
âme  et  sa  personne.  Cette  concentration  de  toutes  ses  pensées , 
qui  l'obligeait  à  un  morne  silence,  symptôme  certain  du  trou- 
ble intérieur  des  jeunes  filles  ,  semblait  changée  au  contraire 
en  un  besoin  agréable  d'épanchement  et  de  communication. 
Elle  partageait  ce  goût  exquis  des  arts ,  cette  admiration  pres- 
([ue  exagérée  des  filles  du  président  Abat-Jour  pour  les  belles 
choses;  elle  s'extasiait  voiontiers ,  avec  ces  aimables  demoi- 


248  REVUE  DE  PARIS. 

selles,  sur  un  portrait  au  pastel,  une  fîeur  de  tapisserie  ou 
un  pot-pourri  pour  le  piano.  Enfin  ,  si  la  troupe  italienne 
ne  fût  point  partie  ,  on  aurait  vu  peut-être  Exotique  pleurer  en 
écoutant  la  musique  du  maestro  en  etti ,  se  balancer  ivre  de 
joie ,  et  battre  des  mains  pendant  l'effroyable  cavatine  de  la 
prima  donna. 

La  tendresse  qu'elle  témoignait  à  son  tuteur  et  à  sa  mère 
était  une  réparation  de  sa  froideur  passée.  M.  le  conseiller 
Gérondif  s'en  montrait  fort  touché ,  mais  non  surpris  :  la  mar- 
quise avait  ses  raisons  pour  penser  à  autre  chose,  et  n'y  prit  pas 
garde.  On  l'entendit  pourtant  un  matin  s'écrier  en  embrassant 
sa  fille  : 

—Je  suis  contente  de  vous,  ma  petite;  votre  caractère  gagne 
beaucoup. 

Puis  elle  ajouta  par  réflexion  : 

—  Lorsque  la  santé  des  enfants  est  bonne,  on  le  reconnaît 
à  leur  humeur  :  ils  sont  plus  caressants,  plus  dociles  et  même 
plus  gentils.  Je  commence  à  espérer  que  ma  lille  aura  de  la 
beauté. 

Exotique  devenait  une  femme  accomplie.  Jusqu'alors  elle 
n'avait  pris  ses  leçons  de  chant  et  de  piano  que  par  obéis- 
sance ;  mais  il  se  trouva  tout  à  coup  qu'elle  jouait  avec  ex- 
pression, qu'elle  saisissait  le  style  et  l'esprit  des  morceaux  ,  et 
que  son  âme  avait  enfin  passé  dans  sa  voix.  La  marquise  Syn- 
copa  de  Voie-Lactée  craignait  de  se  donner  le  ridicule  des  mères 
qui  obligent  leurs  amis  à  écouter  les  enfants  bégayer  des  so- 
nates ou  des  romances;  mais  comme  on  pria  beaucoup  Exotique 
de  chanter  à  l'un  de  ses  routs ,  elle  permit  à  la  jeune  personne 
de  se  faire  entendre.  Exotique  chanta  plusieurs  mélodies  d'un 
jeune  compositeur  nommé  Schubert  qui  n'était  pas  encore  très- 
connu  ,  et  l'intelligence ,  le  sentiment  parfait  de  chaque  mor- 
ceau,  la  sensibilité  dont  elle  fil  preuve,  remplirent  l'auditoire 
d'étonnement  et  d'admiration.  Les  filles  du  président  Abat-Jour 
déclarèrent  que  jamais  ni  Pasta,  ni  Malibran,  n'avaient  approché 
de  cette  perfection.  Les  jeunes  gens  applaudirent  à  outrance.  Le 
professeur  de  guitare  de  la  cour ,  dont  Exotique  n'avait  pas 
voulu  prendre  de  leçons ,  laissa  tomber  de  surprise  et  de  dépit 
sa  tasse  de  thé  sur  sa  culotte. 

—  Cette  jeune  fille  est  un  ange  !  s'écria  le  prince  Fandango 


REVUE  DE  PARIS,  249 

de  Belle-Cuisse  ;  j'ouvre  enfin  les  yeux ,  elle  seule  est  digne  de 
mon  cœur. 

—  Elle  est  arrivée  à  sa  perfection ,  pensa  le  marquis  Arabesque 
de  Prime-Abord;  le  moment  est  venu  de  voler  auprès  d'elle. 
Mettons  notre  amour  à  ses  pieds, 

La  demoiselle  eut  aussitôt  une  cour  nombreuse  et  galante; 
mais  l'étranger  Col-de-Chemise  devina  bien  à  ses  réponses  qu'on 
arrivait  trop  tard  pour  lui  plaire ,  et  que  les  chances  de  succès 
eussent  été  bien  plus  grandes  à  l'époque  des  ennuis  et  de  la  lan- 
gueur d'Exotique,  Comme  il  craignait  qu'elle  ne  lui  eût  gardé 
rancune  ,  il  s'approcha  d'elle  et  lui  dit  fort  poliment,  mais  en 
homme  qui  en  savait  plus  long  que  les  autres  : 

—  Combien  je  suis  satisfait,  mademoiselle,  de  voir  l'heureux 
état  de  votre  santé ,  de  votre  cœur  et  de  voire  esprit  ! 

—  Sans  doute,  répondit-elle,  cela  doit  vous  étonner;  mais 
il  parait  que  nous  sommes  les  jouets  de  puissances  inconnues  et 
capricieuses.  Mon  esprit  est  resté  longtemps  dans  un  état  sem- 
blable à  celui  des  limbes.  Un  vague  ennui  accompagnait  toutes 
choses;  rien  ne  pouvait  me  plaire.  Cette  musique  ,  ce  chant,  qui 
à  présent  remplissent  mon  âme  de  bonheur ,  m'avaient  toujours 
semblé  un  exercice  monotone  et  fatigant  auquel  les  doigts  et  le 
gosier  seuls  prenaient  part.  Jusqu'à  ce  jour ,  les  gens  parlaient, 
selon  moi,  pour  ne  rien  dire,  et  je  demeurais  silencieuse,  afin 
de  ne  pas  les  imiter.  Aujourd'hui ,  au  contraire  ,  je  trouve  un 
sens  à  tous  les  mots;  ils  m'émeuvent  ou  me  calment,  m'égayent 
ou  m'attristent  tour  à  tour.  J'existe  enfin ,  car  c'était  la  vie  qui 
me  manquait.  Comment  cela  est-il  arrivé  ?  C'est  ce  que  je  ne 
saurais  expliquer... 

Exotique  baissa  les  yeux ,  et  puis  elle  ajouta  en  faisant  un 
effort  sur  sa  timidité  : 

—  Ou  plutôt  c'est  à  mon  cher  tuteur  que  je  dois  ce  change- 
ment heureux  ,  et  pour  cela  je  ne  saurais  assez  l'aimer. 

Helvétius  n'a-t-il  pas  établi  dans  son  beau  livre  oii  il  se  montre 
plus  spirituel  que  passionné,  la  supériorité  de  l'homme  passionné 
sur  l'homme  d'esprit?  S'il  était  encore  permis  d'en  douter  après 
avoir  lu  le  chapitre  intéressant  que  ce  philosophe  a  donné  sur 
ce  sujet,  les  routs  de  la  marquise  Syncopa  de  Voie-Lactée  en 
fourniraient  une  nouvelle  preuve.  On  trouvait  à  ces  réunions  les 
éléments  principaux  d'une  conversation  délicieuse ,  la  science  et 


250  REVUE  DE  PARIS. 

Testhéticfue,  un  îjon  ton  superfin  ,  de  l'exagération  ,  l'envie  de 
briller  ,  l'amour  des  arts ,  des  jeunes  gens  élégants ,  des  demoi- 
selles à  marier ,  et  plusieurs  personnes  profondément  versées 
dans  des  connaissances  spéciales.  En  compensation  de  la  science 
excessive  du  conseiller  Gérondif,  le  prince  Fandango  de  Belle- 
Cuisse  était  ignorant  comme  une  carpe,  ce  qui  établissait  un 
équilibre  parfait.  Le  marquis  Arabesque  de  Prime-Abord  n'en 
savait  pas  davantage;  mais  il  ne  recherchait  que  la  compagnie 
des  dames  ,  et  trouvait  facilement  un  partner  à  sa  portée  pour 
approfondir  une  question  de  mode.  Il  n'avait  qu'une  prétention, 
celle  d'enflammer  tous  les  cœurs  par  sa  seule  présence.  Les  filles 
du  président  Abat-Jour  mettaient  un  point  d'exclamation  à  la 
fin  de  toutes  leurs  phrases.  Rien  n'était  simple  pour  elles  dans 
l'univers;  leurs  épilhètes  étaient  toujours  affreux,  ou  ravis- 
sant. Quant  au  voyageur  Col-de-Chemise,  il  se  tenait  habituel- 
lement à  l'écart ,  soit  que  son  organisation  ne  fût  sympathique 
que  par  exception  ,  soit  qu'il  eût  l'orgueil  de  se  croire  ,  dans  le 
cercle  de  la  marquise ,  comme  cet  homme  dont  parle  Chamfort, 
qui ,  avec  un  esprit  solide  et  compact ,  se  trouvait  aussi  en  peine 
d'échanger  ses  idées  que  s'il  fût  allé  au  marché  avec  des  lingots. 
Un  cercle  composé  de  la  sorte  semblait  réunir  les  ingrédients 
nécessaires  aux  plaisirs  de  la  conversation  ;  cependant  un  ennui 
indéfinissable  planait  au-dessus  de  tout  ce  monde.  La  science  du 
conseiller  Gérondif  était  sans  attrait ,  comme  l'ignorance  du 
prince  Fandango ,  ou  la  vanité  du  marquis  Arabesque  ;  le  faux 
enthousiasme  des  demoiselles  Abat-Jour ,  lui-même ,  ne  suffisait 
pas  pour  animer  la  compagnie  ,  et  leurs  acclamations  laissaient 
chacun  dans  son  indifférence.  Il  manquait  une  personne  pas- 
sionnée pour  répandre  autour  d'elle  le  feu  de  la  vie,  et  ce  fut  la 
belle  Exotique  qui  opéra  ce  phénomène.  Son  humeur  communi- 
cative  gagna  son  entourage;  l'imagination  ardente  qui  relevait 
ses  moindres  paroles  fournissait  aux  plus  insensibles  l'étincelle 
sacrée.  Tous  se  mirent  en  mouvement  selon  les  forces  que  la 
nature  leur  avait  réparties.  Des  gens  qu'on  croyait  passés  à  l'état 
de  momies  donnèrent  quelques  signes  d'animation,  et  le  froid 
de  la  mort  cessa  de  régner  sur  les  rouis  de  la  marquise. 

Le  conseiller  Gérondif  s'aveuglait  sur  l'état  de  sa  pupille,  et 
le  monde,  qui  ne  remonte  jamais  à  la  vraie  source  des  choses, 
prenait  dans  les  charmes  d'Exotique  le  plaisir  qu'il  en  pouvait 


REVUE  DE  PARIS.  251 

tirer    sans  rechercher   les  causes  de  cette  transformation. 

Pendant  ce  temps-là  notre  jeune  héroïne,  abandonnée  à  elle- 
même  ,  avait  la  liberté  de  voir  du  malin  au  soir  l'objet  de  sa 
passion ,  et  le  lecteur  doit  bien  comprendre  que  l'amour  étendait 
de  profondes  racines  dans  son  cœur.  Elle  s'enfermait  à  loisir 
dans  sa  chambre  avec  son  bien-aimé ,  qui  était  ordinairement 
suspendu  au-dessus  de  la  cheminée  à  l'une  des  branches  d'un 
candélabre.  Elle  le  lirait  de  là,  lorsqu'elle  rentrait  chez  elle, 
pour  l'asseoir  à  ses  côtés  sur  un  sopha  ,  et  lui  rendait  compte 
de  ses  sentiments  et  de  ses  moindres  pensées.  Elle  le  regardait 
avec  tendresse,  et  lui  prodiguait  les  noms  les  plus  doux.  N'ou- 
blions pas  de  dire  qu'à  Tielbourg  les  tiancés  avaient  la  permis- 
sion de  causer  en  tête-à-tête  sans  qu'on  y  trouvât  rien  à  redire; 
autrement  Exotique  n'eût  pas  osé  garder  ainsi  le  jeune  cavalier 
de  pain  d'épices  dans  sa  chambre  virginale.  Elle  considérait 
comme  une  grande  preuve  d'amour  l'atlenlion  scrupuleuse  avec 
laquelle  il  écoutait  ses  confidences  ,  et  dans  ses  moments  de  rê- 
verie elle  savait  deviner  avec  cette  seconde  vue  particulière  aux 
femmes  exaltées  tout  ce  qui  se  passait  dans  l'âme  de  son  bien- 
aimé. 

Quelquefois  il  arrivait  pourtant  qu'Exotique ,  après  une  longue 
tirade ,  prêtait  l'oreille  à  son  tour. 

—  Eh  quoi  !  disait-elle,  tu  ne  réponds  pas ,  mon  ami  !  Est-ce 
qu'on  t'a  élevé  comme  moi  dans  une  compression  perpétuelle  ? 
On  t'a  obligé  à  te  concentrer  en  toi-même.  Tu  as  été  froissé 
dans  ton  enfance  par  le  contact  des  cœurs  de  marbre  qui  t'en- 
touraient ;  mais  auprès  de  moi  ne  dois-tu  pas  ouvrir  ton  àme^ 
Ne  crains  rien;  verse  ton  enthousiasme  et  ta  tendresse  dans  le 
sein  de  ta  fiancée. 

Un  dialogue  s'engageait  alors ,  et  comme  Exotique  éprouvait 
plutôt  le  besoin  de  s'épancher  elle-même  que  de  recevoir  des 
confidences ,  c'était  elle  qui  tenait  le  dé  de  ces  conversations. 
Habituellement  elle  ne  cherchait  pas  à  tirer  son  bien-aimé  des 
méditations  sentimentales  auxquelles  il  se  livrait  obstinément. 
Il  lui  suffisait  d'èlre  certaine  de  l'amour  du  bonhomme  de  pain 
d'épices,  et  de  voir  dans  ses  yeux  qu'elle  était  le  sujet  de  toutes 
ses  réflexions.  Exotique  était  ravie  de  trouver  à  son  ami  un  cœur 
aussi  neuf  que  le  sien ,  et  regardait  la  discrétion  et  l'humeur 
sileocieiise  du  jeune  homme ,  comme  uue  garantie  de  sa  cou- 


2S2  REVUE  DE  PARIS, 

stance,  et  du  soin  qu'il  prendrait  de  la  rendre  heureuse  après  le 
mariage. 

La  marquise  avait  autorisé  sa  fille  à  considérer  le  bonhomme 
comme  son  petit  mari.  On  n'éleva  donc  aucune  objection  lorsque 
Exotique  demanda  que  son  fiancé  eût  sa  place  aux  repas  à  côté 
d'elle.  Les  choses  paraissaient  assez  avancées  à  la  jeune  personne 
pour  justifier  cette  faveur ,  et ,  malgré  l'accueil  un  peu  froid  que 
la  marquise  faisait  à  son  amoureux,  elle  était  enchantée  de  le 
voir  admis  dans  l'intimité  de  la  famille.  Ce  fut  alors  que  l'aveu- 
glement du  tuteur  et  de  la  mère  fut  vraiment  incroyable,  puis- 
que les  tendres  œillades  ,  les  sourires ,  les  chuchottements  et  les 
rougeurs  pudiques  de  la  demoiselle  ne  purent  dissiper  leur 
erreur.  Cependant  en  dépit  de  leurs  manies  ,  des  éclairs  de  rai- 
son les  illuminaient  par  instants;  la  marquise  s'étonnait  qu'un 
enfant  sût  imiter  à  ce  point  le  langage  des  femmes  formées ,  et 
le  conseiller  Gérondif  regardait  de  travers  le  fiancé  de  pain 
d'épices  en  se  demandant  s'il  n'était" pas  un  rival  sérieux.  On 
apprendra  tout  à  l'heure  comment  l'évidence  finit  par  triompher 
de  la  maligne  influence  des  mouches  fourchues ,  et  comment  les 
amours  d'Exotique  et  de  notre  héros  furent  contrariées  :  tant  il 
est  vrai  qu'il  n'existe  pas  un  seul  couple  d'amants  à  l'abri  des 
persécutions  du  sort. 

V. 


Introduction  du  baronnet  Sycomore  de  Sympathie.  —  Le  conseiller 
Gérondif  perd  ses  illusions.  —  Catastrophe  épouvantable. 

Pour  peu  que  le  lecteur  ait  réfléchi  sur  le  caractère  et  l'esprit 
du  bonhomme  de  pain  d'épices  ,'il  aura  compris  que  ce  jeune 
cavalier  ne  réunissait  pas  toutes  les  qualités  nécessaires  pour 
faire  le  bonheur  de  sa  fiancée.  L'imagination  riche  et  ardente 
d'Exotique  versait  sur  lui  le  trop-plein  de  ses  trésors  et  lui  prê- 
tait ainsi  les  (rois  quarts  de  ses  agréments,.  La  preuve  de  cela , 
c'est  qu'aux  yeux  de  toutes  les  autres  jeunes  filles  de  Tielbourg , 
il  passa  toujours  pour  un  être  d'une  médiocrité  déplorable  et 
qu'il  n'a  jamais  obtenu  d'elles  la  plus  légère  attention.  L'erreur 
d'Exotique  ne  pouvait  pas  durer  éternellement;  le  venin  des 


REVUE  DE  PARIS,  253 

mouches  finissailparse  résoudre  à  la  longue  j  on  avait  vu  même 

des  gens  qui ,  apiès  avoir  été  dans  un  élat  voisin  de  la  folie  , 
s'élaient  guéris  suintement  par  un  simple  effort  de  la  nature. 
Ceux  que  les  insectes  diaboliques  avaient  piqués  à  l'endroit  de 
l'engouemtînt  en  revenaient  plus  vite  que  les  autres.  Le  voyageur 
Col-de-Cliemise  ,  qui  s'intéressait  au  sort  d'Kxolique,  voyait  avec 
douleur  qu'elle  se  préparait  des  regrets  amers  en  voulant  s'unir 
à  un  personnage  indigne  d'elle,  et  il  tremblait  que  cette  union 
ne  vînt  à  s'achever. 

A  cette  époque  un  jeune  homme  intéressant  fut  présenté  aux 
routs  de  la  marquise.  Il  s'appelait  le  baronnet  Sycomore  de 
Sympathie,  et  sa  famille  était  une  des  plus  considérées  de  la 
province;  c'était  un  garçon  aimable  et  franc,  qui  portait  la 
culotte  courte  avec  autant  de  grâces  que  le  prince  Fandango 
lui-même,  et  qui  avait  sur  le  marquis  Arabesque  de  Prime-Abord 
l'avantage  de  paraître  ignorer  son  mérite.  Il  avait  celle  beauté 
que  donnent  la  force  physique,  la  bonne  humeur  et  la  santé; 
il  possédait  aussi  quelques  talents,  beaucoup  de  raison,  le  goût 
des  arts,  et,  quoiqu'il  fût  un  peu  haut  en  couleur,  son  air  et  ses 
manières  ne  manquaient  pas  d'élégance. 

Le  baronnet  Sycomore  de  5ymp;ithie  était  riche,  ce  qui  ache- 
vait decompléter  en  lui  tous  les  mérites  désirables  dans  un  mari. 
Lorsque  les  tilles  du  président  Abat-Jour  le  rencontraient  aux 
routs  de  la  marquise,  elles  donnaient  carrière  ;^  leur  babillage 
exagéré,  dans  l'espoir  qu'en  l'obligeant  à  partager  leur  enthou- 
siasme, elles  éveilleraient  en  lui  des  feux  plus  ardents  ;  mais 
l'affectation  la  plus  innocente  ne  causait  au  baronnet  que  de  la 
répugnance,  et  comme  Exotique  lui  parut  être  la  seule  jeune 
fille  de  ces  réunions  qui  fût  sincère,  quoique  romanesque,  il 
s'attacha  de  préférence  à  elle.  Il  ne  lui  eut  pas  parlé  trois  fois, 
qu'il  fut  tout  près  d'en  devenir  amoureux;  mais  il  remarqua 
aussitôt  dans  l'esprit  de  notre  héroïne, celte  juste  connaissance 
de  la  vie  qui  annonce  un  cœur  dont  l'amour  est  en  possession. 
Il  se  tint  donc  sur  ses  gardes ,  et  il  appela  sa  raison  à  son  aide 
pour  résister  à  l'entraînement  qu'il  éprouvait,  jusqu'à  ce  qu'il 
fût  mieux  informé  de  ce  qui  concernait  Exotique.  L'étranger 
Col-de-Chemise,  qui  devina  son  embarras,  résolut  de  venir  à 
son  secours.  Ils  s'abordèrent  un  soir,  dans  la  rue,  en  sortant  de 
chez  la  marquise,  et  la  conservation  tomba  d'elle-même  aur  la 
1  22 


254  REVUE  DE  FARIS. 

jeune  fille,  dont  la  présence  donnait  tant  de  charme  aux  rouis 
esthétiques. 

Le  voyageur  raconta  au  baronnet  comment  Exotique  s'était 
éprise  du  bonhomme  de  pain  d'épices.  Il  le  mit  en  peu  de  mots 
au  courant  des  antécédents  de  la  demoiselle,  des  erreurs  de  la 
marquise  et  des  prétentions  ridicules  du  conseiller  Gérondif. 
Mais  pour  ne  pas  décourager  Sycomore  de  Sympathie  ,  il  ne  lui 
parla  point  des  mouches  fourchues,  et  attribua  Tétat  d'Exotique 
à  une  maladie  de  rimaginalion ,  provenant  d'un  mauvais  ré- 
gime. Le  baronnet  secouait  tristement  la  tête  en  s'apitoyant  sur 
la  sort  de  la  pauvre  jeune  tille,  et  il  répétait  que  cette  manie 
approchait  terriblement  de  l'aliénation  mentale.  Col-de-Chemise 
parvint  cependant  à  lui  inspirer  le  désir  de  livrer  la  guerre  à  son 
rival. 

—  Surtout,  ajouta  le  voyageur ,  n'oubliez  pas  qu'il  faut  se 
presser,  et  que,  si  un  éclat  avait  lieu,  si  les  parents  avaient 
l'imprudence  de  séparer  la  demoiselle  de  son  fiancé,  tout  serait 
perdu.  L'opposition  et  la  contrariété  pousseraient  la  folie  à  son 
degré  le  plus  haut,  et  la  guérison  deviendrait  peut-être  impossi- 
ble. Faites  votre  cour  à  la  belle  Exotique  comme  si  vous  ignoriez 
ses  amours.  Gagnez  simplement  son  amitié;  devenez  son  confi- 
dent. Priez-la  d'amener  aux  routs  de  la  marquise  l'amoureux 
de  pain  d'épices,  et  alors  reposez-vous  sur  moi.  Je  vous  prêterai 
une  fiole  d'une  li((ueur  précieuse,  rapportée  de  France,  et  qu'on 
appelle  l'eau  d'Ironie;  vous  en  versez  une  goutte  sur  votre 
rival,  et  la  victoire  est  à  nous.  Ce  spécifique  ,  inconnu  à  Tiel- 
bourg ,  est  souverain  contre  l'engouement  le  plus  chronique. 

Soutenu  par  les  avis  du  voyageur  Col-de-Chemise,  le  baron- 
net se  conduisit  avec  l'habileté  nécessaire  dans  la  circonstance 
épineuse  où  il  se  trouvait.  Il  était  connaisseur  en  musique,  et 
parlait  d'une  manière  poétique  des  beaux  ouvrages  de  Mozart, 
que  la  demoiselle  admirait  particulièrement.  Ce  fut  le  premier 
lien  qui  s'établit  entre  elle  et  lui.  Jusqu'alors  Exotique  s'était 
contentée  de  faire  partager  au  bonhomme  de  pain  d'épices 
toutes  ses  impressions  ;  mais  Sycomore  de  Symi)athie  lui  en  four- 
nissait de  nouvelles.  Il  lui  montrait  une  foule  d'aperçus  qu'elle 
n'avait  pas  soupçonnés,  et  que  le  médiocre  fiancé  était  incapa- 
ble de  saisir.  Il  prenait  peu  à  peu  sur  la  jeune  fille  l'ascendant 
d'une  guide  intelligent  et  robuste.  Dans  leurs  conseryalions, 


REVUE  DE  PARIS.  255 

c'étail  lui  qui  dirigeait  Exotique ,  qui  rameDait  son  imagination 
dans  le  chemin  de  la  vérité  lorsqu'elle  s'en  écartait  par  inexpé- 
rience. Elle  trouvait  un  plaisir  infini  dans  la  compagnie  du  ba- 
ronnet, et  le  rival  descendait  insensiblement  à  une  position 
secondaire.  Si  le  cœur  lui  appartenait  encore  ,  l'esprit  se  tour- 
nait vers  Sycomore  de  Sympathie.  De  son  côté ,  le  baronnet 
subissait  l'influence  de  l'exaltation  d'Exotique ,  et  ses  idées 
prenaient  un  tour  sentimental.  La  jeune  fille  avait  besoin  d'un 
ami  et  d'un  confident;  elle  prit  naturellement  le  baronnet,  et 
lui  promit  de  le  présenter  à  son  fiancé  avant  le  jour  des  noces. 
Col-de-Chemise  se  réjouissait  déjà  de  la  prochaine  guérison  de 
la  demoiselle  et  du  bonheur  de  son  protégé ,  lorsqu'un  incident 
vint  renverser  ses  espérances. 

Un  matin.  Sycomore  de  Sympathie,  ayant  reçu  une  invitation 
à  dîner  de  la  marquise,  eut  l'imprudence  de  s'y  rendre  sans 
avoir  consulté  le  voyageur  étranger.  Il  remarqua  ,  en  entrant 
dans  la  maison ,  des  apprêts  extraordinaires  ,  comme  si  on  eût 
attendu  de  nombreux  convives  ,  et  cependant  les  demoiselles 
Abat-Jour  étaient  seules  invitées  avec  lui.  Un  air  de  fête  régnait 
partout.  Des  vases  de  fleurs  ornaient  les  consoles.  Exotique 
était  vêtue  d'une  robe  de  mousseline  blanche,  serrée  autour  de 
sa  fine  taille  par  un  ruban  de  taffetas  bleu  ;  ses  cheveux  étaient 
arrangés  avec  une  recherche  et  un  goût  parfaits  ,  et  dans  ses 
yeux  brillait  une  joie  naïve  mêlée  de  quelque  timidité,  comme 
si  ce  jour  eût  été  marqué  par  un  événement  de  conséquence. 
La  marquise  souriait  de  l'agitation  de  sa  fille,  et  paraissait 
considérer  les  apprêts  mystérieux  comme  un  badinage.  A  l'en- 
tendre, il  semblait  que  la  soirée  était  consacrée  aux  plaisirs  des 
enfants  ,  et  qu'on  allait  donner  une  représentation  de  marion- 
nettes ou  d'ombres  chinoises  pour  amuser  Exotique.  Le  conseil- 
ler Gérondif  de  Piraprenelle  portait  une  culotte  de  Casimir 
blanc.  On  ne  pouvait  donc  plus  douter  de  l'importance  de  la 
solennité. 

Le  dîner  fut  silencieux;  un  air  d'embarras  ou  d'attente  con- 
tractait les  visages  et  empêchait  les  conservations;  le  baronnet 
se  sentait  sur  un  volcan.  Exotique  pâlissait  et  rougissait  tour  à 
tour  ;  les  demoiselles  Abat-Jour  palpitaient  d'impatience  et  de 
curiosité  ;  la  marquise  seule  était  parfaitement  à  l'aise  ,  comme 
si  elle  eût  présidé  à  un  repas  pour  rire  offert  à  des  enfants  en 


256  REVUE  DE  PARIS. 

bas  âge.  Enfin  on  sortit  de  lable,  et  Sycomore  s'approcha 
aussitôt  de  la  jeune  personne  pour  la  prier  d'éclalrcir  !e  mys- 
tère. 

—  Ce  n'est  pas  un  mystère  pour  vons  ,  répondit  Exotique. 
Dans  un  instant,  nous  allons  présenter  à  nos  amis  intimes  celui 
à  qui  ma  main  est  destinée. 

Le  baronnet  fut  écrasé  par  ces  paioles.  Il  allait  voir  son  rival 
en  face,  et  le  voyageur  français  n'était  pas  invité!  Sycomore 
éperdu  voulait  courir  à  la  recherche  de  Col-de-Chemise, lorsque 
le  conseiller  Gérondif  dit  à  haute  voix  : 

—  Allons!  ma  chère  Exotique,  c'est  aujourd'hui  que  vous  avez 
vingt  ans.  L'usage  de  Tielbourg  veut  qu'on  marie  les  demoi- 
selles à  cet  âge.  Nous  vous  avons  laissé  le  soin  de  choisir  vous- 
même  un  époux ,  car  nous  connaissions  votre  raison  et  votre 
esprit.  Déclarez-nous  quel  est  l'heureux  mortel  sur  qui  votre 
choix  est  tombé. 

En  parlant  ainsi,  le  conseiller  redressait  son  chef  épanoui  sur 
lequel  on  pouvait  lire  ces  mots  tracés  en  lettres  de  feu  :  u  C'est 
moi  qui  suis  l'heureux  mortel  !  »  Mais  Exotique  se  tourna  vers 
un  enfant  de  sept  ans,  neveu  de  la  marquise,  et  lui  parla  bas  à 
l'oreille.  L'enfant  courut  à  la  chambre  de  sa  cousine  et  rapporta 
entre  ses  bras  le  bonhomme  de  pain  d'épices. 

—  Voilà  ,  murmura  la  jeune  fille,  celui  que  mon  cœur  a  dé- 
signé. 

Puis  elle  courut  au  conseiller  et  ajouta  : 

—  Mon  cher  tuteur,  veuillez  présenter  mon  fiancé  à  nos  amis. 

—  Finissons-en  avec  les  allégories ,  répondit  M.  Gérondif. 
Toutes  les  bienséances  vous  permettent  d'ouvrir  entièrement 
voire  âme. 

Le  tuteur  crut  nécessaire  de  prendre  là-dessus  une  contenance 
modeste  tandis  que  la  jeune  fille  allait  prononcer  son  noraj  il 
s'approcha  d'un  plateau  où  l'on  servait  des  rafraîchissements, 
afin  de  boire  négligemment  de  l'eau  sucrée. 

Dans  le  verre  qui  lui  tomba  sous  la  main  était  précisément 
en  train  de  se  noyer  la  mouche  fourchue  qui  l'avait  mordue,  il 
l'avala  d'un  trait ,  et  le  charme  qui  l'avait  aveuglé  se  dissipa 
subitement  avec  îe  dernier  soupir  de  l'insecte.  Pendant  ce 
temps-là  ,  Exotiijue  faisait  la  réponse  suivante  d'une  voix 
ferme  : 


REVUE  DE  PARIS.  257 

—  Il  n'y  a  pas  la  moindre  allégorie  sous  jeu ,  monsieur  le 
conseiller.  Voici  celui  que  j'aime,  et  qui  sera  mon  mari,  ou  bien 
je  resterai  fille  toute  ma  vie. 

Excepté  pour  la  marquise,  qui  riait  de  tout  son  cœur,  ces 
mois  furent  un  coup  de  foudre  pour  l'assemblée. 

—  0  ciel  !  balbutia  M.  Gérondif,  j'avais  cru...  j'avais  pensé... 
Quoi!  c'est  donc  un  autre  que  moi!.. 

Les  demoiselles  Abat-Jour,  persuadées  que  leur  jeune  amie 
perdait  la  raison ,  se  réfugièrent  de  l'autre  côté  de  la  table  à 
llié,  où  elles  formèrent  un  groupe  ravissant  ;i  voir.  Le  baronnet 
Sycomore  était  pétrifié.  L'enfant  qui  portait  le  boniiomine  de 
pain  d'épices ,  regardait  tous  les  visages  avec  l'air  désintéressé 
des  confidents  de  théâtre  qui  ne  savent  rien  de  la  pièce  qu'on 
représente. 

Ln  perdant  ses  illusions,  le  conseiller  n'en  conservait  pas 
moins  son  amour  pour  Exotique,  et  surtout  son  désir  d'acqué- 
rir la  fortune  de  sa  pupille.  La  surprise  fit  bientôt  place  à  la 
colère. 

—  Mademoiselle ,  s'écria-t-il ,  puisque  vous  aimez  ce  simula- 
cre d'homme  ,  n'espérez  pas  obtenir  mon  approbation. 

—  Franchement,  monsieur,  répondit  la  jeune  fille  avec  dé- 
dain ,  j'étais  étonnée  de  trouver  en  vous  tant  d'intelligence  et  de 
générosité.  J'avais  peine  à  croire  que  vous  eussiez  assez  de  bon 
sens  pour  vous  en  rapportera  moi  du  soin  de  choisir  un  époux. 

—  Et  moi,  mademoiselle,  je  pensais  que  vous  choisiriez  selon 
la  raison  et  les  convenances. 

—  Fort  bien  !  reprit  Exotique.  Je  vous  entends  :  il  vous  plai- 
sait de  voir  mon  cœur  s'ouvrir  à  toutes  les  joies  de  la  vie,  de 
voir  mon  esprit  se  couvrir  de  fleurs  comme  l'amandier  au  souffle 
du  printemps,  sans  vous  soucier  de  la  main  qui  le  cultivait.  Ces 
biens  une  fois  acquis,  vous  espériez  les  détourner  au  profit  d'un 
mari  à  votre  goût;  mais  vous  vous  trompiez,  monsieur.  On  ne 
transplante  pas  plus  facilement  les  passions  que  les  arbres,  une 
fois  qu'elles  ont  pris  des  racines  profondes.  Je  vous  le  déclare  : 
voici  celui  que  j'aime,  à  qui  j'ai  donné  ma  foi  et  qui  attend  de 
moi  tout  son  bonheur.  Je  ne  serai  jamais  à  un  autre. 

Le  tuteur  enfla  ses  poumons  et  cria  d'une  voix  terrible  : 

—  Retirez-vous,  petite. malheureuse  !  allez  dans  votre  appar- 
tement. Vous  ne  reverrez  jamais  cet  objet  maudit  ! 

22. 


258  REVUE  DE  PARIS. 

M.  Gérondif  saisit  le  bonhomme  de  pain  d'épices  et  l'enferma 
dans  une  armoire  ;  mais  aussitôt  Exotique  poussa  un  gémisse- 
ment douloureux  et  tomba  évanouie  dans  les  bras  du  baronnet 
Sycomore  de  Sympathie.  ^ 

—  A  quoi  pensez-vous,  conseiller  ?  s'écria  la  mère;  pourquoi 
tourmenter  ainsi  cet  enfant?  Lorsque  vous  m'assuriez  ce  matin 
que  ma  fîlle  vous  choisirait  pour  son  petit  mari ,  j'étais  loin  de 
croire  que  vous  y  attachiez  tant  d'importance.  Èles-vous  fou  de 
lui  causer  des  émotions  aussi  vives,  justement  à  l'éjioque  où  elle 
fait  ses  dents  !  11  y  a  de  quoi  la  rendre  malade.  La  voilà  éva- 
nouie à  présent.  Il  faut  appeler  le  médecin. 

Tout  le  monde  comprit  alors  les  secrets  désirs  du  tuteur  et  le 
motif  de  sa  colère.  Le  médecin  de  la  marquise  ne  demeurait  pas 
loin  ;  c'était  un  homme  fort  instruit  qui  s'appelait  le  docteur 
Tabatière,  et  qui  ccmnaissait  les  mouches  fourchues.  S'il  igno- 
rait ,  comme  tous  les  médecins,  le  remède  au  mal,  il  savait  du 
moins  le  baptiser  en  grec  et  donner  des  adoucissements  dans 
les  crises  violentes.  Grâce  à  ses  efforts  ,  Exotique  revint  à  la  vie 
dès  que  l'attaque  se  fut  dissipée  naturellement.  Le  docteur  Ta- 
batière demanda  comment  l'évanouissement  était  venu  ,  et  de- 
vina au  langage  de  la  marquise  qu'elle  n'avait  pas  une  juste 
idée  de  l'état  de  sa  tille.  Mais  au  lieu  d'écouter  ses  sages  avis, 
la  belle  dame  s'irrita  comme  le  tuteur.  On  envoya  donc  Exoti- 
que dans  son  appartement,  et  la  porte  en  fut  fermée  au 
tîancé. 

Les  convives  se  dispersèrent  dans  une  consternation  mortelle. 
Les  demoiselles  Abat-Jour  coururent  porter  la  nouvelle  à  leurs 
amies.  Le  baionnet  désespéré  en  causa  jusqu'au  matin  avec  Col- 
de-Chemise;  et  M.  Gérondif  de  Pimprenelle  ne  cessa  de  répéter 
toute  la  nuit  : 

—  0  rage  !  ô  humiliation  !  avoir  pour  rival  un  vil  bonhomme 
de  pain  d'épices  ,  et  lui  voir  encore  donner  la  préférence  ! 


VI. 


Le  lendemain  ,  M.  le  conseiller  Gérondif  fit  subir  un  interro- 
gatoire à  la  prisonnière,  et  lui  demanda  comment  ce  misérable 
bonhomme  avait  pu  réussir  à  lui  plaire.  Exotique  raconta  les 


REVUE  DE  PARIS.  259 

tourments  de  son  adolescence,  et  tint  au  conseiller  un  langage 
exalté  auquel  il  se  garda  bien  de  rien  comprendre. 

—  Au  milieu  de  la  nuit  affreuse  oîi  s'écoulait  ma  vie,  disait- 
elle,  un  beau  et  tendre  jeune  homme  est  venu  à  moi  en  souriant. 
Lui  seul  m'a  aimée  ;  il  m'a  dit  :  «  Verse  dans  mon  cœur  les  feux 
qui  te  consument,  car  je  les  partage.  »  L'amour  a  dissipé  les 
ténèbres.  Vous  voulez  savoir  comment  il  a  réussi  à  me  plaire? 
Othello  a  séduit  Desdemona  en  lui  parlant  de  ses  victoires  ,  de 
ses  blessures  et  de  ses  dangers  ;  mon  bien-aimé  a  touché  mon 
âme  par  le  moyen  contraire  :  il  m'a  écoutée,  il  m'a  écoutée  avec 
une  tendre  inquiétude,  et  quand  je  lui  disais  mes  ennuis  et  mes 
douleurs,  une  larme  brillait  dans  ses  yeux.... 

—  Une  larme!  s'écria  le  tuteur  ,  des  yeux!  des  paillettes  !  du 
pain  d'épices  !  un  bien-aimé  !  ah  !  j'en  perdrai  la  raison! 

Le  conseiller  essuya  les  gouttes  de  sueur  qui  coulaient  sur 
son  front,  et  ouvrit  la  fenêtre  pour  se  rafraîchir. 

—  Vous  le  voyez,  ajouta  Exotique  :  mon  choix  est  fixé.  Vous 
êtes  libre  de  me  faire  mourir  de  chagrin  ;  mais  je  ne  changerai 
pas  de  sentiments. 

L'indignation  donna  aux  sourcils  gris  du  conseiller  Gérondif 
la  forme  d'une  parenthèse ,  et  sa  bouche  prit  la  terrible  expres- 
sion d'un  accent  circonflexe. 

—  Je  foulerai  aux  pieds  votre  chélif  amoureux  !  s'écria-t-il  j 
je  le  taillerai  en  pièces  !  malheur  à  votre  bien-aimé  ! 

—  Arrache-moi  donc  aussi  le  cœur,  homme  sanguinaire  !  ré- 
pondit la  jeune  fille  ,  car  je  ne  lui  survivrai  pas  j  je  me  précipi- 
terai du  haut  de  cette  fenêtre. 

Le  tuteur  regarda  en  frissonnant  par  la  fenêtre ,  qui  s'élevait 
de  six  pieds  environ  au-dessus  du  sol  ,  où  les  couches  de  tulipes 
présentaient  un  lit  moelleux,  puis  il  sortit  éperdu.  Il  voulait 
condamner  à  mort  le  bonhomme  de  pain  d'épices,  et  l'extermi- 
ner en  présence  d'Exolique  pour  détruire  le  sortilège  ;  mais 
Col-de-Chemise  l'en  détourna. 

—  Gardez-vous-en  bien ,  dit  le  voyageur;  une  fois  que  votre 
pupille  croirait  son  amant  victime  d'un  meurtre,  elle  le  pleu- 
rerait jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Rendez-lui,  au  contraire,  son 
bien-aimé.  Elle  ne  tardera  pas  à  reconnaître  ce  qu'il  y  a  d'in- 
complet dans  un  sentiment  sans  réciprocité.  Son  imagination  se 
fatiguera  de  fournir  toujours  sans  rien  recevoir.  Elle  en  vien- 


260  REVUE  DE  PARIS, 

dra  d'elle-iuôme  à  mépriser  celui  qu'elle  adore  aujourd'hui. 
Mais  le  tuleur  ne  voulut  pas  se  rendre  à  ces  excellents  con- 
seils :  il  déclara  que  c'était  assez  que  sa  pupille  fût  devenue  folle 
sans  qu'il  devînt  fou  lui-même,  et  que  ce  mailieur  lui  arriverait 
infailliblement  s'il  la  voyait  encore  prendre  des  paillettes  pour 
des  yeux  pleins  d'une  tendre  expression.  La  marquise  ne  fut 
pas  plus  raisonnable. 

—  La  petite  n'a  pas  été  sage  ,  dit-elle,  on  ne  peut  lui  rendre 
ses  jouets  dans  le  moment  où  file  a  manqué  à  son  tuteur.  Le 
pain  sec  et  le  cabinet  noir  doivent  triompher  de  son  caractère 
indocile. 

Col-de-Chemise  et  le  baronnet  commençaient  à  craindre  sé- 
rieusement que  la  cure  de  la  jeune  fille  ne  fût  impossible  par 
la  faute  des  parents.  Ils  s'en  allèrent  dans  la  campagne  pour 
tâcher  de  combiner  un  plan  profond,  et  fumèrent  une  énorme 
quantité  de  cigarres  de  la  Havane  sans  pouvoir  rien  imaginer. 

Cependant  Exotique  ,  enfermée  dans  sa  chambre,  souffrait 
les  vraies  douleurs  d'une  amante  emprisonnée,  les  tourments 
exacts  décrits  dans  les  romans  ,  et  déclara  provisoirement 
qu'elle  se  laisserait  mourir  de  faim.  Elle  refusa  en  effet  de  pren- 
dre aucune  nourriture,  malgré  les  cris  de  toute  la  famille  ,  et 
pendant  deux  jours  elle  se  soutint  seulement  avec  quelques  frian- 
dises égarées  dans  ses  tiroirs  ,  car  elle  ne  voulait  pas  mourir 
tout  de  suite,  afin  de  laisser  à  son  fiancé  le  temps  de  voler  à  son 
secours.  Le  troisième  jour,  voyant  qne  son  amant  ne  paraissait 
pas  ,  qu'il  n'escaladait  aucune  fenêtre  ,  et  ne  chantait  pas  même 
la  nuit  dans  le  jardin  en  s'acconipagnant  d'une  mandoline,  elle 
tomba  dans  un  profond  désespoir. 

—  Hélas  !  pensait-telle,  ils  l'auront  sans  doute  jeté  comme 
moi  dans  un  sombre  cachot  !  Peut-être  la  douleur  d'être  séparé 
de  sa  bien-aimée... 

Ses  lèvres  refusèrent  d'exprimer  cette  crainte  terrible  ;  l'hor- 
reur s'empara  d'elle  quand  elle  se  vit  habillée  d'uiie  robe  rose. 
Elle  courut  aussitôt  à  ses  aimoires  pour  se  livrer  avec  enthou- 
siasme aux  soins  que  demande  une  toilette  de  grand  deuil.  Le 
noir  donnait  à  sa  pâleur  un  éclat  plus  brillant  et  à  ses  yeux  un 
feu  étrange.  On  eût  cru  voir  une  statue  d'albâtre  éclairée  par 
une  fîamme  intérieure.  Frappée  elle-même  de  son  aspect  sinis- 
tre ,  cette  aimable  fiUe  s'adressa  ainsi  la  parole  à  elle-même  : 


REVUE  DE  PARIS.  261 

—  Pauvre  Exotique  !  te  voilà  donc  semblable  à  un  fantôme , 
par  excès  d'amour  et  de  douleur  !  Qu'est  devenue  cette  fraîcheur 
que  le  baronnet  Sycomore  comparait  au  velouté  de  la  pèche  ? 
Riais  que  m'importe  ma  beauté  ?  Ne  vais-je  pas  mourir?  Oui,  j'y 
suis  résolue.  Tuteur  cruel ,  mère  inflexible,  vous  me  pleurerez 
Ij^entôt.  En  vain  vous  soulèverez  le  linceul  qui  voilera  mon  vi- 
sage, pour  y  chercher  un  reste  de  vie.  En  vain  vous  appellerez 
votre  Exotique  :  il  sera  trop  tard  ,  elle  ne"  répondra  plus  à  vos 
cris  ! 

La  jeune  fîlle  se  mit  au  lit ,  exténuée  par  les  larmes  et  le  man- 
que de  nouriture  ,  car  le  lecteur  ne  doit  pas  s'y  tromper  ,  son 
désespoir  était  sérieux  et  son  dessein  de  mourir  n'était  point 
un  badinage. 

Nous  avons  à  consigner  ici  une  particularité  singulière  sur 
les  piqûres  des  mouches  de  Tielbourg.  Le  venin  de  ces  insectes 
suspendait  sa  maligne  influence  pendant  les  heures  du  repos  , 
et  la  nature  reprenant  alors  le  dessus,  l'imagination  n'enfantait 
plus  que  des  images  puisées  dans  la  vie  positive  ;  par  une  opé- 
ration contraire  aux  phénomènes  ordinaires  du  sommeil,  les 
i'iiisions  et  le  fantastique  cédaient  alors  la  place  à  la  réalité. 
Ainsi  la  marquise  rêvait  souvent  qu'elle  avait  quarante-cinq  ans, 
et  que  sa  tille  était  bonne  à  marier.  La  médecine  et  les  régimes 
furent  impuissants  contre  cet  affreux  cauchemar. 

Après  la  triste  allocution  qu'Exotique  avait  prononcée  ,  notre 
héroïne  s'endormit,  et  voyagea  aussitôt  dans  le  monde  imagi- 
naire des  songes.  Elle  n'y  trouva  point  son  fiancé  ,  mais  le  ba- 
ronnet Sycomore  qui  lui  présentait  son  frais  et  rond  visage  en 
lui  disant  qu'il  l'aimait  de  tout  son  cœur.  Elle  acceptait  sa  for- 
lune  et  sa  main.  Elle  s'adonnait,  pour  lui  plaire  ,  aux  soins  du 
ménage;  elle  descendait  jusqu'à  faire  elle  même  de  la  pâtisserie 
et  le  baronnet  l'interrompait  dans  cette  occupation  pour  lui 
appliquer  sur  la  joue  un  gros  baiser  conjugal.  Exotique  s'éveilla 
un  peu  honteuse  de  ce  rêve  prosaïque,  et  la  clarté  du  soleil  nais- 
sant ayant  frappé  ses  yeux ,  le  fiancé  de  pâte  cuite  reprit  subite- 
ment ses  droits. 

Pendant  ce  temps-là  tout  le  monde  raisonnait  dans  Tielbourg 
sur  l'aventure  du  bonhomme  de  pain  d'épices,  et  il  se  consom- 
mait à  ce  sujet  une  prodigieuse  quantité  de  sottises  avec  la  bière 
j't  le  tabac.  Les  uns  inscrivaient cetévènement  parmi  les  preuves 


262  REVUE  DE  PARIS. 

incontestables  de  l'existence  de  la  magie;  d'autres  pensaient  que 
le  fiancé  était  l'ouvrage  d'un  Promélhée  moderne  qui  avait  su 
communiquera  sa  création  l'étincelle  de  sa  propre  vie.  Quel- 
ques jeunes  filles  regardaient  leurs  valseurs  avec  défiance, 
craignant  qu'ils  ne  fussent  des  automates  trompeurs  ,  et  les  es- 
prits impressionnables  poussaient  l'exagération  jusqu'à  dire  que 
les  réunions  du  monde  fourmillaient  de  bons  bonimes  de  pain 
d'épices  qui  n'avaient  d'humain  que  le  vernis  extérieur. 

Les  mères  de  famille  de  Tielbourg  firent  un  cri  unanime 
pour  déclarer  que  le  morceau  de  pâte  sucrée  était  un  homme 
véritable  ,  et  que  le  conseillier  Gérondif  avait  le  plus  grand  tort 
de  vouloir  qu'un  fiancé  sût  exprimer  des  idées ,  comme  si  cela 
était  nécessaire  pour  être  un  époux  sortable.  Le  président 
Abat-Jour  disait  que  le  tuteur  d'Exotique  se  montrait  bien  exi- 
geant et  bien  dédaigneux  ,  et  que  lui  s'estimerait  heureux  de 
trouver  des  partis  aussi  convenables  pour  ses  filles. 

Une  députation  des  amis  du  conseiller  vint  le  trouver  et  lui 
représenta  que  cette  affaire  causait  nn  scandale  déplorable,  que 
le  plus  sage  était  de  marier  la  demoiselle  à  celui  qu'elle  aimait, 
sans  quoi  elle  courait  le  risque  de  rester  fille  toute  sa  vie.  La 
nourrice  accourut  dans  le  même  instant  pour  annoncer  qu'Exo- 
tique n'avait  pris  aucun  aliment  depuis  trois  jours,  et  qu'elle 
se  mourait  d'inanition.  M.  Gérondif  céda  enfin.  Il  permit  à  ses 
amis  d'annoncer  le  mariage  i)rochain  ,  et  porta  lui-même  à  sa 
pupille  un  potage  accompagné  d'un  pardon  absolu. 

Quelques  jours  après  ,  Exotique  ,  ivre  de  joie  et  parée  du  bou- 
quet de  fleurs  d'oranger  ,  fut  unie  à  son  amant -dans  la  chajjelle 
d'un  château  que  la  marquise  possédait  aux  environs  de  Tiel- 
bourg. On  n'invita  personne  pour  la  cérémonie;  Mais  Col-de- 
Chemise  et  le  baronnet  Sycomore  furent  priés  à  dîner  pour  le 
soir.  La  belle  mariée  s'avança  au-devant  de  ses  anciens  amis 
avec  un  air  plein  de  bienveillance  et  de  douceur. 

—  Venez  ,  leur  dit-elle  ,  que  je  vous  présente  ù  mon  mari.  Je 
veux  qu'il  vous  aime  comme  je  le  fais ,  et  que  notre  maison 
vous  soit  ouverte. 

Elle  conduisit  alors  les  deux  jeunes  gens  auprès  de  l'époux 
qui  était  posé  nonchalamment  sur  le  coussin  d'un  canapé;  mais 
le  baronnet  tira  de  sa  poche  une  fiole  de  l'eau  d'Ironie  dont  il 
jeta  quelques  gouttes  sur  le  personnage  inanimé.  De  son  côté 


REVUE  DE  PARIS.  263 

Col-de-Chemise  lit  un  rire  sardoniqiie,  et  se  courbant  devant  le 
bonhomme  .  il  lui  appliqua  son  pouce  sur  le  visage ,  de  manière 
à  lui  aplatir  totalement  le  nez. 

—  Ceci!  dit-il,  c'est  voire  mari ,  mademoiselle  ?  oh!  vous 
idaisantez  sans  doute  ;  ce  n'est  qu'un  pantin ,  et  je  vais  vous  le 
prouver. 

Le  voyageur  cassa  le  plumet  de  pain  d'épices  qui  s'élevait 
sur  la  tête  du  bonhomme  et  le  mangea,  le  prestige  s'évanouit 
aussitôt,  et  le  bandeau  tomba  des  yeux  d'Exotique  ;  elle  de- 
meura un  moment  stupéfaite  en  reconnaissant  sa  fatale  erreur. 
Un  coup  d'œil  lui  suffit  pour  sentir  la  différence  qui  existait 
entre  son  ridicule  amoureux  et  le  sensible,  l'aimable  Sycomore 
de  Sympathie  ;  mais  elle  dissimula  sa  honte  et  se  relira  dans  son 
appartementavecsonépoux.  Lesdeuxjeunes  étrangers  reçurent, 
au  bout  d'un  instant,  un  billet  de  la  main  d'Exotique  dans  lequel 
la  mariée  les  priait  de  quitter  le  château  ,  en  leur  disant  qu'elle 
ne  pouvait  plus  se  permettre  de  les  revoir  après  la  conduite 
qu'ils  avaient  tenue  à  l'égard  de  son  mari.  Ce  fut  seulement  lors- 
qu'elle se  trouva  en  face  de  son  tuteur  et  de  la  marquise  ,  qu'elle 
donna  carrière  à  ses  larmes  et  à  ses  reproches. 

—  C'est  un  grand  malheur  pour  une  fille ,  dit-elle  ,  au  con- 
seiller Gérondif,  que  de  n'avoir  plus  de  père  et  de  n'être  pas  di- 
rigée avec  cette  intelligence  que  l'affection  du  sang  peut  seule 
donner;  je  l'ai  appris  à  mes  dépens.  Vous  m'avez  perdue  ,  mon- 
sieur; vous  avez  empoisonné  ma  vie  pour  toujours.  Me  voici  la 
femme  d'un  être  nul  et  méprisable,  et  ne  venez  pas  me  dire  que 
c'est  moi  qui  l'ai  voulu  ;  ne  venez  pas  me  rappeler  tout  ce  que 
j'ai  fait  pour  obtenir  votre  consentement.  Vous  n'avez  point  d'ex- 
cuses ;  vous  n'étiez  pas  digne  d'avoir  une  pupille,  puisque  vous 
n'avez  pas  su  l'élever  ni  veiller  à  son  bonheur. 

Exotique  se  tourna  ensuite  vers  sa  mère  et  fixa  sur  elle  un 
regard  si  pénétrant  qu'il  porta  la  persuasion  dans  l'esprit  de  la 
marquise  en  dépit  des  mouches  et  de  leur  influence. 

—  Et  vous,  madame,  poursuivit  la  jeune  fille,  je  vous  sou- 
haite, pour  votre  repos,  de  ne  pas  mieux  comprendre  la  res- 
ponsabilité terrible  qui  pèse  sur  votre  tète,  que  vous  n'avez 
compris  mes  chagrins  dont  vous  seule  étiez  la  cause.  Mon 
ridicule  amour  n'était  que  la  conséquence  de  vos  erreurs.  Com- 
ment, lorsque  vous  m'avez  vue  jeter  mon  cœur  au  premier 


264  REVUE  DE  PARIS. 

venu  ,  n'avez-vous  pas  eu  assez  de  jugement  pour  reconnaître 
que  la  nature  in'égarait?  J'en  conviens,  J'ai  agi  comme  un 
enfant  aveugle,  je  me  suis  doiinée  à  un  sot,  à  un  personnage 
indigne  de  moi;  j'ai  cédé  sans  réflexion  au  besoin  d'ouvrir  mon 
âme  à  des  impressions  nouvelles ,  et ,  quand  mes  sentiments  ont 
débordé  comme  un  torrent ,  le  premier  objet  qui  a  frappé  mes 
yeux  les  a  recueillis.  J'ai  montré,  jel'avoue,  une  rare  obstination 
une  résistance  opiniâtre  à  vos  volontés;  mais  comment  n'avcz- 
vous  pas  vu  que  mon  imagination  seule  était  amoureuse,  obstinée, 
résolue  à  mourir  ;  que  je  m'étais  enflammée  pour  des  vertus  et 
un  mérite  chimériques?  N'étiez-vous  pas  ma  mère?  n'était-ce 
p.'^s  à  vous  de  me  diriger,  de  m'expliquer  mes  propres  sensa- 
tions ?  n'avez-vous  pas  eu  vingt  ans  comme  moi?  ne  saviez-vous 
point  qu'à  cet  âge  une  lille  a  besoin  d'une  main  amie  pour 
guider  ses  premiers  pas  dans  cette  vie  nouvelle  que  lui  font  ses 
passions  naissantes?  Vous  m'avez  abandonnée  à  moi-même  au 
milieu  des  précipices,  et  vous  m'avez  poussée  dans  un  abîme  au 
lieu  de  me  retenir.  Ah  !  puisse  le  ciel  frapper  de  stérilité  les 
femmes  semblables  à  vous  ! 

Un  éclair  de  raison  frappa  les  yeux  de  la  marquise  et  lui 
permit  de  mesurer  l'étendue  de  ses  fautes  et  le  malheur  de  sa 
fille;  mais  elle  s'imagina  aussitôt,  avec  cet  empressement  com- 
mun à  toutes  les  mères,  qu'Exotique  pouvait  trouver  un  dé- 
dommagement à  ses  infortunes  dans  le  redoublement  de  l'aifec- 
lion  maternelle  : 

—  Mon  enfant ,  ma  tille ,  mon  Exoticpie  chérie  !  s'écria-t-eile; 
je  suis  bien  coupable  envers  toi.  Je  reconnais  mes  torts,  mais 
tout  n'est  pas  encore  perdu.  Tu  as  éjjousé  un  sot  ;  le  bonheur 
qui  peut  nous  venir  par  le  mariage  ,  tu  ne  le  connaîtras  pas  , 
mais  il  le  reste  encore  une  mère  ,  une  mère  tendre  et  dévouée 
qui  te  consolera  ,  qui  passera  ses  jours  désormais  à  écouter  tes 
contîdences  ,  à  partager  tes  chagrins.  Le  ciel  m'est  témoin  que 
je  croyais  te  rendre  heureuse  en  cédant  à  tes  désirs. 

—  Madame,  re|)rit  Exotique  avec  sévérité  ,  votre  tendresse, 
vos  conseils  et  votre  secours  m'arrivent  trop  tard  :  je  n'en  i>i 
plus  besoin.  Mon  malheur  est  complet  et  achevé;  c'est  à  présent 
que  je  dois  ensevelir  mes  chagrins  dans  mon  cœur,  et  j'en  aurai 
le  courage. 

—  Mais,  dit  le  tuteur,  nous  pouvons  encore  solliciter  un 


REVUE  DE  PARIS.  265 

divorce.  J'ai  des  amis  puissants  ;  le  prince  nous  protégera  ;  on 
ne  vous  condamnera  point  à  vivre  éleinellement  avec  ce  vil 
objet  qui  n'a  d'iiumain  que  la  forme.  Vous  obtiendrez  du  moins 
une  séparation  de  corps. 

—  Non  !  s'écria  Exotique ,  c'est  assez  de  bruit  et  de  scandale  ; 
puisque  j'ai  voulu  ce  mariage  ,  saciions  nous  résigner.  Il  n'y  a 
rien  à  gagner  avec  les  éclats  dans  ce  monde  où  nous  sommes 
tous  ennemis  les  uns  des  autres.  Je  serai  malheureuse,  mais  je 
vivrai  en  bonne  intelligence  avec  mon  époux.  Je  veux  qu'on 
lui  accorde  autant  de  considération  qu'à  moi-même,  et  je  ferai 
en  sorte,  par  ma  conduite  ,  que  son  jieu  de  mérite  ne  m'expose 
ni  à  la  médisance,  ni  aux  importunités  de  la  galanterie. 

On  s'étonnera  peut-être  de  voir  prendre  ainsi  au  sérieux 
l'union  d'une  jeune  lîlle  avec  un  bonhomme  de  pain  d'épicesj 
mais  nous  dirons  que  dans  le  pays  de  Tielbourg  les  lois  étaient 
empreintes  d'une  rigueur  extrême  en  tout  ce  qui  touchait  aux 
liens  du  mariage.  Ces  lois  poussaient  le  respect  pour  cette 
institution  jusqu'à  une  exagération  approchant  de  la  folie.  Il  n'y 
avait  pas  de  méchanceté,  de  sottise  ni  d'abjection  ,  qui  pût  en- 
traîner la  déchéance  des  droits  d'époux.  Les  jeunes  filles  une 
fois  mariées  ne  devaient  plus  espérer  de  briser  leurs  chaînes  , 
quand  même  elles  auraient  découvert  et  prouvé,  dès  le  soir  des 
noces,  que  leur  mari  élai^.  un  automate,  un  polichinelle,  ou 
même  une  bête  féroce  ;  aussi ,  malgré  la  pénible  condition  d;; 
notre  héroïne  ,  il  y  avait  à  Tielbourg  tant  de  ménages  malheu- 
reux ,  que  la  moitié  des  femmes  auraient  encore  échangé  bie;i 
volontiers  leurs  époux  de  chair  et  d'os  contre  le  semblant  de 
mari  avec  lequel  Exotique  allait  passer  ses  jours. 

Une  fois  qu'elle  eut  soulagé  sou  cœur  par  les  justes  reproches 
qu'on  vient  de  lire ,  notre  héroïne  renferma  en  elle-même  le 
reste  de  ses  douleurs.'  Elle  vécut  le  mieux  qu'elle  put  avec  son 
triste  mari ,  et  ne  soufTrit  jamais  qu'on  parlât  mal  de  lui.  Les 
jeunes  gens  de  la  ville  se  mirent  dans  l'esprit  qu'une  si  jolie 
personne  chercherait  bientôt  un  adoucissement  à  son  infortune 
en  prenant  des  amants;  mais  Exotique  se  montra  aussi  sage 
qu'elle  était  malheureuse ,  et  le  baronnet  Sycomore  lui-même  , 
pour  qui  elle  avait  plus  que  de  l'estime  ,  ne  put  jamais  réussir  à 
l'écarter  de  ses  devoirs.  Dans  son  dépit,  cet  aimable  jeune 
homme  entreprit  un  long  voyage  en  France,  où  d'autres  belles 
1  23 


266  REVUE  DE  PARIS. 

aussi  mal  mariées  qu'Exotique  le  consolèrent  des  rigueurs  de  sa 
maîtresse.  L'étranger  Col-de-Chemise  lui  tint  compagnie  et 
poursuivit  ensuite  ses  excursions  et  son  rôle  d'observateur. 

On  trouve  dans  les  notes  recueillies  par  le  voyageur  mysté- 
rieux une  foule  de  documents  précieux  sur  le  pays  de  Tielbourg , 
et  des  'anecdotes  nombreuses  relatives  aux  divers  accidents 
causés  par  la  piqûre  des  mouches  fourchues.  Nous  en  avons 
pris  connaissance  ,  et  nous  avons  remarqué  plusieurs  exemples 
de  l'engouement  des  jeunes  filles  mal  dirigées  pour  divers 
simulacres  d'hommes  que  leui's  idées  romanesques  transfor- 
maient en  personnages  de  mérite.  Il  arriva  presque  toujours 
que  ces  demoiselles,  n'ayant  pas  un  caractère  aussi  beau  ni  des 
sentiments  aussi  élevés  que  ceux  d'Exotique  ,  ne  montrèrent  ni 
sa  patience  ni  ses  vertus  après  leur  mariage.  Elles  reconnurent 
leurs  méprises  et  le  mauvais  placement  de  leurs  affections  ;  les 
séductions  de  la  jeunesse  galante  ne  les  trouvèrent  pas  inébran- 
lables comme  notre  héroïne  :  elles  succombèrent  hélas  !  et  brea 
souvent  un  amant  de  croquet  supplanta  un  mari  de  pain  d'é- 
pices. 

Le  lecteur  sensible  doit  les  plaindre  et  non  les  condamner. 

Paul  de  Musset. 


L'ARCHIPRETRE 


DES  CEVENNES. 


XIX  (1). 

LE  VOYAGE. 

Après  avoir  suivi  pendant  quelque  temps  la  route  d'Alais  au 
Ponl-de-Montvert ,  et  traversé  plusieurs  plaines  fertiles,  nos 
trois  voyageurs  s'engagèrent  bientôt  dans  les  défilés  de  la 
chaîne  des  Cévennes. 

A  mesure  que  le  chemin  remontait  vers  le  nord-ouest,  il  de- 
venait de  plus  en  plus  difficile.  Tout,  dans  ces  immenses  soli- 
tudes, offrait  l'image  du  bouleversement  et  du  chaos  ;  les  grandes 
secousses  et  les  grandes  éruptions  volcaniques  avaient  entassé 
rochers  sur  montagnes;  de  loin  en  loin  de  vastes  cratères  éteints 
formaient  autant  d'abîmes  sans  fond. 

A  minuit  la  lune  se  leva  claire  et  brillante;  sa  lumière  douce 
et  veloutée  ne  put  adoucir  l'aspect  sauvage  d'une  gorge  étroite 
que  gravissaient  Isabeau,  Toinon  et  Taboureau. 

(1)  Voyez  page  5  de  ce  volume.  -«  Cet  article  termiHe  la  première 
série  des  Fanatiques  des  Cévennes.  La  seconde  série  paraîtra  pro- 
chainement dans  la  Revue  de  Paris,  sous  le  titre  de  la  Belle  Isabeau. 


268  REVUE  DE  PARIS. 

Les  'cimes  âpres,  déchirées,  des  rochers  qui  dominaient  ce 
défilé,  étaient  noyées  d'une  vapeur  bleuâtre;  çâ  et  là,  d'énor- 
mes fragments  de  spath  calcaire,  d'une  blancheur  et  d'une  trans- 
parence vitreuse,  surp!omI)ant  la  roule  à  une  grande  hauteur, 
scintillaient  doucement  et  réfléchissaient  les  rayons  irisés  de  la 
lune  comme  autant  de  vitraux  gigantesques. 

Le  silence  de  la  nuit  était  profond  ,  les  échos  répétaient  dis- 
tinctement les  pas  des  trois  voyageurs  sur  ce  sol  calciné ,  sonore 
et  miné  par  les  courants  volcaniques. 

Jusque-là,  Toinon  n'avait  pas  jugé  à  propos  de  confiera  Ta- 
boureau  les  soupçons  et  la  terreur  que  lui  inspirait  Isabeau  re- 
lativement à  Tancrède,  non  phis  que  la  fable  qui  avait  décidé 
la  jeune  fille  à  leur  servir  de  guide.  La  Psyché  avait  aussi  jus- 
qu'alors caché  au  sigisbé  qu'il  passait,  aux  yeux  de  la  Cévenole, 
pour  un  ministre  protestant. 

Craignant  qu'Isabeau  n'interrompît  le  silence  qu'elle  avait 
presque  toujours  gardé  depuis  le  départ  d'Alias  ,  et  que  Tabou- 
reau  ne  répondît  maladroitement,  Toinon  le  mit  en  peu  de  mots 
au  fait  de  ce  qu'il  ignorait. 

Dans  son  ingénuité,  Claude  approuva  fort  Toinon  de  l'avoir 
fait  passer  pour  ministre  de  la  religion  léformée.  La  seule  mau- 
vaise rencontre  qui  fût  à  redouter  étant,  selon  lui,  celle  d'une 
))ande  d'hérétiques,  il  se  regarda  dès  lors  comme  revêtu  d'un 
caractère  inviolable  aux  yeux  des  protestants. 

Malgré  cette  garantie  ,  Taboureau  était  loin  d'être  complète- 
ment rassuré.  L'aspect  de  ces  déserts ,  rendus  encore  plus  im- 
posants par  la  demi-obscurité  qui  les  voilait,  l'impressionnait 
désagréablement;  tantôt  les  apparences  fantastiques  des  ro- 
chers, éclairés  par  la  lune  d'une  manière  bizarre,  lui  cau- 
saient de  sourdes  terreurs  ;  tantôt  ces  bruits  vagues,  lointains, 
que  les  voix  mystérieuses  des  grandes  solitudes  semblent  échan- 
ger entre  elles  pendant  le  calme  des  nuits ,  redoublaient  les 
inquiétudes  du  sigisbé. 

Toinon,  exaltée  par  son  amour ,  par  l'ardeur  fébrile  qui 
donne  tant  d'énergie  aux  êtres  frêles  et  nerVeux ,  Toinon  ne 
craignait  rien.  Elle  était  tout  entière  au  ravissement  de  sur- 
prendre Tancrède ,  de  braver  pour  lui  fatigues  et  périls  ;  elle 
faisait  mille  rêves  d'or  :  il  l'accueillerait  avec  bonté  ,  car,  dans 
ce  pays  sauvage,  elle  n'aurait  pas  à  craindre  de  rivale;  pour 


REVUK  DE  PARIS.  269 

le  suivre  plus  commodément ,  elle  prendrait  des  habits  d'homme 
et  lui  servirait  de  page,  de  valet ,  mais  au  moins  elle  serait  près 
de  lui.  La  seule  éi)Ouvan(e  qui  venait  quelquefois  glacer  la  pau- 
vre femme,  c'était  la  pensée  que  Tancrède  pourrait  la  mal  re- 
cevoir, la  chasser  ;  mais  la  Psyché  détournait  bien  vite  sa  vue  de 
ce  noir  abîme  de  désespoir  ,  ne  voulant  pas  affaiblir  son  cou- 
rage par  de  funestes  prévisions. 

La  Psyché  et  son  sigisbé  avaient  un  peu  ralenti  le  pas  ,  pour 
pouvoir  causer  librement;  Isabeau  les  précédait. 

Le  sombre  silence  que  gardait  opiniâtrement  la  Cévenole,  se 
conçoit  aisément;  après  trois  ans  d'absence,  elle  allait  revoir 
Jean  Cavalier.  Sans  savoir  s'il  était  un  des  chefs  des  rebelles, 
elle  ne  doutait  pas  qu'il  n'eût  pris  une  part  active  à  la  révolte. 
Isabeau  comptait  se  rendre  à  Saint-Andéol ,  espérant  y  trouver 
Cavalier;  sinon  elle  voulait  se  mettre  à  sa  recherche,  elle  avait  de 
terribles  révélations  à  lui  faire,  elle  avait  à  lui  expliquer  une 
conduite  dont  les  fatales  apparences  étaient  contre  elle.  Isabeau 
savait  enfin  que  le  marquis  Tancrède  de  Florac,  contre  lequel 
elle  nourrissait  une  haine  implacable,  commandait  les  troupes 
royales  opposées  aux  fanatiques.  Tant  de  sujets  de  préoccupa- 
lions  devaient  absorber  assez  la  Cévenole  pour  la  rendre  insou- 
ciante de  ses  compagnons  de  roule  ,  et  facilement  dupe  du  men- 
songe qui  avait  transformé  Taboureau  en  ministre  et  Toinon 
en  protestante. 

.Nul  doute  que  le  voyage  en  se  prolongeant  ne  dût  rendre  le 
rôle  de  la  Psyché  et  de  Taboureau  beaucoup  plus  difficile  à 
jouer  ,  qu'il  ne  l'avait  été  jusqu'alors. 

Un  incident  rapprocha  les  trois  voyageurs,  et  noua  leur  en- 
trelien. 

Un  bloc  de  rochers ,  sans  doute  depuis  longtemps  miné  par 
le  temps  ,  se  détacha  de  la  crête  d'une  des  deux  montagnes  qui 
encaissaient  le  chemin,  roula  sur  la  pente  de  l'escarpement 
avec  le  bruil  delà  foudre,  et  vola  en  éclats  au  milieu  de  la  route. 

A  ce  fracas  retentissant ,  répété  par  les  échos  des  Cévennes, 
Toinon  et  Taboureau  pâlirent. 

—  Nous  sommes  perdus  !  s'écria  Taboureau. 

Isabeau  s'arrêta  un  moment,  fit  signe  à  ses  deux  compagnons 
de  rester  immobiles ,  et  prêta  l'oreille  en  se  penchant  vers  la 
terre. 

25. 


270  REVUE  DR  PARIS. 

Après  quelques  minutes  d'adontion  ,  ia  Cévenole  se  redressa 
et  dil  à  Tahoureau  :  C'est  un  éboulemcnt  de  rochers  assez 
commun  dans  nos  montagnes  ,  saint  pasteur  ;  continuons  notre 
route. 

Le  sigisbé,  étourdi  parla  frayeur,  avait  oublié  son  rôle; 
aussi,  s'entendant  appeler  saint  pasteur,  il  regarda  Isabeau 
avec  étonnement. 

—  Songez  donc  que  vous  passez  pour  un  ministre,  lui  dit  la 
Psyché  tout  bas  en  se  remettant  en  marche, 

—  Ah  !  tit  Claude  en  se  frappant  le  front. 

Après  quelques  minutes  de  marche,  Isabeau,  employant  les 
allégories  bibliques  et  le  langage  figuré  familier  aux  protes- 
tants, dit  au  sigisbé  d'une  voix  triste  et  grave  : 

—  Les  propht'tes  ont  commandé  ù  tous  ceux  qui  demeuraient 
vers  Esdrilon  de  se  saisir  des  montagnes  par  oii  l'on  pourrait 
aller  à  Jérusalem  ,  et  les  enfants  d'Israël  ont  exécuté  cet  ordre. 

Claude  Taboureau,  d'une  ignorance  complète  en  géographie 
sacrée,  ne  saisit  pas  le  rapport  qui  pouvait  exister  entre  Israël , 
Jérusalem ,  Esdrelon  ,  les  prophètes  et  les  circonstances  pré- 
sentes ;  il  regarda  la  Cévenole  d'un  air  interdit ,  et  reprit  à 
tout  hasard  et  d'un  ton  approbateur  : 

—  El  ils  ont  bien  fait ,  ma  foi,  d'obéir  aux  prophètes  ,  ma 
chère  demoiselle. 

—  Et  votre  venue,  saint  pasteur,  va  les  combler  d'allégresse. 
La  vigne  est  mûre.  Votre  voix  les  soutiendra  pendant  la  ven- 
dange ! 

—  Ah  çà ,  dit  tout  bas  Claude  à  Toinon  ,  qu'.est-ce  qu'elle  veut 
donc  dire  avec  sa  vigne  et  sa  vendange  ?  Est-ce  qu'elle  me  prend 
maintenant  jiour  un  chantre  de  cathédrale  ?  —  Pourtant,  il 
reprit  avec  onction  :  Je  ferai  mon  possible  pour  plaire  à  nos 
frères  pendant  la  vendange.  Quant  à  ma  voix,  ma  chère  demoi- 
selle ,  ce  n'est  qu'un  bien  modeste  bariton  ;  mais  enfin  ,  comme 
on  dit ,  la  plus  belle  fille  ne  peut  donner  (jue  ce  qr'elle  a...  eh  ! 
eh  !  eh  !  ajouta  Taboureau  en  riant  d'un  air  gaillard  pour  égayer 
la  conversation  qui  lui  semblait  beaucoup  trop  d'accord  avec  la 
tristesse  du  site  où  ils  se  trouvaient. 

Toinon  le  pinça  ])our  l'engager  à  se  taire,  craignant  que  la 
Cévenole  ne  fût  choquée  de  cet  étrange  langage 5  mais  Isabeau 
n'avait  rien  entendu. 


REVUE  DE  PARIS.  271 

Tout  à  coup  elle  s'arrêta  devant  une  tombe  grossièrement 
élevée  dans  un  enfoncement  de  rochers. 

Toinon  et  le  sigisbé  crurent  prudent  de  l'imiter. 

—  C'est  ici  que  fut  massacré  le  ministre  Candomergue,  dit 
Isabeau  d'une  voix  sombre. 

—  Ah  !  ah...  le  ministre  Candomergue  a  été...  massacré  au 
milieu  de  ces  rochers  ?  dit  Claude  avec  une  certaine  émotion. 

—  Massacré  au  milieu  de  ses  frères ,  auxquels  il  donnait  la 
parole  de  Dieu  ,  comme  vous  allez  la  donner  à  nos  frères,  saint 
pasteur  !  Ah  !  le  courage  des  combattants  ,  armés  du  glaive  , 
n'est  rien  auprès  de  votre  courage  ù  vous ,  religieux  organes  du 
Seigneur!  L'ardeur  de  la  bataille  emporte  les  soldats;  tandis 
que  vous  ,  impassibles  au  milieu  du  carnage,  vous  n'avez  que 
des  chants  d'allégresse  à  élever  vers  le  Seigneur,  vous  n'avez 
que  votre  précieux  sang  à  lui  offrir  en  holocauste! 

Tahoureau  se  rapprocha  de  Toinon  ,  en  regardant  Isabeau 
avec  beaucoup  de  répugnance;  il  commençait  à  regretter  fort 
d'avoir  accepté  légèrement  le  rôle  de  ministre,  en  voyant  à 
quels  dangers  il  pouvait  se  trouver  exposé.  Aussi  dit-il  tout 
bas  à  la  Psyché  :  Décidément,  j'aime  bien  mieux  passer  pour 
un  simple  protestant;  cela  n'est  i)eut-élre  pas  si  brillant  que 
ministre  ,  mais  cela  me  paraît  infiniment  plus  sûr. 

—  Impossible,  dit  Toinon  ,  vous  perdriez  tout;  mais  ,  qu'im- 
porte, demain  soir  nous  serons  arrivés  au  Pont-de-Montvert. 

Puis,  voulant  sans  doute  rassurer  Claude,  elle  dit  à  Isa- 
beau  : 

—  Mais  le  nombre  des  ministres  que  nous  avons  à  regretter 
depuis  quelque  temps  est  heureusement  peu  considérable? 

—  Peu  considérable?  reprit  Isabeau  avec  un  sourire  amer. 
Oui,  sans  doute,  parce  que  le  bourreau  a  manqué  de  victimes; 
parce  que  le  plus  grand  nombre  de  nos  ministres  a  déjà  péri 
dans  les  flammes  et  sur  la  roue.  Si  les  Moabites  ne  massacrent 
plus  de  pasteurs  ,  c'est  qu'il  n'en  reste  plus  ;  vous  ne  le  savez 
que  trop,  digne  ministre ,  vous,  le  dernier  peut-être  de  ces 
saints  proscrits  qui  viennent  se  dévouer  héroïquement  au  mar- 
tyre. Mais  qu'importe  le  martyre  ?  les  palmes  en  sont  vertes  et 
immortelles,  dit  Isabeau  avec  une  sombre  exaltation. 

Le  sigisbé  se  sentait  de  plus  en  plus  inquiet,  grâce  aux  cou- 
leurs effrayantes  dont  la  Cévenole  venait  de  peindre  la  pieuse 


272  REVUE  DE  PARIS. 

mission  qu'il  élait  censé  remplir.  11  s'approcha  de  la  Psyché  et 
lui  dit  à  voix  basse  :  Tenez  ,  entre  nous  ,  je  déteste  cette  grande 
fi!le-ià ,  avec  son  air  liominasse;  il  y  a  quelque  chose  de  si- 
nistre dans  sa  figure.  Ilum  !  je  la  trouve  encore  singulière  avec 
ses  palmes  vertes  et  son  martyr.  —  Ah  Psyché,  Psyché  !  ajouta- 
l-il  d'un  air  chagrin  ,  tout  ceci  finira  mal.  Que  le  diable  emporte 
M.  de  Florac  et  tous  les  marquis  du  monde  ! 

—  Sans  doute  les  palmes  du  martyre  sont  glorieuses,  reprit 
Toinon  pour  tirer  Taboureau  d'embarras  ,  mais  notre  digne 
conductrice  i)ermettra  à  la  sœur  du  saint  ministre  de  désirer 
ardemment  que  son  frère  vive  longtemps  pour  répandre  la  pa- 
role de  Dieu. 

—  Sans  doute ,  sans  doute  ,  reprit  Taboureau  ;  je  tiens  à  ré- 
|)andre  la  parole  de  Dieu  le  plus  longtemps  possible.  C'est  parce 
que  les  ministres  sont  rares ,  très-rares ,  qu'il  faut  conserver 
très-précieusement  ceux  qui  restent,  contiuua-l-il  d'un  ton 
d'oracle.  J'ai  mes  raisons  pour  parler  ainsi ,  je  ne  m'appartiens 
plus.  —  Puis  il  ajouta  :  Mais,  diles-moi ,  ma  chère  demoiselle, 
il  n'y  a  aucune  chance  pour  que  nous  rencontrions  quelqu'un 
d'ici  au  PonL-de-JIonlvert,  n'est-ce  pas? 

—  Cela  n'est  pas  probable  ,  à  moins  que  nos  frères  n'aient  at- 
taqué les  Moabites.  On  le  dit  dans  le  plat  pays;  alors  il  se  peut 
qu'ils  s'étendent  de  ce  côté  pour  occu|)er  ces  montagnes. 

—  Heureusement ,  avec  vous  ,  nous  n'avons  rien  à  craindre 
dit  Toinon  à  Isabeau. 

—  Craindre  !  et  i|ue  craindriez-vous?  C'est  avec  des  bénédic- 
tions ,  c'est  avec  des  cris  d'allégresse  ,  je  vous  l'ai  dit,  que  nos 
frères  nous  accueilleront;  car  ce  saint  pasteur  est  avec  nous. 
Et  l'es  fils  d'Israël  n'auront  pas  assez  de  voix  i)our  lui  demander 
un  prêche,  pour  le  supplier  de  leur  faire  entendre  i\  l'instant  la 
voix  du  Seigneur. 

—  Vous  voyez  à  quoi  vous  m'exposez  avec  votre  maudite 
équipée  !  dit  tout  bas  Claude  à  Toinon  ,  d'un  air  désespéré.  Je 
puis  être  ,  d'un  moment  à  l'autre,  obligé  d(^  faire  entendre  la 
voix  du  Seigneur  à  ces  mallieureux-là,  et  de  leur  chanter  la 
messe...  Oue  diable  voulez-vous  que  je  leur  dise?  —  Et  il  reprit 
vivement,  au  risque  de  tout  perdre  :  Mais  heureusement,  ma 
chère  demoiselle,  que  les  troupes  royales  serrent  du  près  les 
rebelles ,  et  que  nous  pouvons   tout  aussi   bien   rencontrer 


REVUE  DE  PARIS.  273 

un  détachement  de  braves  dragons  qu'une  bande  de  protes- 
tants. 
Isabeau  regarda  Taboureau  avec  la  plus  grande  surprise, 

—  Mon  frère,  que  dites-vous  !  s'écria  Toinon  effrayée  de  la 
tournure  que  prenait  la  conversation. 

Heureusement  Isabeau  ,  préoccupée  de  sa  prochaine  entrevue 
avec  Cavalier,  n'apportait  pas  une  complète  attention  à  l'en- 
tretien. Dans  la  question  de  Taboureau  ,  elle  vit  une  sorte  d'im- 
palience  du  martyre  qui  lui  sembla  très-héroïque  ;  aussi  ré- 
pondit-elle respectueusement  au  sigisbé  : 

—  Saint  pasteur,  je  le  vois,  vous  avez  plus  bâte  de  rencon- 
tier  nos  bourreaux  que  nos  frères.  Daniel  aussi  ijvail  bâte  d'être 
jeté  dans  la  fosse  aux  lions,  Azarias  d'être  jeté  dans  la  four- 
naise ,  car  on  chante  le  Seigneur  plus  glorieusement  encore  au 
milieu  des  tortures. 

—  Des  tortures  !  s'écria  Claude.  Ah  çà  !  laissez-moi  donc 
tranquille,  à  la  tin,  avec  vos  tortures.  Est-ce  que  vous  êtes  folle? 
Est-ce  que  vous  croyez  bonnement  que,  si  un  parti  de  dragons 
nous  rencontrait ,  je  ne  leur  dirais  pas... 

—  Et  qu'imporle  se  hâta  de  dire  Toinon  en  interrompant  Ta- 
boureau ,  rien  ne  prouve  que  nous  soyons  protestants.  Nous  di- 
rions ,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  sur  la  route  ,  que  nous  sommes 
catholiques. 

Isabeau  s'arrêta  brusquement ,  jeta  sur  la  Psyché  un  regard 
foudroyant,  et,  se  tournant  vers  Taboureau,  elle  lui  dit  avec 
un  accent  de  dédaigneuse  et  sombre  commisération  : 

—  Plaignez  cette  enfant,  car  elle  est  faible  ;  plaignez-la  ,  car 
la  fatigue  de  la  route ,  la  douleur  de  savoir  les  siens  prison- 
niers, ont  frappé  son  esprit.  Elle  vous  propose  un  parjure, 
saint  pasteur;  elle  ne  comprend  pas ,  dans  son  égarement,  que 
si  vous  avez  pu  ,  pour  rejoindre  vos  frères,  vêlir  les  vêtements 
dorés  des  fils  de  Baal ,  une  fois  sur  le  théâtre  sacré  de  cette 
sainte  guerre,  vous  allez  fouler  aux  pieds  les  faux  dieux!... 
Dire  que  nous  sommes  catholiques  !  s'écria  Isabeau  avec  une 
indignation  croissante.  Lorsque  Dalilah  eut  endormi  Samson, 
lorsque  Judith  eut  endormi  Holopherne ,  ne  sont-elles  pas  re- 
devenues des  tilles  du  Seigneur,  pour  faire  sonner  l'heure  de 
la  vengeance?  Nous  déclarer  catholiques  !  —  Et  la  colère  d'I- 
sabeau  redoublait.  —  Si  nous  rencontrions  les  troupes  royales, 


274  REVUE  DE  PARIS. 

oh  !  ce  serait  d'une  voix  éclatante  comme  la  trompette  de  Sion 
que  ton  frère,  que  moi,  nous  dirions  à  ces  moahites  :  «  Gloire 
au  Seigneur  le  Dieu  des  armées  !  nous  sommes  protestants  !  »  Et 
loi-même,  toi-même ,  pauvre  enfant ,  tu  joindrais  ta  faible  voix 
aux  nôtres ,  quand  tu  verrais  que  nous  achetons  une  félicité 
éternelle  par  une  mort  courageuse  et  résignée  ! 

De  tout  ceci ,  il  ressortait  pour  Claude  le  dilemme  suivant  : 
s'il  tombait  dans  un  parti  de  protestants  ,  il  lui  fallait,  par  son 
incapacité  de  prêcher  ,  êlre  reconnu  pour  faux  ministre;  s'il 
tombait  dans  un  parti  de  caliioliques ,  son  déguisement  et  l'exal- 
tation sauvage  d'isabeau  le  pouvaient  faire  passer  pour  un  mi- 
nistre protestant,  malgré  ses  dénégations. 

Il  flottait  entre  ces  deux  alternatives  également  effrayantes, 
lorsque  Toinon  ,  qui  depuis  quelques  secondes  semblait  écoulep 
avec  anxiélé ,  dit  tout  à  coup  : 

—  Écoutez,  écoutez!  j'entends  un  grand  bruit  de  voix. 


XX. 

lE  PRÊCnE. 

Au  moment  où  ce  bruit  de  voix  se  fit  entendre ,  les  trois  voya- 
geurs se  trouvaient  dans  une  gorge  tellement  sombre  ,  tellem(;nt 
encaissée,  tellement  couverte,  (ju'on  s'apercevait  à  peine  du 
léger  crépuscule  qui  commençait  ù  poindre. 

Tout  au  bout  de  ce  défilé,  sorte  de  galerie  naturelle,  termi- 
née par  deux  pans  de  rochers  à  pic  ,  surmontés  d'une  voûte  de 
verdure  formée  par  les  châtaigniers  qui  croissaient  sur  leur 
cime,  on  voj'ait  l'anbe  blanchir  l'horizon  et  les  étoiles  pâlir. 

Après  avoir  attentivement  écoulé  le  bruit  lointain  qu'on  en- 
tendait toujours ,  Isabeau  s'écria  : 

—  C'est  la  voix  d'Israël  !  ce  sont  nos  frères  !  Ils  chantent  le 
psaume  de  la  délivrance! 

—  Nous  sommes  perdus  !  dit  Taboureau  à  Toinon  d'une  voix 
basse  et  tremblante.  Certainement  je  ne  vous  reproche  pas  ma 
mort ,  ma  chère  amie ,  mais  vous  êtes  une  furieuse  écervelée. 

—  Marchons,  marchons  ,  saint  pasteur,  reprit  Isabeau;  nos 


REVUE  DE  PARIS.  275 

frères  sont  sans  doute  rassembles  sur  le  Rhan-Jastrie.  Ce  défilé 
nous  y  mène. 

Toinon  et  Taboureau  hésitaient  à  doubler  le  pas ,  lorsqu'une 
voix  rude,  semblant  sortir  d'une  des  excavations  de  ce  chemin 
creux,  cria  :  Qui  va  là  ? 

Au  même  instant ,  une  figure  dont  on  ne  pouvait  distinguer 
que  la  noire  silhouette,  tant  l'obscurité  était  encore  profonde, 
parut  brusquement  devant  Isabeau.  Cet  homme  brandissait  une 
faux  dont  la  lame  ,  attachée  à  un  long  bâton  ,  étincelait  dans 
l'ombre. 

La  voix  reprit  de  nouveau  :  Qui  va  là.' 

—  Deux  filles  d'Israël  qui  rejoignent  leurs  frères  ,  et  un  saint 
pasteur ,  dit  Isabeau. 

—  Que  le  Seigneur  soit  avec  vous  !  dit  l'homme  en  relevant 
sa  faux.  Nos  frères  sont  assemblés  en  armes  sur  Rhan-Jastrie; 
la  parole  d'un  ministre  de  Dieu  leur  sera  douce. 

Puis  le  protestant  révolté  poussa  un  cri  rauque  ,  suivi  de  ce 
mol  :  Ezriel  !  (secours  de  Dieu). 

Le  cri  et  le  mot  furent  répétés  par  deux  autres  sentinelles  , 
sans  doute  aussi  échelonnées  dans  le  chemin  creux  et  chargées  , 
ainsi  que  l'homme  à  la  faux  ,  de  donner,  par  des  mots  de  guet, 
les  signaux  d'alarme  ou  de  ralliement  aux  religionnaires. 

Toinon  et  Taboureau  n'avaient  d'autre  parti  à  prendre  que 
de  suivre  Isabeau;  ils  s'y  résignèrent. 

Le  sigisbé  se  mourait  d'effroi  ;  la  Psyché ,  insensible  aux  dan- 
gers qu'elle  pouvait  courir,  songeait  avec  désespoir  que  de 
longtemps  peut-être  elle  ne  reverrait  pas  Tancrède. 

Le  jour  s'avançait  rapidement. 

Lorsque  les  trois  voyageurs  furent  arrivés  à  l'extrémité  du 
chemin  creux,  les  premières  lueurs  du  soleil  levant  commen- 
çaient à  colorer  l'horizon. 

Le  spectacle  qui  s'offrit  alors  à  la  vue  de  Toinon  et  de  Tabou- 
reau était  d'une  majesté  à  la  fois  si  imposante  et  si  désolée ,  si 
sauvage  et  si  terrible  ,  que  tous  deu.x  restèrent  frappés  de 
stupeur. 

Le  défilé  qu'ils  venaient  de  quitter  aboutissait  à  un  des  pla- 
teaux supérieurs  du  Rhan-Jastrie ,  un  des  volcans  éteints  de  la 
chaîne  des  Cévennes. 

Aussi  loin  que  la  vue  pouvait  s'étendre ,  on  n'apercevait  qu'un 


276  REVUE  DE  PARIS. 

sol  gris,  ciicombré  de  masses  de  basaltes  volcaniques,  d'éclats 
de  scliorl  noirâtre  et  dur,  dont  les  pointes  aiguës  hérissaient 
le  sol. 

De  pâles  lichens  couleur  de  rouille ,  seule  végétation  dp  ce 
désert,  s'étendaient  comme  une  lèpre  sur  d'énormes  blocs  de 
granit  brun  ,  soulevés  sans  doute  au  milieu  de  cet  effrayant 
chaos  par  quelque  convulsion  souterraine.  Des  courants  de  lave 
poreuse  et  rougeâtre ,  refroidie  depuis  des  siècles,  descendaient 
du  cratère  du  Riian-Jastrie ,  sillonnaient  en  tous  sens  ce  vaste 
plateau  et  allaient  se  perdre  en  cascades  pétrifiées  sur  les  escar- 
pements des  rampes  inférieures.  Escalier  digne  des  titans! 
Chacun  de  ses  dégrés  avait  trois  cents  pieds  de  hauteur,  et  sa 
base  disparaissait  dans  l'humide  brouillard  du  matin. 

Les  premiers  feux  du  jour,  malgré  toute  leur  splendeur,  ne 
pouvaient  jeter  le  moindre  éclat  sur  celte  nature  morte  et  sau- 
vage ;  ils  ne  servaient  qu'à  augmenter  l'horreur  de  cette  solitude, 
en  dévoilant  à  chaque  pas  les  ravages  de  la  fournaise  ardente 
qui  avait  déchiré  les  entrailles  du  sol,  ou  calciné  sa  surface. 

Au  nord  ,  les  pics  affreux  de  cette  chaîne  brûlée  se  perdaient 
dans  les  profondeurs  de  l'horizon  ;  au  midi,  le  cratère  éteint  du 
volcan ,  béant  et  couleur  de  suie  ,  ouvrait  ses  abîmes  sans  fond  j 
à  l'est,  se  dressait  le  cône  supérieur  du  Rhan-Jaslrie,  âpre 
montagne  blanchâtre  et  calcaire,  tristement  rayée  de  plusieurs 
bancs  de  schiste  ardoisé.  Le  soleil  se  levait  derrière  le  pic  qui 
projetait  son  ombre  gigantesque  sur  le  plateau;  entin,  entre 
deux  rochers,  surmontés  d'un  bois  de  châtaigniers,  on  voyait 
l'issue  du  sombre  défilé  à  l'entrée  duquel  Isabeau,  Toinon  et 
Taboureau  se  tenaient  encore. 

Une  grande  multitude  de  religionnaires  agenouillés  remplis- 
sait cette  vaste  esplanade  naturelle;  presque  tous  appartenaient 
à  la  classe  des  montagnards  ou  des  bûcherons.  Les  uns  étaient 
vêtus  de  casaques  do  grosse  toile  blanche  qui  leur  firent  donner 
dans  la  suite  le  nom  de  cainisanls ,  d'autres  étaient  couverts 
de  peaux  de  bêtes.  Quoiqu'à  genoux,  ils  n'avaient  pas  quitté 
leurs  armes  ;  quelques-uns  portaient  des  mousquets,  mais  le 
plus  grand  nombre  étaient  armés  de  faux,  de  pi((ues  ,  de  haches, 
de  houes ,  sur  lescjuelles  ils  s'appuyaient,  et  dont  le  fer,  fraîche- 
ment aiguisé,  étmcelait  au  soleil. 

Depuis  que  les  sentinelles  avaient  crié  EzrieU  le  chant  des 


REVUE  DE  PARIS.  277 

religionnaires  avait  cessé  ;  le  plus  profond  silence  régnait  dans 
celte  solitude.  Les  rebelles,  réunis  en  demi-cercle  ,  semblaient 
examiner  les  nouveaux  venus  avec  une  attention  farouche. 

L'observation  muette  et  sombre  de  cette  masse  d'hommes 
avait  quelque  chose  d'effrayant, 

La  Psyché  pâlit ,  Taboureau  ne  put  faire  un  pas. 

Isabeau  allait  s'avancer  vers  ses  frères ,  lorsque  ceux-ci ,  sans 
doute  choqués  de  l'irrévérence  de  ces  étrangers  qui  restaient 
debout,  commencèrent  à  murmurer  sourdement  et  finirent  par 
s'écrier  avec  un  terrible  accord  :  A  genoux!  à  genoux! 

Isabeau  et  ses  deux  compagnons  s'agenouillèrent  aussitôt  j 
les  chants  interrompus  continuèrent ,  et  le  verset  suivant  ter- 
mina le  psaume  : 


Peuples  trembleront  en  crainte 
Devant  ta  majesté  sainte, 
Et  de  tous  rois  l'excellence 
Craindra  le  fer  de  ta  lance. 


La  sauvage  et  puissante  harmonie  de  la  voix  de  ces  hommes , 
ce  site  effrayant,  bouleversé,  tout  donnait  ù  cette  scène  un 
caractère  majestueux,  terrible. 

Après  le  psaume ,  tous  les  Cévenols  se  relevèrent.  Ceux-ci  se 
formèrent  en  groupes  animés ,  ceux-là  s'étendirent  pour  dormir 
à  l'ombre  :  d'autres,  assis  par  terre,  se  mirent  à  aiguiser  la 
pointe  ou  le  tranchant  de  leurs  armes  sur  quelque  bloc  de 
granit. 

Éphraïni ,  chef  de  ce  rassemblement ,  s'appuyait  sur  un  mor- 
ceau de  rocher  ;  à  côté  de  lui  on  voyait  un  jeune  garçon  d'en- 
viron quinze  ans  ,  maigre ,  hàlé ,  aux  cheveux  épars  et  hérissés, 
à  l'œil  roulant  et  égaré  ,  à  la  physionomie  sombre  et  presque 
toujours  contractée  par  un  tic  douloureux  et  convulsif.  Il  mar- 
chait pieds  nus  et  portait  une  longue  robe  d'étoffe  rouge  en 
lambeaux  ,  attachée  autour  de  ses  reins  par  une  corde  de  joncs. 

Cet  enfant ,  un  des  petits  prophètes  de  Du  Serre ,  avait  été 

surnommé  Ichabod  par  Éplnaïm.  Parmi  toutes  les  victimes  des 

funestes  expériences  du-verrier,  aucune  peut-être  n'avait  été 

plus  complètement  exaltée.  Dans  un  étatd'hallucination  presque 

1  ,  24 


278  REVUE  DE  PARIS. 

continuel,  hagard,  presque  frénéthiue ,  Ichabod,  déjà  sans 
doute  d'un  méchant  naturel ,  éclatait  en  prophéties  de  massacres, 
en  inspirations  impitoyables.  Son  imagination  ,  égarée  par  sa 
monoraanie  furieuse,  ne  lui  offrait  que  des  tableaux  de  meurtre 
et  de  carnage  ;  aussi  sa  voix  grêle ,  stridente ,  citait-elle  à  tout 
propos  les  passages  les  plus  sanglants  des  saintes  Écritures. 

Éphraïm,  le  croyant  possédé  de  l'esprit  du  Seigneur,  avait 
pour  ses  ordres  ou  pour  ses  conseils  un  respect  d'autant  plus 
religieux,  qu'ils  étaient  presques  toujours  dignes  delà  férocité 
de  l'ancien  garde  des  bois  d'Aygoal. 

Lorsque  la  prière  fut  terminée,  Isabeau,  suivie  de  Toinon  et 
de  Taboureau ,  s'était  résolument  approchée  d'Éphraïm ,  qu'elle 
connaissait. 

—  Que  vois-je  ?  s'écria  ce  dernier  en  reculant  avec  un  mou- 
vement de  dégoût,  la  fille  de  Dominique  Astier!  celle  qui  a  été 
parjure  à  notre  frère  Cavalier  !  celle  qui  s'est  laissé  séduire  par 
le  lamgage  doré  d'un  de  ces  Moabites  !... 

—  Vous  devez  m'accuser,  Éphraïm,  répondit  Isabeau  avec 
fermeté,  l'heure  de  ma  justification  n'est  pas  arrivée.  Où  est 
Cavalier? 

—  Ne  désire  pas  sa  venue,  elle  te  sera  fatale  !  lUalheureuse  ! 
va-t-en  ,  va-t-en  avec  la  hontcx  Les  filles  perdues  de  Tyr  et  de 
Sidon  ont  été  chassées  d'entre  les  filles  d'Israël ,  s'écria  Éphraïm.  * 

Ichabod  ,  sans  doute  fatigué ,  s'était  laissé  couler  au  pied 
d'un  rocher,  et  sommeillait  à  demi ,  jetant  de  temps  à  autre  sur 
les  étrangers ,  el  principalement  sur  Taboureau ,  un  regard 
inquiet  et  farouche. 

Un  assez  grand  nombre  de  rebelles  s'étaient  approchés  du 
groupe  en  entendant  Éphraïm  parler  à  haute  voix;  leurs  figures 
sombres,  animées  d'un  sauvage  enthousiasme,  avaient  une 
expression  menaçante. 

La  Psyché  el  son  sigisbé,  voyant  avec  terreur  le  mauvais  ac- 
cueil qu'on  faisait  à  leur  compagne,  se  tenaient  timidement 
derrière  elle. 

Isabeau,  sans  doute  forte  de  son  innocence,  répondit  fière- 
ment à  Éphraïm  :  Le  juste  n'attendra  pas  le  jour  du  jugement 
avec  plus  de  confiance  que  je  n'attends  le  moment  de  paraître 
devant  Jean  Cavalier. 

—  Malheur  à  toi  si  tu  blasphèmes  !  dit  Éphraïm  d'un  air 


REVUE  DE  PARIS.  279 

incrédule  et  bourru.  Puis  il  ajouta,  en  montrant  Toinoii  et 
Taboureau  :  —  Quelles  sont  ces  gens? 

—  Celui-ci ,  dit  Isabeau ,  est  un  ministre  de  notre  sainte 
religion;  sa  mère  est  prisonnière  au  Pont-de-Montvert. 

—  Et  mon  frère  et  moi  nous  allons  la  rejoindre  pour  partager 
son  sort ,  seigneur  capitaine ,  se  bâta  de  dire  Toinon,  en  faisant 
au  farouche  Éphraïm  sa  plus  charmante  révérence. 

Mais  le  garde  d'Aygoal  répondit  par  un  sourire  de  mépris  à 
cette  coquetterie,  et  dit  duremejil  :  Ce  sont  les  Moabiles  qui  se 
traitent  entre  eux  de  seigneurs  et  de  capitaines,-  dans  le  camp 
de  rÉternel ,  nous  ne  connaissons  pas  ces  vanités ,  nous  sommes 
tous  frères.  Puis ,  adoucissant  la  rudesse  de  sa  voix ,  et  s'adres- 
sant  à  Taboureau  :  —  Que  le  Seigneur  soit  avec  vous ,  saint 
pasteur.  Hélas  !  il  y  a  bien  longtemps  que  nous  sommes  privés 
de  la  parole  de  Dieu. 

Depuis  le  commencement  de  cette  scène  ,  l'effroi  de  Tabou- 
reau allait  toujours  croissant;  lorsqu'il  vit  Éphraïm,  dont 
l'extérieur  était  si  terrible  ,  attacher  sur  lui  un  regard  clair  et 
perçant ,  il  perdit  la  tête ,  oublia  son  rôle ,  et  pressentant  qu'il 
risquerait  davantage  encore  en  profanant  le  caractère  de  pas- 
leur  dont  on  le  croyait  revêtu  ,  il  s'écria  en  joignant  les  mains 
et  en  tombant  à  genoux  :  Grâce  !  grâce  !  mon  brave  et  digne 
monsieur  ;  je  ne  suis  pas  ce  que  vous  pensez. 

—  Qu'cs-tu  donc?  dit  Ephraïm  en  faisant  sauter  du  revers  de 
sa  main  le  chapeau  rebattu  du  sigisbé ,  pour  mieux  examiner  ses 
traits. 

—  Pardon  de  ne  m'êlre  pas  découvert,  mon  cher  monsieur, 
mais  l'émotion....  la  vue  de  ces  messieurs ,  vos  respectables 
amis... 

—  Qui  es-tu?  Qui  es-tu?  reprit  Éphraïm  d'une  voix  tonnante, 
pendant  que  le  cercle  des  révoltés  se  resserrait  autour  de  lui. 

—  Claude-Jérônie-Boniface  Taboureau,  bourgeois  de  Paris, 
le  plus  humble,  le  plus  dévoué  de  vos  serviteurs  ,  et  qui  a  de 
quoi ,  Dieu  merci,  vous  payer  une  bonne  rançon  si  vous  l'exigez. 

—  Es-tu  de  notre  religion?  dit  le  garde  d'Aygoal. 

—  Non,  je  suis  catholique,  mes  braves  messieurs;  j'aime 
mieux  être  franc. 

—  Catholique!  s'écrièrent  les  religionnaires. 

—  Mais  je  ne  tiens  pas  le  moins  du  monde  à  cette  qualité ,  et 


280  REVUE  DE  PARIS. 

je  me  ferai  proteslant  si  ça  peut  vous  faire  le  moindre  plaisir, 
mes  braves  messieurs  ,  je  me  ferai  même  turc  si  vous  le  vouliez, 
et  cela  du  plus  profond  de  mon  cœur,  se  hâta  de  dire  Claude, 
croyant  se  concilier  les  révoltés. 

Ceux-ci,  trouvant  cette  vocation  trop  soudaine,  firent  en- 
tendre des  murmures  d'indignation  ;  quelques-uns  même  pro- 
noncèrent le  mot  espion. 

Isabeau ,  stupéfaite,  regardait  la  Psyché  d'un  air  aussi  étonné 
<iu'irrité.  La  prenant  par  la  main  et  la  dominant  de  toute  sa 
liaute  taille,  elle  s'écria  :  Vous  m'avez  donc  menti? 

—  Eh  bien  !  oui,  répondit  résolument  la  Psyché ,  en  sentant 
toute  sa  haine  se  réveiller  contre  Isabeau  ,  et  en  regardant  avec 
fierté  les  révoltés  qui  l'entouraient,  car  ils  étaient  les  ennemis 
mortels  de  Tancrède  ;  eh  bien  !  oui ,  je  vous  ai  menti.  Je  voulais 
aller  au  Pont-de-Montvert ,  je  ne  trouvais  pas  de  guide,  et  pour 
vous  décider  à  m'y  conduire  j'ai  fait  ce  mensonge.  —  Puis , 
s'adressant  aux  rebelles,  la  Psyché  dit  d'un  air  ferme  ;  Main- 
tenant ,  faites  de  nous  ce  que  vous  voudrez. 

—  Et  qu'alliez-vous  faire  au  Pont-de-Monlvert,  à  celte  nou- 
velle Babylone?  s'écria  Éphraïm. 

—  Vous  ne  le  saurez  pas  ,  reprit  audacieusement  Toinon ,  en 
jelantun  coup  d'œil  significatif  à  Taboureau,  qui,  voyant  sans 
doute  le  peu  de  fruit  qu'il  avait  tiré  de  sa  franchise ,  répéta  en 
se  relevant  : 

—  Il  nous  est  malheureusement  impossible ,  à  la  Psyché  et  à 
moi ,  d'avoir  l'honneur  de  vous  dire  ce  que  nous  allons  faire  au 
Pont-de-Montvert ,  mes  chers  messieurs.  Mais  si  une  rançon  de 
deux  mille  ,  de  quatre  mille  louis  pouvait  vous  être  agréable, 
je  me  ferais  un  plaisir  de  vous  l'ofi^rir...  Ma  signature  vaut  de 
l'or,  et... 

Après  avoir  réfléchi  un  moment,  Éphraïm  fit  un  signe,  et 
deux  révoltés  s'approchèrent.  —  Emmenez,  dit-il,  ce  Philistin 
et  sa  compagne  près  du  puits  noir;  l'esprit  de  Dieu  va  décider 
de  leur  sort. 

La  résistance  étant  impossible  ,  Toinon  et  Taboureau  furent 
conduits  à  l'abri  d'un  énorme  bloc  de  rochers,  près  d'un  cra- 
tère éteint,  sombre  abîme  dont  l'œil  ne  pouvait  mesurer  la 
profondeur. 

—  Ah  !  Psyché  !  Psyché  !  dit  le  pauvre  Claude ,  ce  n'est  pas 


RRVUE  DE  PARIS.  ij8l 

pour  vous  reprocher  votre  folle  escapade,  mais  vous  nous 
mettez  dans  une  épouvantable  position.  Us  m'ont  appelé  Phi- 
listin ;  quand  je  leur  ai  parlé  de  rançon  ,  ils  ne  m'ont  pas  écoulé. 
Nous  voici  auprès  d'un  abominable  trou  dont  on  ne  voit  pas  le 
fond  ;  ils  disent  que  l'esprit  du  Seigneur  va  décider  de  notre 
sort.  Qu'est-ce  que  tout  cela  va  devenir? 

—  0  Tancrède  !  Tancrède  !  s'écria  Toinon  avec  une  exal- 
tation désespérée. 

A  ce  moment  les  sentinelles  poussèrent  un  nouveau  cri  de 
ralliement  suivi  de  ces  mots  :  Frère  Cavalier  et  sa  troupe  ! 


XXI. 

RECONNAISSANCE. 

Lorsque  Isabeau  entendit  prononcer  le  nom  de  Cavalier,  son 
cœur  défaillit;  elle  s'appuya  sur  un  rocher  dont  l'angle  la  ca- 
chait à  demi,  et  contempla  le  jeune  chef  cévenol  avec  une 
expression  de  mélancolie  profonde. 

Celui-ci  était  arrivé,  suivi  des  siens,  par  un  des  nombreux 
défilés  qui  conduisaient  des  rampes  inférieures  au  vaste  plateau 
du  Rhan-Jastrie. 

L'extérieur  de  Cavalier  et  de  la  plupart  des  religionnaires  qui 
composaient  sa  troupe  offrait  un  contraste  frappant  avec  celui 
d'Éphraïm  et  de  sa  bande. 

Les  premiers  étaient  vêtus  plutôt  en  citadins  qu'en  paysans  ou 
en  montagnards;  presque  tous  avaient  des  armes  de  guerre  en 
très-bon  état;  ils  semblaient  habitués  à  les  manier;  des  cein- 
tures de  diverses  couleurs  relevaient  la  sombre  couleur  de  leurs 
vêtements.  Quelques-uns  affectaient  même  une  tournure  mili- 
taire, ils  portaient  des  panaches  ou  des  aiguillettes;  générale- 
ment ces  rebelles  appartenaient  à  la  classe  des  artisans  ou  de 
la  petite  bourgeoisie. 

Agiles,  robustes,  rappelant  par  leur  tournure  les  milices 
urbaines ,  ils  semblaient  animés  d'un  enthousiasme  aussi  ar- 
dent, mais  moins  sauvage,  que  celui  qui  exaltait  les  rudes 
montagnards  d'Éphraïm. 

Cavalier,  vêtu  avec  une  sorte  d'élégance  militaire,  portait 


282  REVUE  DE  PARIS. 

un  justaucorps  de  buffle,  un  feutre  à  plumes  noires,  une 
écharpe  de  même  couleur,  en  signe  du  deuil  de  sa  mère ,  des 
hauts-de-cliausses  de  daim  et  de  grandes  bottes  de  cordouan  à 
éperons  dorés  ;  il  avait  laissé  son  cheval  au  bas  du  lUian-Jastrie  ; 
son  ceinturon  soutenait  une  épée  et  un  poignard  d'un  assez 
riche  travail. 

Sa  physionomie  vive  et  hardie,  encore  animée  par  les  suites 
d'une  marche  rapide,  exprimait  l'orgueil  du  commandement. 
Il  marchait  d'un  pas  fier.  Son  allure  impérieuse  ,  presque  hau- 
taine ,  le  distinguait  de  ceux  qui  l'accompagnaient. 

^  sa  gauche  il  avait  Céleste,  à  sa  droite  Gabriel,  tous  deux 
vêtus  de  blanc;  son  frère  et  sa  sœur  servaient  de  prophètes  à  sa 
troupe  ,  comme  Ichabod  servait  de  prophète  à  la  troupe 
d'Éphraïra. 

Telle  était  la  dissemblance  qui  existait  entre  les  troupes  des 
deux  chefs  de  camisards ,  pour  nous  servir  du  terme  sous 
lequel  on  commençait  à  désigner  les  révoltés. 

Quoiqu'elles  fussent  destinées  à  agir  contre  un  ennemi  com- 
mun ,  on  devinait  facilement  que  les  moyens  d'action  de  chacune 
de  ces  deux  troupes  seraient  différents. 

Cavalier,  avec  sa  milice  d'artisans  et  de  bourgeois,  devait 
faire  une  guerre  i)lus  régulière  ,  plus  militaire  et  plus  humaine 
qu'Éphraim.  Les  sauvages  montagnards  du  forestier,  armés  de 
faux  ,  dé  haches  et  de  couteaux,  devaient  servir  en  partisans, 
et  se  montrer  d'une  impitoyable  férocilé. 

Enfin ,  bien  qu'il  n'y  eût  aucune  mésintelligence  entre  les 
deux  corps,  on  remarquait  facilement  que  les  dehors  plus  re- 
cherchés des  gens  de  Cavalier  excitaient  l'austère  dédain 
d'Éphraïm  et  de  ses  montagnards  ,  presque  tous  vêtus  comme 
lui  de  peaux  de  bètes. 

—  Que  le  Seigneur  soit  avec  toi ,  frère  Éphraïm  ,  dit  Cavalier 
au  forestier  d'Aygoal,  pendant  que  sa  troup^i  s'arrêtait  à 
quelque  dislance. 

—  Que  Dieu  te  garde  de  toute  tentation  ,  frère  Cavalier,  dit 
Éphraïm  ,  en  jetant  un  regard  de  pitié  méprisante  sur  le  cos- 
tume du  jeune  Cévenol  ;  tu  es  exact  au  rendez-vous.  Sont-ce  là 
tous  nos  frères  des  paroisses  de  la  plaine? 

—  Tous.  Et  sont-ce  là  tous  nos  frères  des  montagnes? 

—  Tous.  Le  camp  de  l'Éternel  est  maintenant  formée  main- 


REVUE  DE  PARIS.  283 

tenant  la  vigne  va  retentir  de  voix  lamentables,  car  le  Dieu  des 
armées  a  dit  qu'il  passerait  à  travers  comme  une  tempête. 

—  Wotre  émissaire  est-il  revenu  du  Ponl-de-Monlvert?  Sait- 
on  si  les  renforts  de  soldats  ont  paru  dans  l'Est?  Car  il  est  bien 
important,  frère,  d  empêcher  la  jonction  de  ces  troupes  avec 
celles  que  commande  le  marquis  de  Florac. 

—  L'émissaire  n'est  pas  revenu  du  Ponlde-Montvert,  et 
depuis  hier,  on  ne  sait  rien  de  l'Est ,  mais  nous  ne  pouvons 
tarder  ù  être  instruits  ,  dit  Éphraïm. 

Tout  à  coup  Cavalier  pâlit  et  rougit  tour  à  tour,  ses  yeux 
étincelèrent  de  fureur,  il  ne  pouvait  proférer  une  parole  :  il 
venait  d'apercevoir  Isabeau  qui  s'avançait  vers  lui. 

Par  un  mouvement  in\olonlaire  ,  il  porta  la  main  à  son  poi- 
gnard ,  le  tira  à  demi  du  fourreau  ,  puis  l'y  replongeant  aussi- 
tôt ,  il  s'écria  avec  autant  détoiineuient  que  de  rage  : 

—  Éphraïm ,  Éiihraïm  !  qui  aurait  cru  que  cette  infâme  aurait 
osé  se  montrer  encore  parmi  nos  fières? 

—  Elle  dit  qu'elle  n'est  pas  coupable.  »  La  femme  vraiment 
pure  demeure  ferme  sur  ses  pieds  comme  des  colonnes  d'or  sur 
des  bases  d'argent.  »  Eprouve-la  ,  la  fournaise  éprouve  le  vase 
du  potier,  comme  l'affliction  éprouve  les  justes  ,  dit  Éphraïm  , 
et  il  s'éloigna  en  haussant  h;s  épaules,  comme  si  de  pareils  dé- 
bals étaient  indignes  de  lui.  Isabeau  s'était  approchée  de  Cavalier 
à  pas  lents  ,  avec  timidité,  mais  sans  honte.  Son  attitude  était 
celle  de  la  douleur,  non  du  repentir. 

—  Va-t-en,  va-t-en  ,  misérable  !  s'écria  Cavalier  en  frappant 
du  pied  ,  j'avais  oublié  ton  infamie  !  Ta  vue  renouvelle  ma  fu- 
reur !  Va-t-en ,  encore  une  fois,  va-t-en ,  ou  je  te  démasque  sans 
pitié  à  la  face  de  tous  nos  frères  ! 

—  Ce  que  j'ai  à  vous  dire  ,  je  le  dirai  devant  tous  nos  frères. 
Je  ne  vous  demande  pas  pitié ,  mais  justice ,  seulement  justice  ! 
dit  Isabeau  avec  une  dignité  triste  et  calme. 

—  La  justice  que  tu  mérites  ,  c'est  ma  haine  ,  c'est  mon  mé- 
pris !  Encore  une  fois,  va-t-en. 

—  Justice  !  rien  que  justice  !  répéta  Isabeau  en  joignant  les 
mains  d'un  air  suppliant  et  s'approchant  de  Cavalier. 

—  Ah  !  tu  m'y  forces  !  dit  celui-ci,  —  en  élevant  la  voix,  il 
s'écria  de  manière  à  être  entendu  par  un  assez  grand  nombre 
de  camisards  qui  s'étaient  rapprochés  peu  à  peu  :  —  Mes  frères , 


284  REVUE  DE  PARIS. 

mes  frères  !  vous  voyez  bien  cette  fille?  Elle  est  belle ,  son  air  est 
haut  et  fier,  n'est-ce  pas  ?  Son  front  et  son  regard  commandent 
le  respect.  Elle  est  de  notre  religion  ;  son  père  est  un  vieux 
soldat  qui  a  vaillamment  servi  sous  le  grand  duc  de  Rolian. 

—  Mon  père  est  mort,  dit  Isabeau  en  poussant  un  profond 
soupir. 

—  Vous  l'entendez,  reprit  Cavalier,  son  père  est  mort,  mort 
sans  doute  de  honte  et  de  désespoir,  car  vous  ne  savez  pas  toute 
la  noirceur  exécrable,  toute  la  bassesse  de  l'âme  qui  se  cache 
sous  ces  dehors  ?  Vous  ne  savez  pas  qu'il  y  a  trois  ans  son  père 
et  le  mien  nous  avaient  fiancés.  Alors  j'aimais  cette  fille  ;  oh  ! 
je  l'aimais  passionnément,  parce  que  je  la  croyais  la  plus  noble 
et  la  plus  vertueuse  de  nos  sœurs.  Un  jour,  à  Anduse  ,  je  me 
promenais  avec  elle  et  son  père;  à  cause  d'elle  ,  je  suis  insulté 
par  un  papiste ,  par  l'officier  qui  maintenant  commande  les 
troupes  royales  au  Pont-de-Montvert ,  par  le  marquis  de  Florac  ! 
Je  suis  insulté,  misérablement  insulté;  que  faire?  J'étais  artisan, 
hérétique  :  vous  comprenez,  un  artisan,  un  hérétique,  c'est 
quelque  chose  qu'on  outrage  et  qu'on  envoie  ensuite  aux  galères 
ou  à  la  potence.  Mais,  moi,  tout  artisan,  fout  hérétique  que 
j'étais,  comme  cet  homme  m'avait  frappé  au  visage,  je  voulais 
le  tuer;  je  saute  sur  Tépée  du  père  de  celte  misérable,  les 
soldats  du  marquis  tombent  sur  moi ,  mes  compagnons  me  dé- 
gagent ,  je  fuis  et  je  m'expatrie  à  Genève.  Eh  bien  !  pendant  que 
son  fiancé  est  proscrit ,  quelle  est  la  conduite  infâme  de  cette 
fille?  le  savez-vous?  dit  Cavalier  en  s'inlerrompant  et  jetant 
un  regard  de  mépris  écrasant  sur  Isabeau. 

Celle-ci  l'avait  écouté  avecunedouleurprofonde  etcroissante, 
car  les  Cévenols  qui  assistaient  à  cette  scène  étrange  sem- 
blaient par  leurs  murmures  accuser  aussi  la  jeune  fille.* 

Sentant  sa  conscience  indignée  se  révolter  en  elle  ,  Isabeau , 
forte  de  son  iiuiocence,  interrompit  à  son  tour  Cavalier,  et  la 
joue  animée,  l'œil  élincelant ,  le  geste  impérieux,  la  parole 
superbe,  au  moment  où  le  camisard  répétait  ces  mots:  Savez- 
vous  quelle  a  été  sa  conduite? 

—  Sa  conduite?  je  vais  vous  la  dire,  moi!  s'écria  la  jeune 
Cévenole.  Dieu  m'entend.  Dieu  me  voit,  il  sait  si  j'ai  jamais 
menti.  Lorsque  Jean  Cavalier  fut  forcé  de  s'enfuir  à  Genève, 
à  force  de  prières  je  décidai  mon  père  à  aller  rejoindre  mon 


REVUE  DE  PARIS.  285 

fiancé  en  Suisse.  Une  nuit,  nous, partons;  mais  cet  homme  qui 
avait  insulté  Cavalier  nous  faisait  sans  doute  épier  par  ses  sol- 
dats. A  deux  lieues  d'Anduze,  moi  et  mon  père,  nous  sommes 
arrêtés.  Mes  frères  savent  à  quelles  peines  sont  condamnés  les 
fugitifs  qu'on  arrête  :  les  hommes  vont  aux  galères  ,  les  femmes 
vont  en  prison.  Je  fus  au  désespoir  d'avoir  engagé  mon  pau- 
vre père  dans  cette  fuite,  non  pour  moi,  mais  pour  lui.  Il  était 
si  vieux,  si  souffrant  de  ses  blessures;  et  puis  pour  un  soldat, 
les  galères!  oh!  c'était  horrible  !  Alors  cet  homme  qui  avait 
insulté  mon  fiancé  vint  nous  voir  dans  notre  maison ,  où  il 
nous  faisait  garder  prisonniers.  De  là  on  devait  nous  conduire 
à  Nîmes;  je  crus  qu'il  venait  insulter  à  notre  malheur.  En  appa- 
rence il  n'en  fut  pas  ainsi.  Il  nous  plaignit,  même  il  accusa  de 
notre  arrestation  le  zèle  aveugle  de  ses  soldats;  il  s'accusa  lui- 
même  d'avoir  oublié  sa  dignité ,  d'avoir  manqué  à  l'honneur  en 
insultant  Cavalier,  qui  ne  pouvait  se  venger.  Malgré  les  regrets 
qu'il  exprimait ,  je  dis  à  cet  homme  tout  le  mépris  que  je  ressen- 
tais pour  lui  ;  je  lui  dis  que  sa  méchanceté  seule  avait  causé  tout 
le  mal,  et  je  lui  demandai  en  expiation  la  liberté  de  mon  père. 
Il  me  la  devait  ;  il  ne  pouvait  pas  laisser  traîner  ce  vieillard 
aux  galères.  Le  premier  jour  il  ne  me  répondit  pas;  le  lende- 
main il  vint  de  nouveau  :  j'étais  seule.  —  Vous  pouvez ,  me  dit- 
il  ,  empêcher  votre  père  d'aller  aux  galères.  —  Que  faut-il  faire? 
—  Me  permettre  de  venir  vous  voir  chaque  jour.  —  Mais  je 
vous  hais,  mais  je  vous  méprise;  mais  à  cause  de  vous  mon 
fiancé  est  proscrit;  mais  mon  père  est  prisonnier,  et  nous  som- 
mes sous  le  coup  d'une  peine  infamante,  lui  dis-je.  —  Vous  me 
haïrez ,  vous  me  mépriserez,  mais  laissez-moi  vous  voir  chaque 
jour,  me  répondit-il,  et  votre  père  est  sauvé,  —  J'atteste  le  ciel 
que  tels  furent  ses  paroles,  dit  Isabeau  en  levant  sa  main  d'un 
air  solennel. 

Cavalier  tît  un  signe  de  sombre  incrédulité. 

Isabeau  continua  :  —  Ce  que  cet  homme  me  demandait  m'é- 
tait odieux,  sa  vue  m'était  affreuse;  en  vain  je  le  suppliai...  il 
fut  inébranlable,  alors  je  me  résignai.  Je  sacrifiai  ma  répugnance, 
mon  aversion  au  salut  de  mon  père....  à  qui  je  ne  cachai 
rien.  Pendant  quelques  jours  ,  cet  homme  vint  ainsi.  Il  était 
noble ,  il  était  jeune ,  il  était  riche ,  il  fit  tout  pour  vaincre  l'éloi- 
gnement  qu'il  m'inspirait,  comme  s'il  n'avait  pas  su  qui  j'aimais  ! 


286  REVUE  DE  PARIS. 

Et  Isabeau  jeta  sur  Cavalier  un  regard  de  tendresse  et  de  di- 
gnité. —  Cet  homme,  ajouta-t-elle  ,  redoublait  aussi  de  préve- 
nances envers  mon  père ,  qui  fut  toujours  pour  lui  froid  et  dé- 
daigneux. Eh  bien  !  tout  cela  n'était  qu'un  calcul  d'épouvantable 
hypocrisie.  Cet  homme  voulait  faire  de  moi  sa  victime,  et  sans 
doute  me  faire  passer  pour  sa  complice. 

Aces  mots;  la  voix  d'Isabeau  s'altéra  ,  et  elle  continua  rapi- 
dement, comme  si  chaque  parole  eût  brûlé  ses  lèvres  : 

—  Une  fois  il  vint  le  soir  comme  d'habitude  ;  il  nous  annonça 
qu'il  partait  le  lendemain  avec  ses  troujjcs;  il  nous  fit  ses 
adieux.  Au  moment  de  nous  quitter,  il  se  cacha  dans  une  pièce 
obscure.  Il  avait  gagné  une  femme  qui  nous  servait;  je  l'ai  su 
depuis.  J'ignore  quel  philtre  ils  avaient  mis  dans  mon  breuvage, 
mais  je  tombai  dans  un  sommeil  de  mort.  Le  lendemain,  j'é- 
tais déshonorée. 

Les  Cévenol*  qui  écoutaient  îsabeau  poussèrent  un  cri  una- 
nime d'indignation. La  voix,  l'expression  des  traits  de  la  jeune 
fille  avaient  trop  l'accent  de  la  vérité  pour  qu'on  pût  douter  un 
instant  de  ce  qu'elle  affirmait. 

Cavalier  se  précipita  vers  elle,  l'œil  étincelanl  de  rage,  la 
figure  bouleversée  par  mille  émotions  contraires.  Prenant  ses 
deux  mains  dans  les  siennes  ,  il  s'écria  :  —  Tu  dis  vrai ,  n'est- 
ce  pas?  tu  dis  bien  vrai? 

—  Dieu  m'entend ,  dit  Isabeau  en  élevant  ses  yeux  au  ciel. 

—  Continue,  continue,  pauvre  femme,  dit  Cavalier  d'une 
voix  brève.  Je  te  crois. 

—  Quand  je  m'éveillai,  cet  infâme  était  là  !  Folle,  éperdue,  moi, 
j'appelai  mon  père  à  grands  cris.  Il  vint  armé;  un  combat  s'en- 
gagea. Mais  mon  pauvre  père  était  faible ,  il  était  vieux  ;  son  épée 
fut  brisée.  On  lui  fit  grâce  de  la  vie,  s'écria  la  jeune  fille,  avec 
une  sanglante  amertume.  On  lui  fit  grâce  !  Et  le  vieillard  dés- 
armé resta  vaincu  auprès  de  sa  fille  déshonorée!  Quant  à  l'in- 
fâme ,  il  était  parti.  Quelques  mois  après,  moi  et  mon  père, 
nous  partions  aussi  pour  échapper  à  la  honte,  ajouta  Isabeau 
en  se  couvrant  le  visage  de  ses  deux  mains. 

—  Et  ton  père,  ton  père?  s'écria  Cavalier. 

—  Il  est  mort  de  désespoir.  Lorsqu'il  fut  mort,  je  voulus  vous 
revoir,  Jean  Cavalier,  vous  dire  tout,  me  défendre  des  ca- 
lomnies qui  ne    m'avaient  pas  épargnée,  car  les  apparences 


REVUE  DE  PARIS.  287 

étaient  conlre  moi.  En  roule ,  j'ai  appris  que  nos  frères  révoltés 
occupaient  ces  montagnes.  Dieu  m'a  guidé  vers  vous ,  pour  me 
justifier,  ci;  je  ne  sais  pas  si  mon  but  est  atteint. 

—  Oh  !  je  te  crois,  je  te  crois,  mais  nous  serons  vengés  ,  dit 
Cavalier  en  soutenant  Isabeau,  qui,  abattue  par  une  secousse 
si  violente,  se  sentait  défaillir. 


XXII. 
t'ÉMISSAIRE. 

Les  camisards  avaient  écouté  avec  une  sombre  indignation  le 
récit  d'Isabeau.  Leur  haine,  depuis  si  longtemps  contenue^  écla- 
tait en  imprécations. 

Tout  à  coup  h;  mot  d'ordi'e  Ezriel  fut  répété  plusieurs  fois 
par  les  sentinelles. 

Un  homme  vêtu  d'une  casaque  blanche  en  lambeaux ,  chaussé 
d'espardilles,  couvert  de  poussière,  arriva  précipitamment,  et 
après  avoir  demandé  où  élaient  Éphraïm  et  Cavalier,  s'avança 
près  du  premier  de  ces  deux  chefs. 

—  Quelles  nouvelles  ?  dit  celui-ci. 

—  Les  miquelets  se  séparent  des  dragons ,  dit  Témissaire  qui 
arrivait  du  Pont-de-Monvert.  L'archiprêtre  reste  à  l'abbaye  avec 
les  prisonniers  et  le  capitaine  Poul,  tandis  que  le  marquis  de 
Florac  est  allé  avec  ses  troupes  au-devant  des  forces  qui  viennent, 
dit-on,  de  Nîmes. 

—  Béni  soit  le  Seigneur  !  s'écria  Éphraïm.  Les  Moabites  se 
séparent  des  Philistins,  les  courriers  se  rencontreront  pour  se 
dire  que  Babylone  a  été  saccagée  d'un  bout  à  l'autre.  Frère  Cava- 
lier... frère  Cavalier... 

Le  jeune  Cévenol ,  encore  étourdi  de  la  funeste  révélation  d'Isa- 
beau  ,  tour  à  tour  agité  par  la  rage ,  par  la  douleur ,  par  la  pitié , 
regardait,  tantôt  avec  stupeur, tantôt  avec  une  angoisse  déchi- 
rante ,  cette  pauvre  créature  qui ,  éclatant  en  sanglots  longtemps 
comprimés ,  venait  de  s'asseoir  au  pied  d'un  rocher ,  et  inondait 
ses  mains  de  larmes. 

Tout  à  coup  la  voix  d'Éphraïm  vint  le  rappeler  à  lui  même. 


288  REVUE  DE  PARIS. 

Le  garde  d'Aygoal  s'entretenait  avec  Esprit-Séguier ,  bûche- 
ron aussi  féroce  que  lui  et  qu'il  avait,  pour  cela  sans  doute  ,  dis- 
tingué des  autres  partisans. 

Lorsque  Cavalier  s'approcha  d'Éphraïm  à  pas  lents,  en  se  re- 
tournant de  temps  à  autre  pour  jeter  un  regard  désolé  sur  Isa- 
beau,  Esprit-Séguier  se  retira  discrètement,  et  les  deux  chefs 
restèrent  seuls. 

—  L'émissaire  est  arrivé,  l'archiprêtre  reste  à  l'abbaye  avec 
les  miquelets,  et  le  marquis  de  Florac  va  au-devant  des  troupes 
qui  arrivent  de  Nîmes,  dit  Éphraïm. 

—  A  moi  le  marquis  !  à  toi  l'archiprêtre  !  s'écria  Cavalier  avec 
une  rage  triomphante.  Dieu  me  l'envoie,  enfin  !.,.  Puis  il  ajouta  : 
Où  est  l'émissaire? 

Éphraïm  tourna  la  tête  ,  fit  un  signe,  et  le  montagnard  parut. 

—  As-tu  vu,  en  effet ,  les  dragons  sortir  de  l'abbaye  et  pren- 
dre la  route  de  Nîmes?  dit  Cavalier  précipitamment. 

—  Oui  frère  Cavalier ,  je  les  ai  vu  avec  leurs  tambours ,  leurs 
haut-bois  et  leur  capitaine  à  leur  tête. 

—  A  quelle  heure  ? 

—  Ce  matin  ,  au  lever  du  soleil ,  je  les  ai  rencontrés  à  une 
lieue  de  Saint-Maurice-de-Ventalou. 

—  Par  le  glaive  de  Dieu!  si  nous  sommes  au  col  de  Saint- 
André-d'Ancise  avant  les  dragons,  pas  un  d'eux  n'échappera  ! 
s'écria  Cavalier  après  quelques  minutes  de  silence,  car  il  con- 
naissait mieux  que  pas  un.la  topographie  des  Cévennes.  Depuis 
longtemps,  dans  l'attente  de  la  révolte,  il  étudiait  avec  soin  et 
avec  réflexion  la  configuration  du  pays.  Pas  un  dragon  n'é- 
chappera! ajouta-t-il,  il  faut  qu'ils  passent  par  ce  défilé  pour  en- 
trer dans  le  plat  pays...  Et  des  femmes ,  des  enfants,  embusqués 
là,  suffiraient  pour  écraser  une  armée  tout  entière  ! 

Éphraïm  resta  quelques  moments  pensif,  et  dit  d'un  air  som- 
bre : 

—  Ma  vision  va  être  accomplie.  Ainsi  périront  les  loups  ra- 
visseurs, a-t-elle  dit.  II  se  peut  que  cette  luiit  l'archiprêtre  de 
Baal ,  ce  loup  ravisseur  d'âmes  ,  soit  sacrifié  à  la  croix  du  carre- 
four ,  après  que  son  sang  aura  fumé  dans  la  bruyère. 

—  Point  de  quartier  !  s'écria  Cavalier ,  car  ce  sont  les  féroces 
miquelets  qui  gardent  l'abbaye. 

Éphraïm  lui  répondit  par  cette  citation  de  l'Écriture  :  «  Le 


REVUE  DE  PARIS.  289 

Seigneur  a  fait  venir  contre  une  nation  des  pays  les  plus 
reculés ,  des  gens  niéchanls  et  d'une  langue  inconnue,  qui 
n'ont  été  touchés  ni  de  respect  pour  les  vieillards,  ni  de 
compassion  pour  ceux  qui  étaient  de  l'âge  le  plus  tendre.  » 
Puis  le  forestier  ajouta  avec  un  air  de  dédain  farouche  : 

—  Mais  les  loups  aussi  sont  méchants.. .  mais  leurs  rugissements 
aussi  sont  féroces...  mais  eux  non  plus  n'ont  ni  compassion  ni 
pitié,  et  pourtant  mon  mousquet  ou  mon  couteau  en  ont  bien 
des  fois  délivré  les  troupeaux! 

—  Peut-être,  dit  Cavalier  avec  hésitation  ,  devrions-nous  réu- 
nir nos  foret  s  pour  attaquer  l'abbaye?...  ouïes  dragons  ?...  Notre 
ennemi  est  divisé..."  rassemblons-nous  pour  l'écraser...  Viens 
avec  moi  au  col  de  Saint-.\ndré,  frère  Éphraïm,  et  les  dragons 
exterminés,  nous  reviendrons  tous  deux  sur  l'abbaye. 

—  Etsi  lesdiagonsnous  ontdevancés?  et  si  nous  ne  les  trouvons 
pas  au  col  de  Saint-André?  et  s'ils  rencontrent  les  renforts  de  Nî- 
mes? Ne  peuvent-il  pas  reveniravant  nous  sur  le  pont  de  Montvert? 
Et  le  moment  de  délivrer  nos  frères,  de  délivrer  ton  père  sera  passé. 

—  Mon  père  !  mon  jjère  !...  tu  as  raison...  Tiens,  Éphraïm  , 
laisse-moi  l'expédition  de  l'abbaye.  La  haine  m'aveugle  en  effet  : 
n'est-ce  pas  à  moi  daller  délivrer  mon  père  !...  Toi ,  tu  iras  exter- 
miner les  dragons  et  tuer  Florac...  et  encore...  non...  non...  lu 
ne  le  tueras  pas;  il  faut  que  (u  me  jures  de  ne  pas  le  tuer...  il 
m'appartient.  Tu  as  entendu  Isabeau ,  ainsi ,  Éphraïm ,  recom- 
mande à  tes  gens  de  l'épargner,  car  il  me  faut  cet  homme, 
entends-tu?  il  me  le  faut. 

—  La  vision  que  le  Seigneur  m'a  envoyée  doit  s'accomplir 
avant  toutes  choses.  Elle  m'a  dit  que  rarchii)rêtre  périrait  par 
l'épée  du  Seigneur...  il  faut  qu'il  périsse...  A  moi  l'archiprélre  ! 
ajouta-t-il  avec  un  sourire  féroce. 

—  Tu  le  veux? 

—  Je  le  veux. 

—  Soit  donc...  partons...  il  est  temps...  le  soleil  dépasse  la 
cime  du  Rhan-Jastrie. 

A  ce  moment  un  nouveaii  cri  de  ralliement  se  fit  entendre , 
un  habitant  du  plat  pays  parut.  Sa  figure  était  pâle  et  boulever- 
sée ,  il  portait  un  mousquet  et  un  sac  rempli  de  provisions.  .Aper- 
cevant Jean  Cavalier,  il  courut  à  lui  : 

—  Ah!  frère,  frère  Cavalier ,   s'écria-t-il ,  il  n'y  a  plus  de 

1  23 


890  REVUE  DE  PARIS. 

pitié,  plus  (le  merci  pour  nous...  Dans  la  plaine...  on  nous 
égorge...  on  rase  nos  maisons,  on  met  le  feu  à  nos  moissons  sur 
pied... 

—  Que  veux-tu  ? 

—  Hier  ^  Poul ,  Tinfernal  Poul  est  sorti  de  l'abbaye,  à  la  tête 
d'un  détachement  de  ses  féroces  miquelets.  Dix  des  siens  sont  en- 
trés dans  la  ferme  de  Bienaimé  Frugeires,  et  lui  ont  demandé  son 
argent.  Frugeires  a  dit  qu'il  n'en  avait  pas.  Alors  ils  ont  attaché 
Fiugeires  et  sa  femme,  sur  un  banc ,  et  ils  leur  ont  mis  des 
mèches  de  mousquets  allumées  entre  les  pouces,  pour  les  forcer 
à  dire  où  était  caché  leur  argent. 

— Les  misérables!    s'écria  Cavalier. 

—  Comme  Bienaimé  Frugeires  et  sa  femme  n'avaient  pas  d'ar- 
gent, et  qu'ils  s'opiniâtraient  à  le  dire,  les  miquelets  furieux  les 
ont  massacrés...  à  coups  de  sabre...  Deux  vieillards...  si  bons... 
si  vénérés  dans  le  pays  ! 

—  Et  tu  as  vu  cela  ?  dit  Éphraïm. 

—  Hélas  !  oui ,  frère  j  moi  et  les  autres  voisins  de  Bienaimé 
Frugeires ,  nous  sommes  entrés  dans  sa  maison,  après  le  départ 
des  miquelets,  et  nous  les  avons  trouvés  morts....  lui  et  sa 
femme....  hachés  de  coups  de  sabres.  Ce  soir,  on  les  enterre. 
Moi,  j'ai  quitté  ma  demeure  ,  et  je  viens  me  joindre  à  vous, 
frères  ;  car  j'aime  mieux,  comme  les  loups ,  errer  dans  les  mon- 
tagnes ,  que  de  vivre  dans  une  plaine  oîi  coule  chaque  jour  le 
sang  des  nôtres. 

Ceux  qui  purent  entendre- ce  récit  l'accueillirent  avec  une  ex- 
plosion de  fureur. 

Éphraïm  était  resté  pensif,  tout  à  coup  un  éclair  de  joie  féroce 
illumina  son  regard  ,  et  il  dit  : 

—  Abraham  a  offert  le  sang  de  son  fils  en  holocauste  au  Sei- 
gneur, nous  aurons  à  lui  offrir  le  sang  de  deux  i)hilistins,  en 
représailles  du  meurtre  de  Bienaimé  Frugeires  et  de  sa  femme. 

—  Que  veux-tu-dire? 

—  Un  homme  et  une  femme  moabites ,  qui  se  rendaient  au 
Pont-de-Montvcrt,  sont  nos  prisonniers.  —  Et  Éphraïm  raconta 
â  Cavalier  l'histoire  du  déguisement  de  Toinonet  de  Taboureau, 
toujours  gardés  à  vue  près  du  puits  noir  par  deux  monta- 
gnards. 

—  Et  lu  veux  tuer  ces  geus-Ià?  dit  Cavalier. 


REVUE  DE  PARIS.  891 

—  Le  sang  des  sacrifices  est  agréable  au  Seigneur,  reprit 
Éphraïm. 

—  La  voix  des  représailles  est  quelquefois  terrible ,  dit  Cavalier 
avec  répugnance  ,  et  le  plus  souvent ,  frère ,  songes-y ,  ce  sont 
des  cruautés  inutiles. 

—  Il  ose  parler  de  clémence...  au  moment  où  le  sang  de  nos 
frères  fume  encore  ,  s'écria  Éphraïm  d'une  voix  tonnante  en 
montrant  Cavalier.  Kt  son  père  est  dans  les  ceps  ,  et  sa  mère  et 
la  mère  de  sa  mère  ont  été  traînées  sur  la  claie  ! 

Un  sourd  murmure  d'approbation  suivit  les  paroles  du  garde 
d'Aygoal. 

Le  jeune  partisan  baissa  les  yeux.  Éphraïm  venait  de  raviver 
une  douleur  affreuse  dont  Cavalier  avait  été  souvent  distrait  par 
l'activité  de  la  vie  qu'il  menait  depuis  quelques  jours.  Le  sou- 
venir de  l'atroce  violence  dont  le  marquis  Taucrède  s'était  rendu 
coupable,  vint  encore  exalter  les  furieux  ressentiments  du  Cé- 
venol j  avec  horreur  il  songea  qu'Isabeau  n'était  plus  pour  lui , 
Cavalier,  qu'un  objet  de  pitié  douloureuse,  elle  autrefois  si 
saintement  aimée!  Avec  horreur  il  songea  que  cet  avenir  d'a- 
mour si  plein  de  confiance,  de  calme  et  de  sùénité,  qu'il  avait 
si  souvent  rêvé  ,  était  à  jamais  perdu. 

A  ces  pensers  Cavalier  se  sentit  transporté  de  rage,  et,  ten- 
dant la  main  à  Éphraïm  ,  il  lui  dit  : 

—  Tu  as  raison  ,  Éphraïm  ;  c'est  à  flots  que  le  sang  de  nos 
frères  a  coulé  jusqu'ici.  Que  l'expiation  commence. 

—  Avant  d'aiguiser  la  hache  du  sacrifice,  dit  Éphraïm,  con- 
sultons l'esprit  de  Dieu.  Que  Tenfant-prophète  parle.  —  Et  il 
montra  Ichabod,  qui  sommeillait  au  pied  d'un  rocher. 

—  Qu'il  parle  donc,  dit  Cavalierj  mais  hâtons-nous,  car  le 
soleil  monte. 

—  Qu'on  amène  le  moabite  d'abord ,  et  la  moabite  ensuite , 
dit  Cavalier  à  Esprit-Séguier. 

El  deux  montagnards  allèrent  chercher  Toinon  et  Tabou- 
reau,  jusqu'alors  gardés  à  vue  derrière  l'énorme  bloc  de  roche 
qui  surplombait  le  puits  noir. 


292  REVUE  DE  PARIS. 


XXIIÏ 


PROPHETIES. 


L'espÈce  de  confession  publique  faite  à  Cavalier  par  sa  fian- 
cée expliquait  à  Toinon  le  sens  de  ces  mystérieuses  paroles, 
qu'Isabeau  avait  laissées  échapper  à  Alais  pemlant  son  sommeil  : 
Le  marquis  de  Florac ,  infâme  ! 

La  Psyché  ressentait  contre  cette  jeune  fille  une  jalousie  mêlée 
de  haine.  Encore  exaspérée  par  le  dédain  avec  lequel  Isabeau 
parlait  du  marquis,  Toinon  lui  eût  pardonné  d'aimer  Tancrède , 
mais  non  de  le  mépriser, 

Taboureau  était  entre  la  vie  el  la  mort.  "Quoiqu'il  maudît  inté- 
rieurement sa  fatale  condescendance  aux  caprices  de  la  Psyché  , 
cet  excellent  homme,  loin  de  lui  faire  des  reproches,  tâchait  de 
la  calmer  ,  car  elle  ne  pouvait  se  consoler  d'avoir  entraîné  Claude 
dans  une  si  funeste  aventure. 

—  Rassurez-vous .  disait  le  bon  sigisbé ,  rassurez-vous  ,  chère 
tigresse  ;  si  j'en  reviens,  je  serai  si  content  d'avoir  échappé  à 
ce  terrible  danger,  que  je  ne  songerai  guère  à  vous  faire  un 
crime  du  passé  !  Au  contraire ,  car  je  vous  devrai  les  bons  contes 
que  je  ferai  sur  mes  périls  aux  convives  de  mes  soupers  de  la 
rue  Sainte-Avoye.  Mais  si  je  «'en'reviens  pas  ,  —  et  Taboureau 
soupirait ,  —  ce  qui  serait ,  je  l'avoue .  fâcheux  au  dernier  point, 
car,  j'ai  trente  ans  à  peine  et  cent  mille  écus  de  rente  ;  et  bien  ! 
si  je  n'en  reviens  pas  ,  j'aurai  sur  ma  foi  trop  de  peur  pour  pen- 
ser seulement  â  vous  accuser  de  mon  mauvais  sort.  Enfin  que 
faire?  Se  résigner;  car,  après  tout,  la  vie,  hélas  !  n'est  qu'un 
passage  !...  un  voyage! 

Taboureau  achevait  cette  réflexion  si  tristement  philoso- 
phique, lorsque  deux  montagnards  vinrent  le  chercher  pour  le 
conduire  devant  Éphraïin. 

Pendant  les  lamentations  de  Claude  ,  la  Psyché,  par  un  im- 
périssable sentiment  de  coquetterie,  avait  accommodé  son  cos- 
tume un  peu  dérangé  par  les  fatigues  de  la  route  ;  elle  avait  lus- 
tré ,  bouclé  sesclieveux  en  les  enroulant  autour  de  ses  jolis  doigts  j 
elle  avait  défripé  sa  jupe  brune ,  resserré  les  lacets  noirs  de  son 


REVUE  DE  PARIS.  293 

corset  rouge ,  épousselé  ses  petils  souliers  de  cuir  de  cordouan , 
qui  complétaient  son  costume  et  se  trouvaient  à  peu  près  de 
mesure  pour  son  pied  charmant ,  car  ils  avaient  appartenu  à 
un  enfant  de  douze  ans. 

Les  deux  montagnards  emmenèrent  donc  Claude,  qui  les  sui- 
vit en  tremblant,  après  avoir  jeté  un  regard  désespéré  sur  la 
Psyché,  et  en  lui  disant  :  Adieu,  tigresse,  adieu  ,  Toinon  !  Le 
pauvre  Claude  n'était  ni  beau,  ni  noble,  ni  brave;  mais,  pour 
sûr,  il  vous  aimait  bien,  toujours  ! 

Le  sigisbé  arriva  bientôt  auprès  de  Cavalier  et  d'Éphraïm. 

Ceux-ci,  ayant  auprès  d'eux  Ichabod,  se  tenaient  au  milieu 
d'un  grand  cercle  formé  par  les  rebelles. 

Les  montagnards  et  les  gens  de  la  plaine  parmi  lesquels  s'était 
répandue  la  nouvelle  du  meurtre  de  Bienaimé  Frugeires,  atten- 
daient l'issue  de  la  condamnation  du  catholique  avec  une  fa- 
rouche impatience. 

Presque  tous  les  camisards  avaient  été  frappés ,  soit  dans 
leurs  familles,  soitdans  leurs  amis, par  la  rigueur  inexorable  des 
édits  ;  plusieurs  des  leurs  avaient  péri  dans  les  sui)plices  ou  sous 
le  sabre  des  dragons.  Aussi  considéraient-ils  l'exécution  de 
Taboureau  comme  une  juste  et  terrible  représaille  des  cruautés 
commises  par  les  calholiques  sur  les  protestants. 

Claude  ,  pâle,  hagard  ,  écrasé  par  la  terreur,  pouvait  ^  peine 
se  soutenir;  tremblant  de  tous  ses  membres ,  il  s'appuyait  sur  les 
bras  de  ses-deux  gardes  Ces  symptômes  de  frayeur  profonde  fu- 
rent loin  de  disposer  en  sa  faveur  ces  hommes  d'une  intrépidité 
sauvage. 

Éphraïm  jeta  sur  lui  un  sourire  de  mépris ,  et  dit  à  haute  voix  : 
—  Ce  moabite  a  osé  i)rofaner  le  titre  de  ministre  du  Seigneur; 
il  avoue  qu'il  est  catholique  ;  il  avoue  qu'il  se  rend  à  l'abbaye 
de  Montvert;  c'est  de  cette  abbaye,  de  cet  antre  de  perdition  , 
de  celte  succursale  de  Babylone  où  va  ce  moabite,  qu'hier  Poul 
est  sorti  comme  un  loup  furieux  pour  massacrer  deux  pauvres 
vieillards.  Le  sang  appelle  le  sang.  Le  jour  de  la  colère  du  Sei- 
gneur est  arrivé.  Assez  longtemps  Israël  a  répondu  aux  coups 
par  des  gémissements. 

—  Oui!  oui!  qu'il  meure,  le  philistin!  qu'il  meure,  crièrent 
les  camisards  en  agitanl  leurs  armes.  Sa  mort  expiera  la  mort 
de  Bienaimé  Frugeires  et  de  sa  femme. 


294  REVUE  DE  PARIS. 

—  Que  les  soldats  du  Seigneur  jettent  sa  tête  aux  papistes 
comme  gage  d'un  combat  à  mort  entre  les  enfants  de  Dieu  et  les 
fils  de  Baal,  dit  Esprit-Séguier,  le  lieutenant  d'Éphraim. 

—  Il  est  déjà  condamné  par  nos  frères ,  reprit  le  forestier 
d'une  voix  retentissante  ;  mais  l'esprit  de  l'homme  peut  errer  , 
tandis  que  l'esprit  de  Dieu  est  infaillible.  De  tes  enfants  je  fe- 
rai des  proplièles  ,  avait  prédit  le  Seigneur,  et  il  a  accompli  sa 
promesse  en  laveur  d'Israël  ;  d'enfants  il  a  fait  des  prophètes  , 
ajouta  le  garde  en  montrant  Ichabod  ;  l'esprit  de  Dieu  va  donc 
parler  par  sa  bouche. 

Cette  scène  terrible ,  agissant  puissamment  sur  le  cerveau 
malade  d'Ichabod  ,  exaltant  son  imagination  délirante,  avait 
déterminé  les  phénomènes  d'hallucination  auxquels  il  était  de- 
venu sujet,  ainsi  que  les  autres  victimes  de  Du  Serre.  Déjà 
il  ressentait  les  approches  d'une  crise  cV enthousiasme  qui 
devait  se  terminer  nécessairement  par  une  attaque  de  cata- 
lepsie. 

Deux  ou  trois  mille  personnes  ,  persuadées  de  la  divinité  de 
ses  inspirations,  attachaient  sur  lui  des  regards  respectueux  et 
presque  craintifs.  De  son  jugement  allait  déjjcndre  une  question 
de  vie  ou  de  mort.  Il  était  lui-même  convaincu  que  ces  visions, 
que  ces  voix  intérieures  ,  échos  et  souvenirs  des  passages  de  la 
Bible  dont  on  avait  chargé  son  esprit  égaré,  étaient  autant  de 
manifestations  de  la  volonté  de  Dieu  ;  de  telles  circonstances 
devaient  décider  le  paroxisme  de  son  accès. 

Ichabod  ,  debout,  la  tête  rejetée  en  arrière,  les  yeux  fermés, 
avait  les  mains  levées  au  ciel  ;  sa  poitrine  s'élevait  et  s'abaissait 
précipitamment;  il  était  d'une  pâleur  verdàtre  ;  des  gouttes  de 
sueur  froide  roulaient  sur  son  front, •  de  temps  à  autre  ses  pau- 
pières ,  en  «'ouvrant  par  un  mouvement  convulsif ,  laissaient 
voir  sa  pupille  éteinte  et  sans  regard. 

Les  Cévenols,  attentifs  à  ces  phénomènes,  qui  leur  semblaient 
surnaturels ,  les  observaient  avec  une  pieuse  terreur.  Tous  se 
découviirent  et  s'agenouillèrent. 

Taboureau ,  autant  par  impossibilité  physique  de  se  tenir  plus 
longtemps  debout  que  par  un  mouvement  d'imitation  machinale, 
tomba  aussi  à  genoux,  enjoignant  ses  mains  avec  force.  Cer- 
tain d'être  bientôt  à  son  moment  suprême,  il  adressa  au  ciel 
une  de  ces  prières  sans  nom  et  sans  paroles  qui  sont  plutôt  le 


REVUE  DE  PARIS.  295 

cri  désespéré  de  l'instincl  de  conservation  qu'une  aspiration  re- 
ligieuse. 

—  L'esprit  vient,  voilà  l'esprit ,  voilà  l'esprit  ,  dit  enfin  l'en- 
fant. II  parut  écouter  un  moment;  et  comme  s'il  eût  répété  des 
paroles  qu'il  entendait  intérieurement ,  il  continua  d'une  voix 
rauque,  stridente  et  entrecoupée  :  «  Mon  enfant  ,  mon  enfant , 
je  te  le  dis  ,  voici  la  journée  de  1  Éternel  ;  l'Éternel  va  rugir  sur 
le  mauvais  peuple,  il  va  exterminer  l'idolâtre  ,  il  va  déchirer 
comme  le  lion  qui  va  en  proie.  Mon  enfant,  mon  enfant,  j'ap- 
pellerai les  oiseaux  du  ciel  à  dévorer  le  sacrifice  sanglant  qu'on 
m'apprête.  Ils  dévoreront  la  chair  du  raoabite  comme  ils  ont 
dévoré  la  chaire  de  mes  enfants,  de  mes  élus.  Les  aigles  et  les 
vautours  en  porteront  des  lambeaux  dans  les  nids  de  leurs  pe- 
tits. Mon  enfant,  je  te  le  dis,  il  faut  que  le  moabite  meure, 
que  les  petits  oiseaux  de  proie  aient  leur  pâture.  Babylone!  Ba- 
bylone!  détruisez  Babylone.  Que  pas  un  n'échappe ,  mon  enfant, 
pas  un.  Voici  le  tourbillon  de  ma  tempête  qui  s'allume  aux  qua- 
tre coins  de  la  terre.  Ainsi  soit  faite  ma  volonté,  mon  enfant, 
je  te  le  dis,  je  te  le  dis.  » 

En  prononçant  ces  derniers  mots,  la  respiration  d'Ichabod 
devint  de  plus  en  plus  oppressée,  l'écume  blanchit  ses  lèvres  , 
ses  membres  seroidirent,  sa  voix  s'étrangla,  son  larynx  se 
gonfla  outre  mesure ,  son  front  devint  livide  et  violacé,  et  bien- 
tôt il  tomba  à  la  renverse  dans  un  étal  d'immobilité  catalepti- 
que absolue. 

Les  Cévenols  ,  émus ,  épouvantés  par  ce  spectacle ,  croyant 
entendre  la  voix  de  Dieu  demander  du  sang  ,  s'écrièrent  avec 
une  fureur  enthousiaste  :  —  Jlortà  l'idolâtre. 

—  La  voix  de  Dieu  le  condamne  comme  la  voix  des  hommes, 
dit  Esprit-Séguier. 

—  Tu  as  entendu ,  l'esprit  de  Dieu  aura  ton  sacrifice  pour 
agréable  ,  lui  dit  Éphraïm.  Prie,  prie.  Avant  que  le  soleil  ail  at- 
teint le  sommet  de  ce  rocher,  ton  âme  sera  devant  Ion  juge. 

Taboureau  s'affaissa  sur  lui-même  et  perdit  toute  per- 
ception. 

—  Amenez  sa  complice  ,  dit  Éphraïm  ;  qui  condamne  le  loup 
condamne  la  louve.  La  voix  de  Dieu  a  parlé  pour  la  moabite. 

La  Psyché  parut  au  milieu  de  ce  cercle  immense ,  ameaée 
par  deux  montagnards. 


296  REVUE  DE  PARIS. 

Elle  marchait  d'un  pas  ferme,  et  puisait  une  force  factice 
dans  l'excitation  de  la  fièvre  et  de  la  haine.  Son  grand  œil  bril- 
lant et  hardi  cherchait  Isabeau  ,  qu'elle  eût  voulu  braver  à  ce 
moment  terrible.  Ne  voyant  pas  la  Cévenole ,  elle  jeta  un  regard 
étincelant  de  courroux  sur  Cavalier ,  autre  mortel  ennemi  de 
Tancrède. 

Cavalier  au  contraire  ,  voyant  cette  figure  jeune,  charmante 
et  résolue  ,  cette  taille' svelte  qui  déployait  si  bien  sa  souplesse 
et  sa  grâce  sous  le  costume  languedocien,  en  voyant  enfin  cet 
ensemble  d'une  élégance  exquise  et  nouvelle  pour  lui ,  Cavalier 
sentit  la  rougeur  lui  monter  au  front  ;  il  reçut  au  cœur  une 
commotion  profonde  ,  électrique  ,  inexplicable. 

Presque  épouvanté  de  celte  impression  si  soudaine  ,  il  l'attri- 
bua au  profond  et  douloureux  sentiment  de  pitié  que  lui  inspi- 
rait le  sort  affreux  de  cette  jeune  femme  ;  il  reconnaissait  avec 
terreur  l'impossibilité  de  l'arracher  à  la  mort ,  maintenant  que 
le  prophète  avait  parlé. 

Quoiqu'il  ne  crût  à  aucune  révélation  divine ,  ou  plutôt  quoi- 
qu'il ne  pût  s'expliquer  le  phénomène  de  l'enthousiasme  des 
petits  prophètes ,  Cavalier  sentait  (pie  toute  la  puissance  de  l'in- 
surrection était  là  ,  que  feinte  ou  réelle  la  voix  de  Dieu  était  la 
seule  qui  pût  soutenir  les  Cévenols  dans  la  lutte  acharnée  qu'ils 
allaient  engager.  Il  ne  fallait  donc  pas  songer,  dès  le  début  de 
la  guerre,  à  porter  la  moindre  atteinte  aux  ordres  des  prophètes. 

Et  pourtant  il  lui  semblait  horrible  de  laisser  périr  celte 
charmante  jeune  fille! 

Éphraim  et  presque  tous  les  montagnards,  insensibles  à  l'at- 
trait de  la  beauté ,  regardaient  la  Psyché  avec  une  impatience 
farouche;  parmi  les  gens  de  la  plaine  ,  quelques-uns  auraient 
l)eut-ètre  éprouvé  un  sentiment  pitoyable  ,  mais  le  souvenir  du 
meurtre  de  Bienaimé  Frugeires ,  mais  leur  foi  aveugle  dans  la 
volonté  exprimée  par  le  prophète  ,  étoulTaient  cette  bienveil- 
lance. 

—  Tu  vas  mourir  avec  ton  complice.  La  voix  de  Dieu  a 
prononcé  sur  ton  sort;  dépêche-toi;  fais  ta  prière,  dit Éphraïm. 

Les  couleurs  fiévreuses  de  la  Psyché  firent  place  à  une  pâleur 
de  marbre;  elle  trembla ,  et  tout  son  courage  ,  toute  sa  vie  , 
semblèrent  se  concentrer  dans  ses  yeux,  qui  brillaient  d'un  éclat 
incroyable. 


REVUE  DE  PARIS.  297 

—  Je  mourrai  donc,  dit  Toinon  d'une  voix  ferme;  mais 
assassiner  une  femme,  c'est  bien  lâche  ! 

—  Fais  ta  prière,  dit  Épliraïm  sans  lui  répondre;  meurs  en 
chrétienne ,  et  tu  auras  la  sépulture  que  les  liens  ont  refusée  à 
sa  mère,  qu'ils  ont  traînées  sur  la  claie;  —  et  le  forestier  mon- 
trait Cavalier, 

—  Mais  je  ne  vous  ai  fait  aucun  mal,  moi!  s'écria  Toinon  ,  je 
suis  étrangère  à  ces  horreurs. 

—  Quel  mal  avait  fait  le  Christ?  Tu  expieras  les  crimes  des 
tiens,  ton  sang  servira  pour  leur  rédemption.  Fais  ta  prière. 

La  Psyché  vit  qu'il  n'y  avait  plus  de  pitié  à  attendre  ,  sa  der- 
nière pensée  fut  pour  Tancrède. 

—  Je  vais  mourir,  dit-elle  à  Éphraïm  d'une  voi.K  profondé- 
ment émue;  ne  puis-je  pas  écrire  quelques  mots?  Ne  pourrez- 
vous  pas  les  faire  parvenir...  à  une  personne  (jue  je  vous  dirai? 

—  Songe  au  salut  de  ton  âme,  dit  Éphraïm,  songe  au  livre 
Éternel  où  Dieu  a  écrit  la  vie. 

—  Mais  ce  collier  (et  elle  détacha  un  ruban  de  velours  noir 
de  son  cou  charmant),  ne  puis-je  le  faire  remeltre  à... 

—  Pense  à  Ion  âme,  pense  à  ton  âme,  répéta  Éphraïm.  La 
terre  va  couvrir  Ion  corps. 

—  Eh  bien,  dit  Psyché  avec  un  accent  désespéré  et  en  pleu- 
rant, avant  que  la  (erre  ne  couvre  mon  corps,  quand  je  vais 
être  morte  ,  qui  m'ensevelira?  Vous  êtes  plus  généreu.\  que  les 
miens  ,  dites-vous;  eh  bien  !  accordez-moi  une  grâce  dernière. 
Que  la  femme  qui  m'a  accompagnée  soit  chargée  de  ce  triste 
soin.  Laissez-moi  lui  dire  quelques  mots. 

—  Qu'il  soit  fait  ainsi  que  tu  le  demandes  ,  dil  Éphraïm  en 
cherchant  Cavalier  des  yeux. 

Cavalier  avait  disparu, 

—  Isabeau!  dit  Éphraïm. 
Isabeau  parut. 

—  Cette  moabite  veut  te  parler,  elle  va  mourir,  écoute-la. 
Isabeau  regarda  la  Psyché  avec  élonnement  et  s'approcha 

d'elle. 

Éphraïm  s'éloigna. 

Le  cercle  était  assez  grand  pour  que  les  deux  femmes  pussent 
parier  sans  être  entendues. 

Toinon  ,  au  moment  de  mourir ,  voulait  à  tout  prix  faire  par- 


298  REVUE  DE  PARIS. 

venir  un  dernier  souvenir  à  Tancrède.  Par  un  sentiment  de  dé- 
licatesse concevable,  elle  préférait  s'adresser  à  une  femme  ,  à 
Isabeau.  Quoiqu'elle  sût  la  haine  de  la  Cévenole  contre  le  mar- 
quis de  Florae,  elle  comptait  sur  la  générosité  de  cette  jeune 
fille  et  sur  l'intérêt  qu'elle,  Toiuon,  devait  inspirer  dans  ce  mo- 
ment terrible. 

—  Je  vous  ai  trompée  pour  vous  engager  à  me  servir  de 
guide,  lui  dit  la  Psyché;  à  ce  moment  suprême,  je  vous  en  de- 
mande pardon. 

—  Je  vous  pardonne,  dit  Isabeau  tristement.  Moi  aussi,  d'ail- 
leurs, j'ai  à  vous  demander  pardon  ,  car  en  vous  amenant  ici , 
involontairement  j'aurai  causé  votre  mort. 

—  Eh  bien,  dit  Toinon ,  si  vous  avez  quelque  pitié  pour  moi , 
vous  pouvez  me  rendre  un  grand  service...  le  dernier  qu'on  me 
rendra  sur  cette  terre. 

—  Parlez,  parlez ,  malheureuse  femme. 

—  Promettez-moi...  qu'après  ma  mort...  vous  m'ensevelirez... 
(pie  vous  seule  toucherez  mon  corps.  —  Et  Toinon,  à  cette  hor- 
rible pensée  ,  mil  sa  main  sur  ses  yeux  baignés  de  larmes. 

—  Je  vous  le  jure. 

— Promettez-moi  encore  que  vous  couperez  une  tresse  de  mes 
cheveux...  que  vous  attacherez  avec  ce  collier  de  velours,  (;t 
que  vous  porterez  le  tout...  à...  Ici  la  Psyché  hésita. 

—  A  votre  mère?....  pauvre  petite!  demanda  la  Cévenole 
avec  intérêt. 

—  Jamais  je  n'ai  connu  ma  mère. 

—  A  votre  père  ? 

.  —  Jamais  je  n'ai  connu  mon  père. 

—  A  un  de  vos  parents? 

—  Je  n'ai  pas  de  parents. 

Isabeau  regarda  Toinon  avec  un 'triste  étonnement. 
Celle-ci  reprit  d'un  air  solennel  : 

—  Avant  <iue  je  vous  dise  à  qui  vous  devez  porter  ce  dernier 
gage  de  ma  tendresse  ,  il  faut  que  vous  me  juriez  d'accomplir 
ma  prière  et  de  remettre  ce  legs  à  la  personne  que  je  vous  indi- 
querai. Songez-y,  c'est  le  dernier  vœu  d'une  mourante. 

—  Par  la  mémoire  de  mon  père  et  de  ma  mère,  je  jure  d'exé- 
cuter vos  ordres,  dit  Isabeau. 

—  S'il  vous  était  impossible,  à  vous  ,  de  remplir  ce  devoir  , 


REVUE  DE  PARIS.  299 

vousne  le  confierez  qu'à  une  personne  dont  vous  seriez  aussi  sûre 
que  de  vous-même. 

—  Je  vous  le  jure. 

Les  yeux  de  la  Psyché  brillèrent  d'espoir. 

—  Eh  bien  ,  lorsque  vous  m'aurez  vue  mourir  ,  lorsque  vous 
m'aurez  ensevelie  ,  vous  irez  vers  celui  pour  qui  je  meurs  !  Oui, 
c'était  pour  aller  le  rejoindre  que  je  vous  avais  demandé  de  me 
servi  de  guide.  Oh  !  par  pitié...  qu'il  sache  au  moins  combien  je 
l'aimais...  la  mort  me  semblera  moins  affreuse  ,  si  j'espère  avoir 
un  regret  de  lui  ,  si  je  suis  sûre  que  ce  dernier  gage  de  l'amour 
le  plus  passionné,  de  la  pensée  la  plus  constante  ,  lui  sera 
remis. 

—  Mais  cet  homme....  quel  est-il?  demanda  Isabeau  en  es- 
suyant ses  yeux,  car  elle  se  sentait  profondément  touchée  du 
désespoir  de  Toinon. 

La  Psyché  allait  prononcer  le  nom  de  Tancrède ,  lorsqu'un 
grand  cri,  poussé  par  lescamisards,  l'arrêta. 

Isabeau  et  Toinon  tournèrent  la  tète  ,  et  ils  virent  arriver 
Cavalier. 

Il  marchait  d'un  pas  lent  et  majestueux,  tenant  par  la  main 
Céleste  et  Gabriel ,  tous  deux  vêtus  de  longues  robes  blanches. 


XXII. 

LES  OTAGES. 

Les  camisards  accueillirent  Céleste  et  Gabriel  par  de  nou- 
veaux murmures  de  respect  et  d'admiration, 

Toinon  et  Taboureau  eurent  une  lueur  d'espoir  en  voyant 
arriver  ces  deux  jeunes  et  belles  créatures,  dont  les  traits  char- 
mants étaient  à  la  fois  d'une  douceur  et  d'une  mélancolie  indé- 
finissables. 

Pendant  leur  séjour  au  château  de  Mas-Arribas,  Céleste  et 
Gabriel  avaient  beaucoup  souffert,  ainsi  que  les  autres  victimes 
sacrifiées  à  l'infernale  combinaison  du  verrier. 

Ils  portaient  tous  deux  un  nom  trop  vénéré  parmi  les  Céve- 
nols, leurs  prophéties  devaient  avoir  trop  d'influence  sur  les 


300  REVUE  DE  PARIS. 

protestanls ,  à  l'heure  de  la  révolte  ,  pour  que  Du  Serre  eût  hé- 
sité à  les  soumettre  à  son  terrible  régime. 

Jamais  d'ailleurs  il  n'avait  trouvé  de  natures  plus  favorables 
au  développement  de  ses  funestes  expériences  :  habituellement 
mélancoliques  et  rêveurs,  Céleste  et  Gabriel,  marchant  d'épou- 
vante en  épouvante,  furent  bientôt  dans  un  état  d'hallucination 
presque  continuel. 

Seulement,  dans  leurs  moments  d'extase  et  de  somnambu- 
lisme ,  leurs  prophéties  se  ressentaient  toujours  de  l'ineffable 
bonté  de  leur  caractère;  on  l'a  dit,  ces  tendres  et  naïves  intelli- 
gences s'étaient  dès  l'enfance  tellement  assimilé  la  poésie  en- 
chanteresse de  certains  passages  des  Écritures,  que  l'exaltation 
factice  qu'on  imprimait  à  leur  cerveau  rendait  plus  adorables 
encore  les  suaves  images  dont  il  était  rem|)!i. 

En  vain  Du  Serre  et  sa  femme  avalent  fait  apprendre  à  ces 
enfants  les  plus  sanglants  versets  des  pro])hètes  et  de  l'Apoca- 
lypse; une  fois  le  moment  de  l'enthousiasme  venu,  oubliant  ces 
lugubres  leçons,  au  lieu  de  menaces  vengeresses,  effrayantes, 
ces  deux  voix  pures  et  enfantines  faisaient  entendre  de  divines 
inspirations  de  pardon,  d'amour  et  d'espérance. 

Puis,  comme  rien  n'est  plus  varié  que  l'effet  des  attaques 
cataleptiques,  les  crises  auxquelles  Céleste  et  Gabriel  étaient 
aussi  devenus  sujets  n'avaient  rien  de  hideux.  Elles  se  manifes- 
taient par  la  coloration  des  joues,  i>ar  le  feu  du  regard  et  par 
une  immobilité  complète  ;  mais,  comme  certains  êtres  sontdoués 
d'une  grâce  nalive,  qui  s'étend  sur  tous  leurs  mouvements,  les 
poses  dans  lesquelles  Céleste  et  Gabriel  restaient  pour  ainsi 
dire  pétritiés  pendant  la  durée  de  leurs  succès  étaient  presque 
toujours  charmantes;  on  eût  dit  deux  belles  statues  miraculeu- 
sement vivifiées. 

La  beauté,  la  douceur  et  l'enthousiasme  prophétique  de  ces 
deux  enfants,  les  faisaient  religieusement  respecter  par  les  gens 
de  Cavalier,  qui  partageaient  la  superstition  générale  à  l'égard 
des  petits  prophètes. 

Dej)uis  la  nuit  d'épouvantable  orage,  pendant  laquelle  tous 

ces  enfants  s'étaient  répandus  dans  la  plaine  en  appelant  Israël 

aux  armes,  le  mont  Aygoal  était  devenu  un  nouveau  Sinaipour 

les  protestanls. 

Cavalier  lui-même ,  quoiqu'il  fût  en  apparence  et  politique- 


REVUE  UE  PARIS.  301 

ment  aussi  croyant,  aussi  fanatique  qu'Épiiraïm ,  flottant  sans 
cesse  entre  son  incréclnlilé  secrète  et  l'évidence  des  piiénbmènes 
qu'il  ne  pouvait  expliquer  ,  regardait  malgré  lui  son  frère  et  sa 
sœur  avec  unesorte  de  vénération  craintive. 

Voulant  essayer  de  sauver  Toinon,  Cavalier  avait  été  trouver 
Céleste  et  Gabriel  ;  il  savait  par  expérience  que  les  émotions 
profondes  et  soudaines  provoquaient  souvent  leurs  crises  pro- 
phétiques. 

Ainsi,  depuis  qu'ils  s'étaient  réunis  à  lui.  ces  pauvres  enfanis 
avaient  eu  plusieurs  accès  en  apprenant  successivement  l'arres- 
tation de  leur  père,  la  mort  de  leur  mère  et  de  leur  aïeule. 

Le  seul  souvenir  de  cet  acte  d'une  cruauté  si  horrible  les 
plongeait  dans  une  sorte  de  stupeur  désespérée,  dont  ils  ne  sor- 
taient que  par  une  attaque  de  catalepsie. 

—  On  va  égorger  un  homme  et  une  femme  ,  tout  à  l'heure, 
devant  vous,  et  traîner  leurs  cadavres  sur  la  claie,  car  l'esprit 
du  Seigneur,  parlant  par  la  voix  d'Ichabod,  a  voulu  ce  sanglant 
sacrifice,  avait  dit  Cavalier  aux  deux  enfanis  : 

Céleste  et  Gabriel  s'étaient  regardés  avec  effroi  en  s'écriant  : 

—  Nous  ne  voulons  pas  voir  ce  meurtre! 

—  Il  le  faut  pourtant.  Pauvres  enfants!  si  vous  voulez  l'em- 
pêcher... 

—  Non,  non,  avait  dit  Céleste  en  cachant  sa  figure  dans  ses 
mains;  ces  corps  sur  la  claie...  cela  me  rajjpelle...  Oh  !  ma 
mère...  ma  mère...  —  Et  notre  aïeule....  notre  aïeule!  avait 
Teprit  Gabriel ,  déjà  presque  égaré  à  la  seule  pensée  de  cet 
affreux  événement.  —  Dieu  est  bon  et  miséricordieux,  son  esprit 
inspire  aussi  la  paix  et  le  pardon,  avait  dit  Céleste.  —  Mon 
frère...,  mon  frère...,  ce  meurtre...  pourquoi  ce  meurtre?... 
Hélas  !  trop  de  sang  a  déjà  coulé  !...  l'esprit,  le  doux  esprit  du 
Seigneur  l'a  dit,  ajouta  Céleste  en  regardant  autour  d'elle  d'un 
air  hagard. 

Lorsque  Cavalier  vit  ces  enfanis  sous  cette  impression  puis- 
sante ,  il  espéra  que  l'aspect  des  préparatifs  du  sujjplice  de 
Toinon  et  de  Taboureau  exalterait  peut-èlre  assez  la  pitié  des 
deux  petits  jirophètes  pour  leur  suggérer  quelques  paroles  de 
commisération. 

Tel  fut  le  motif  de  leur  présence  sur  ce  lieu  de  l'exécution. 
Les  camisards,  croyant  que  les  deux  enfants  venaient,  comme 
1  '  26 


302  REVUE  DE  PARIS. 

Ichabod,  assister  au  meurtre  des  catholiques,  redoublèrent  leurs 
cris  de  mort. 

A  cette  nouvelle  explosion  de  fureur,  Taboureau,  la  face 
cadavéreuse,  les  traits  renversés,  à  genoux,  les  mains  jointes, 
fît  un  dernier  effort  pour  crier  :  Grâce  !  grâce  !...  toute  ma  for- 
lune...  pour  sauver  ma  vie! 

Énhraïm  sourit  de  pitié,  et  dit  :  —  Esprit-Séguier,  fais  char- 
ger les  mousquets  de  nos  frères.  Ces  moabites  auront  une  mort 
de  soldats.  Il  est  temps  que  la  main  du  Seigneur  s'appesantisse 
sur  eux. 

A  la  voix  d'Éphraïra,  quelques  montagnards  chargèrent  leurs 
armes. 

—  Avez -vous  fait  votre  prière?  demanda  le  forestier  d'une 
voix  tonnante  aux  deux  patients. 

Cavalier,  les  yeux  ardemment  fixés  sur-Céleste  et  sur  Gabriel, 
était  dans  une  cruelle  angoisse,  n'osant  prévoir  l'effet  que  cette 
scène  effrayante  produirait  sur  eux. 

Les  deux  enfants  se  tenaient  par  la  main;  leurs  angéliques 
figures  étaient  pâles  et  conlraclées,  l'effroi  arrondissait  leurs 
grands  yeux  bleus.  Ils  tremblaient  en  se  serrant  l'un  contre 
l'autre. 

Six  montagnards  s'approchèrent  la  mèche  de  leurs  mousquets 
fumait. 

Les  révoltés  s'écartèrent,  se  rangèrent  sur  deux  lignes  :  à 
l'extrémité  de  cette  haie,  on  voyait  Toinon,  Taboureau  et 
Isabeau. 

—  Bandez-leur  les  yeux,  frères,  ils  ont  peur ,  dit  Éphraïm  à 
Esi>ril-Séguier,  avec  un  sourire  de  mépris  féroce. 

Taboureau  n'avait  plus  la  force  de  crier  grâce.  Il  lendit  son 
front  au  bandeau  fatal. 

Le  bourreau  s'approcha  de  la  Psyché.  Elle  chercha  Isabeau  j 
elle  n'était  plus  là,  elle  n'avait  pas  eu  la  force  d'assister  à  cet 
épouvantable  s|)ectacle.  Ne  la  voyant  pas,  Toinon  dit  avec 
désespoir  :  — Oh  !  cela...  pas  même  cela...  pas  même  un  dernier 
souvenir  !  —  Puis  ,  saisissant  la  main  de  Claude,  elle  la  baisa 
pieusement,  en  lui  disant  :  —  Adieu,  mon  ami;  à  cette  heure 
dernière,  pardonnez-moi  votre  mort... 

—  Je  vous  la  pardonne.  Que  Dieu  ait  pitié  de  mon  âme  F 
murmura  le  sigisbé  d'une  voix  faible. 


REVUE  DE  PARIS.  503 

Toinon  lendit  à  son  tour  son  front  de  neige  au  bandeau;  puis 
elle  porta  ses  deux  mains  à  ses  lèvres ,  et  sembla  envoyer  dès 
baisers  dans  le  vide,  en  disant  d'une  voix  basse  :  —  Tancrède, 
mon  Tancrède  ,  c'est  pour  toi  !  —  Puis  Toinon  se  recueillit  et 
pria. 

—  Frères,  dit  Éphraïm  d'une  voix  solennelle,  cliantons  le 
psaume  des  morts.  Que  leur  âme  en  soit  consolée  ,  puisque  leur 
corps  va  périr. 

Et  tous  entonnèrent  d'une  voix  lugubre  et  voiléo  ce  verse!  du 
psaume  mortuaire  : 


.Je  vais  entre  les  morts ,  transi . 
Hélas!  et  je  quitte  la  vie 
Comme  une  personne  meurtrie, 
f)ont  Dieu  n'a  cure  ni  souci , 
Et  qui  par  sa  main  retranchée  , 
Est  dans  le  sépulcre  couchée. 

Ces  chants  de  mort  furent  répétés  à  l'infini  par  les  échos  du 
Rhan-Jastrie. 

Les  montagnards  apprêtèrent  leurs  armes. 

Les  physionomies  de  Céleste  et  de  Gabriel,  jusqu'alors  pâles 
et  glacées,  s'animèrent  tout  à  coup,  leurs  joues  se  colorèrent,  de 
timides  et  effrayés  leurs  regards  devinrent  brillants  et  inspirés. 
Ils  semblèrent  grandir  en  redressant  fièrement  leurs  belles  létes 
blondes. 

A  ces  symptômes  d'enthousiasme,  Cavalier  ressentit  une  joie 
indicible;  il  fit  remarquer  à  quelques-uns  des  siens  l'air  prophé- 
tique des  enfants. 

Éphraïm  allait  donner  l'ordre  du  supplice,  lorsqu'il  entendit 
un  murmure  croissant. 

—  L'esprit  du  Seigneur  va  encore  parler,  disaient  les  cami- 
sards  en  montrant  respectueusement  les  deux  jeunes  Cévenols 
dont  l'exaltation  devenait  de  plus  en  plus  visible. 

—  Il  faut  suspendre  leur  supplice  jusqu'à  ce  que  la  voix  de 
Dieu  se  soit  fait  entendre  encore  une  fois  pour  l'ordonner, 
s'écria  Cavalier. 

Le  forestier  d'Aygoal,  ne  pensant  pas  que  la  sentence  d'Icha- 


304  REVUE  DE  PARIS, 

bod  fût  contredite  par  celle  nouvelle  manifestation  de  la  volonté 
divine,  ne  s'opposa  pas  à  ce  qu'on  sursît  à  l'exécution ,  et  dit  : 
—  La  voix  du  Seigneur  est  toujours  sainte  et  précieuse  à  nos 
oreilles;  la  trompette  a  sonné  plus  d'une  fois  l'heure  des  massa^ 
cres  des  Philistins  ! 

—  L'esprit  va  parler,  s'écria  Cavalier  ;  à  genoux,  mes  frères, 
ù  genoux  ! 

Tous  s'aganouillèrent. 

Céleste,  arrivée  la  première  au  paroxisrae  de  l'enthousiasme, 
dit  d'une  voix  douce  et  harmonieuse,  en  fermant  ses  beaux 
yeux  :  —  Mon  enfant,  je  te  le  dis...  aujourd'hui...  mon  enfant, 
de  sang  je  ne  veux  pas...  de  sacrifice,  je  ne  veux  pas...  de 
victimes,  je  neveux  pas.  Les  fleurs  des  champs,  voil;"!  l'offrande 
que  je  veux...  Les  chants  des  oiseaux,  voilà  les  cris  des  victimes 
«iue  je  veux.  Si  le  loup  méchant  dévore  tes  brebis...  tue-le  sans 
pitié...  mais  je  te  le  dis,  mon  enfant,  je  le  le  dis  cette  fois, 
grâce  et  miséricorde  pour  ceux  qui  sont  faibles  el  désarmés; 
grâce  et  miséricorde  pour  les  femmes  et  pour  les  enfants... 
Israël  sera  sans  ])itié...  mais  pour  les  guerriers  armés  de  la  lance 
et  de  l'épée...  Bientôt  un  grand  combat  sera  livré...  et  puis 
après,  la  vigne  portera  son  fruit,  la  terre  produira  ses  graines, 

les  cieux  verseront  leur  rosée,  et  la  paix  fleurira  sur  la  terre 

En  attendant. ..  pitié...  grâce  et  miséricorde... 

En  disant  ces  derniei's  mois ,  la  respiration  de  Céleste  s'op- 
pressa ;  l'enfant  pencha  sa  tète  en  arrière  par  un  mouvement 
convulsif  ,  et  loniba  à  genoux  dans  un  état  d'immoi)ilité  com- 
plète ,  ayant  ses  deux  mains  jointes  et  sa  figure  à  demi  tournée 
vers  le  soleil  levant,  qui  semblait  l'entourer  d'une  auréole  d'or. 
A  voir  celte  adorable  créature  ainsi  agenouillée,  on  eût  dit  une 
de  ces  statues  d'anges  qui  prient  sur  les  tombeaux. 

Éphraïm,  frappé  de  surprise,  regardait  Céleste  avec  unélon- 
nement  farouche  ;  mais  son  respect  pour  l'expression  de  la  vo- 
lonté divine  était  si  profond  ,  qu'il  se  contenta  de  dire:  Le  Sei- 
gneur seul  nolis  guide  ,  sa  voix  est  mystérieuse. 

A  ces  paroles  de  clémence,  Toiuon  et  Taboureau,  toujours  les 
yeux  bandés,  crurent  entendre  une  voix  du  ciel;  une  nouvelle 
espérance  vint  jeter  quelques  lueurs  dans  le  noir  abîme  où  leur 
âme  était  plongée. 

Les  camisards,  interdits,  hésitants,  se  regardaient  entre  eux; 


REVUE  DE  PARIS.  305 

leur  esprit  grossier  ne  se  rendait  pas  compte  de  cette  contra- 
diction apparente  entre  la  volonté  exprimée  par  les  deux  pro- 
phètes. 

Tout  à  coup  Gabriel ,  qui  n'avait  i)as  encore  parlé,  offrit  les 
mêmes  symptômes  d'exaltation  que  sa  sœur  ,  et  s'écria  en  éten- 
dant sa  main  vers  l'ouest  avec  un  geste  à  la-  fois  impérieux  et 
attentif: 

«  Mon  enfant,  je  te  dis,  mon  enfant ,  qu'une  grand  bruit  de 
clairons  résonne  de  ce  côté,  les  chariots  de  guerre  sonnent 
comme  des  armures,  les  coursiers  hennissent.,.  Israël!  Israël! 
voici  l'heure  de  prier  le  Dieu  des  armées..,,  voici  l'heure  de  te 
préparer  à  combattre;  mais  je  te  dis,  je  te  dis  d'épargner  les 
faibles  et  les  enfants...  Je  te  dis  qu'une  vie  sauvée  peut  sauver 

une  autre  vie Courage,  mon  enfant!  après  les  souffrances  la 

joie...  tu  verras  un  verger  verdoyant  portant  des  fruits  en  toutes 
saisons  ;  sa  verdure  fera  l'ornement  de  ta  maison  ;  il  fleurira 
toujours,  le  fruit  se  cueillera  avec  la  fleur.,,  Jérusalem  !  Jéru- 
salem !  réjouis-toi,  voici  le  vigneron  qui  vient  travailler  à  la 
vigne ,  voici  celui  qui  vient  relever  tes  murailles  ;  mais  prends 
l'épée  sans  tarder,  l'heure  passe,  et  avec  elle  les  chariots  de 
guerre  passent  ;  et,  ce  soir ,  le  soleil  couché,  les  moabites  t'au- 
ront échappé....  Aux  épées  !  aux  épées  !  mon  enfant,  je  te  dis 
aujourd'hui  :  Frappe  les  forts,  épargne  les  faibles  ?  Ma  tempête 
arrache  les  moissons  ,  déracine  les  arbres ,  abat  les  tours ,  sou- 
lève les  grandes  eaux;  mais  je  te  dis,  je  te  dis,  elle  épargne 
l'herbe  des  champs  (1). 

En  disant  ces  mots  d'une  voix  de  plus  en  plus  affaiblie  ,  Ga- 
briel tomba  près  de  sa  sœur. 


(1)  Ces  deux  prédictions  sont  presque  textuellement  extraites  d'un 
livre  fort  rare  et  fort  curieux  ,  intitulé  Théâtre  sacré  des  Cévennes  , 
ou  Récit  des  diverses  merveilles  nouvellement  opérées  dans  cette  partie 
{lu  Languedoc;  Londres,  Robert  Roger,  Blak-Friars,  1707,  in-8o. 
A  la  suite  du  Théâtre  sacré  des  Cévennes  se  trouve  un  autre  livre  très- 
curieux,  Avertissements  prophétiques  d'Élie  Marion,  l'un  des  chefs 
prolestants  qui  avaient  pris  les  armes  dans  les  Cévennes  ,  ou  Discours 
prononcé  par  sa  bouche  sous  l'influence  du  Saint-Esprit ,  et  fidèle- 
ment reçus  dans  le  temps  qu'il  parlait;  —  ibicl. ,  aussi  très-rare. 
(Bibliothèque  Royale.  ) 

26. 


306  HEVUE  DE  PARIS. 

Cavalier,  voyant  rimpression  profonde  que  ces  paroles  avaient 
pr'oduile  sur  les  camisards  ,  s'écria  : 

—  Le  Seigneur  vous  le  dit  par  la  voix  de  ses  enfants  ;  aux 
armes  !  Israël ,  aux  armes  !  les  Philistins  nous  écliapperont  si 
nous  tardons  encore;  le  Seigneur,  dans  sa  miséricorde,  a  été 
louché  de  notre  obéissance  ,  il  avait  dit  frappez  ,  nous  allions 
frapper...  —  et  Cavalier  montra  les  deux  patients  agenouillés, 
—  puis  il  a  eu  pitié.  Lorsque  Abraham  eut  levé  le  coutelas  sur 
la  tête  de  son  fils,  Dieu  fut  satisfait  et  dit:  Assez.  Le  seigneur 
nous  commande  de  les  épargner,  épargnons-les,  gardons-les 
pour  otages;  si  l'un  des  nôtres  tombait  entre  les  mains  des  moa- 
bites ,  le  Seigneur  l'a  dit  :  Une  vie  sauve  une  autre  vie.  Mais  la 
voix  du  Seigneur  nous  appelle...  Aux  armes  ,  Cévenols!  à  moi 
les  gens  de  la  plaine!  à  nous  les  dragons  de  Saint-Sernin!  aux 
armes  les  montagnards  !  à  vous  l'abbaye  du  Pont-de-Montvert  ! 
Le  Seigneur  est  avec  nous;  il  nous  dit  que  l'heure  passe  ;  cou- 
rons aux  armes  ,  aux  armes  ! 

—  Aux  armes  !  s'écrièrent  tout  d'une  voix  les  gens  de  la  plaine 
avec  enthousiasme  en  se  relevant  et  en  entourant  Cavalier. 

Les  montagnards  ,  exaltés  aussi  par  cet  appel  martial,  y  ré- 
pondirent. Éphraïm  ,  persuadé  que  le  Seigneur  voulait  la  grâce 
des  deux  victimes  ,  dit  à  Espril-Séguier  :  La  volonté  de  Dieu  est 
infinie,  fais  garrotter  ces  deux  moabites,  ils  nous  suivront.  — 
Puis  il  reprit  d'une  voix  retentissante  :  Aux  armes  !  frères  de  la 
montagne,  aux  armes  !  voici  la  première  journée  de  la  moisson, 
elle  va  être  terrible  ,  la  faux  tranchante  est  entre  les  mains  des 
ouvriers  du  Seigneur  :  aux  armes  ! 

A  la  voix  de  leurs  chefs,  les  camisards  se  pressèrent  en  tumulte 
autour  d'eux  pour  les  suivre  sur  les  deux  rampes  opposées  du 
Rhan-Jastrie  ;  l'une  descendait  vers  l'ouest ,  où  était  située  l'ab- 
baye du  Pont-de-Montvert ,-  l'autre  vers  l'est,  oix  se  trouvait  le 
défilé  du  col  d'Ancise. 

Toinon  et  Taboureau  ,  si  inespérément  délivrés  ,  furent  mis 
sous  la  garde  de  deux  vigoureux  montagnards ,  et,  pour  ainsi 
dire,  emportés  dans  ce  formidable  tourbillon. 

Cavalier,  tout  à  l'ardeur  de  la  guerre  ,  de  la  haine  et  de  la 
vengeance,  ciia  à  Éphraïm  d'une  voix  éclatante  au  moment  de 
descendre  la  rampe  du  lUian-JasIrie  :  Frère  Éphraïm ,  à  moi  le 
marquis  ! 


REVUE  DE  PARIS.  307 

—  Frère  Cavalier,  à  moi  rarchipiètre  !  répondit  Épliraïm. 

—  Marchons  !  cria  Cavalier  ,  et  il  se  mit  à  la  léte  de  ses  gens 
non  sans  avoir  jeté  un  dernier  et  long  regard  sur  Toinon  ,  en 
disant  :  —  Elle  est  sauvée  !  Qu'elle  est  belle  ! 

Bientôt  les  deux  chefs  révoltés  et  leur  troupe  eurent  aban- 
donné le  plateau  désert  du  volcan  ,  et  un  silence  de  mort  régna 
de  nouveau  dans  celle  solitude. 


L'aBB  A  YE. 

Pont-de-Monlvcrt  était  un  assez  gros  bourg  silué  sur  les 
bords  du  Tarn,  rivière  qui  prend  sa  source  dans  la  chaîne  des 
Cévennes. 

A  l'exlrémité  occidentale  de  ce  bourg  ,  du  côté  de  la  roule  de 
Fressinet  de  Lozère  ,  s'élevaient  les  ruines  d'une  ancienne  ab- 
baye. 

Cet  édifice,  d'un  caractère  ù  la  fois  militaire  et  monastique, 
avait  été  en  partie  détruit  pendant  les  guerres  civiles  el  religieu- 
ses du  siècle  passé;  il  élail  bâti  dans  une  sorte  de  petite  presqu'île, 
formée  par  la  courbe  d'un  des  bras  du  Tarn,  dont  les  sinuosités 
baignaient  le  pied  des  hautes  murailles  de  l'abbaye  au  noid  ,  ù 
l'est  et  à  l'ouest. 

Une  seule  porte,  à  laquelle  on  arrivait  par  un  pont,  s'ouvrait 
au  sud  ,  non  loin  de  la  route  de  Fressinet. 

Il  restait  à  peine  quelques  vestiges  de  la  chapelle  el  des  prin- 
cipaux bâtiments  de  ce  monastère.  La  cour  intérieure  du  cloître, 
avec  ses  quatre  galeries  cardinales  à  lourds  arceaux  romans, 
avait  seule  été  respectée.  Sur  les  galeries  s'ouvraient  les  portes 
des  cellules,  alors  occupées  par  l'archiprélre ,  par  les  gens  de  sa 
suite,  par  le  capitaine  Poul  et  par  les  miquelels  destinés  à  la 
garde  des  prisonniers  protestants  renfermés  dans  les  vastes  caves 
de  l'abbaye. 

Le  nombre  de  ces  derniers  était  alors  très-considérable;  l'abbé 
Du  Chayla  n'avait  pas  osé  les  diriger  sur  Nîmes  avant  l'arrivée 


308  RKVUE  DE  PARIS. 

des  renforls  qu'il  avait  demandés  à  M.  de  Basville,  dans  la 
crainfe  que  ce  convoi  ne  fût  délivré  par  les  l'cligionnaires. 

Le  jour  même  de  l'assemblée  des  caraisards  sur  le  plateau  de 
Rhan-Jaslrie,  vers  quatre  heures  du  soir,  le  capitaine  Pojl  , 
après  avoir  passé  la  revue  de  ses  niiquelets  ,  rentra  dans  la  cel- 
lule qu'il  occupait,  suivi  de  son  sergent,  maître  Bon-Larron. 

Le  capitaine  Poul  portait ,  en  guise  de  robe  de  chambre,  une 
vieille  pelisse  turque,  provenant  de  ses  prises  pendant  la  guerre 
de  Hongrie  ;  un  chaperon  écarlate  couvrait  ses  cheveux  ras.  Cette 
coiffure  bizarre  donnait  à  ses  traits,  naturellement  farouches, 
une  expression  plus  sinistre  encore.  En  entrant  dans  sa  cellule, 
il  se  jeta  d'un'air  sombie  dans  une  chaire  de  bois  de  noyer  ri- 
chement sculptée  ,  qui  avait  sans  doute  aj)i)artenu  à  un  des  an- 
ciens dignitaires  de  l'abbaye. 

Maitre  Bon-Larron,  voyant  la  mauvaise  humeur  de  son  capi- 
taine ,  attendit  respectueusement  que  ce  dernier  lui  adressât  la 
parole. 

Enfin  Poul  .s'écria,  en  frappant  sur  une  table  avec  colère  :  — 
Au  diable  le  métier  que  nous  faisons  ici.  Depuis  six  semaines 
nous  ne  sommes  pas  sortis  de  cette  abbaye,  si  ce  n'est  pour  celte 
tournée  dans  le  plat-pays;  el,  par  Mahom!  elle  a  eu  un  beau 
résultat  :  le  massacre  de  ce  vieux  fermier  et  de  sa  femme! 

—  Ne  m'en  parlez  pas,  capitaine,  dit  le  sergent  en  haussant 
les  épaules.  C'a  été  une  sotte  imagination  de  cet  entêté  de  Robin- 
le-Morisque;  il  se  figurait  tiouver  dans  cette  ferme  la  poule  au.x 
œufs  d'or.  L'imbécile!  H  aurait  usé,  je  crois,  toutes  les  mèches 
à  mousquet  de  la  compagnie  sur  !a  peau  du  fermier,  en  manière 
d'interrogatoire,  qu'il  n'en  aurait  pas  été  i)lus  avancé.  Pourtant, 
tout  n'a  pas  été  perte  dans  celle  occasion  ;  nos  gens  se  sont 
nippés  en  linge  de  corps ,  et  Dieu  sait  qu'ils  en  avaient  un  fu- 
rieux besoin  ,  car  ça  n'a  jamais  été  leur  luxe. 

—  Va-t-en  au  diable  !  Nos  gens  s'engouidissent  ici.  Est-ce  en 
gardant  les  troupeaux  destinés  à  la  boucherie  que  les  chiens  de- 
viennent agiles  et  vigoureux?  J'éloufle,  moi ,  et  je  meurs  d'en- 
nui entre  ces  quatre  murs.  Cet  archiprétre  est  plus  muet  et  plus 
froid  que  la  statue  de  pierre  qui  est  là  en  bas  sur  cette  viedie 
tondje  de  l'abbé.  Quand  cet  arrogant  marquis  est  ici ,  il  passe 
sa  journée  à  jouer  du  lulli,  li  essayer  des  perruques,  îi  faire  des 
nœuds  ,  ou  à  se  polir  les  ongles.  Les  miracles  de  la  montagne 


REVUE  DE  PARIS.  309 

d'Aygoal ,  comme  disent  ces  chiens  d'hérétiques,  semblaient  an- 
noncer une  révolte.  Mais  non,  ils  sont  trop  lâches;  ils  n'oseront 
pas  ;  rien  ne  bouge  ,  rien  ne  bougera  ! 

—  Ah!  capitaine,  ne  croyez  pas  cela.  Patience,  patience. 
Robin-le-Morisque  ,  qui  est  allé  faire  ce  malin  une  reconnais- 
sance du  côlé  de  Fressinet  avec  dix  de  nos  hommes ,  a  trouvé 
presque  toutes  les  maisons  du  village  désertes.  Où  sont  ces 
gens-là?  Assemblés,  j'en  suis  sîir,  dans  quelques  cavernes  de 
leurs  montagnes  d'où  ils  fondront  sur  nous  comme  une  bande 
de  loups. 

—  Bah ,  bah  ,  ces  gens-là  étaient  à  leur  moisson. 

—  Mais  vous  oubliez ,  gracieux  capitaine ,  que  tous  les 
champs  des  protestants  fugitifs  ont  été  tondus  par  un  certain 
moissonneur  qui  après  lui  ne  laisse  pas  un  fétu  à  glaner,  et  qui 
ne  demande  qu'une  minute  par  arpent  pour  rendre  un  champ 
aussi  ras  que  mon  feutre. 

—  Que  veux-tu  dire?  Quel  moissonneur? 

—  Eh  !  eh  !  le  seigneur  la  feu. 

—  Tu  me  fais  songer,  en  effet,  que  les  seigles  de  la  plaine 
du  Pont-de-Montvert  doivent  être  brûlés  par  ordre  de  l'inten- 
dant. 

—  Voilà  justement  de  quoi  vous  distraire  de  votre  mélanco- 
lie, mon  gracieux  capitaine.  La  nuit  promet  d'èlre  belle ,  la 
flamme  n'en  sera  que  plus  claire  et  que  plus  brillante j  ce  sera, 
vive  Dieu,  un  vrai  feu  de  joie.  Cela  égayera  un  peu  nos  gens  qui 
semblent  mélancoliques. 

—  Sais-tu  une  chose?  dit  Pou! ,  après  un  moment  de  ré- 
flexion :  dans  la  guerre  de  Turquie  ,  le  feld-maréchal  Butler  a 
fait  passer  par  les  verges  jusqu'à  la  mort  six  cavaliers  polacres 
qui  avaient  fourragé  un  champ  d'épis  mûrs  sur  le  territoire 
ennemi. 

—  Mais  cet  ennemi  était  musulman  ,  capitaine  ;  or  les  prêtres 
disent  partout  que  les  hérétiques  sont  mille  fois  plus  damnés  et 
plus  condamnables  que  les  Turcs. 

—  C'est  possible ,  je  ne  suis  pas  théologien.  Mais  au  diable  ce 
séjour  !  je  me  sens  tout  engourdi  et  tout  pesant. 

Cette  plainte  du  capitaine  Poul  réveilla  les  velléités  médi- 
cales et  pharmaceutiques  de  son  sergent.  Fidèle  à  son  habitude 
d'emporter  des  souvenirs  de  tous  les  logements  qu'il  quittait, 


310  REVUE  DE  PARIS. 

maître  Bon-Larron  avait  dérobé  une  caisse  de  médicaments 
cliez  un  apolliicaire  d'Uzès.  Voulant  utiliser  ce  vol  au  profit  de 
sa  compagnie,  il  avait  imaginé  àe  traiter  les  niitpielets  ma- 
lades, en  mélangeant  au  hasard  quelques-unes  des  drogues 
sans  nom  qu'il  possédait.  Les  effets  variés  de  cette  étrange 
médication  ,  tantôt  fatale,  tantôt  négative ,  n'avaient  pas  rebuté 
le  sergent  ;  il  continuait  bravement  ses  expériences,  et  il  voulut 
saisir  l'occasion  d'exercer  sur  son  capitaine. 

—  Vous  vous  sentez  engourdi ,  capitaine  ?  Eh  bien  !  si  vous  le 
vouliez,  je  vous  composerais  un  petit  philtre  parfait  pour 
l'hypocondrie.  Il  y  a  dans  les  fioles  de  ma  pharmacie  une  cer- 
taine drogue  brillante  comme  du  cristal,  qui  doit  réjouir  ou 
égayer  un  mort,  rien  que  par  son  apparence  scintillante. 

—  Que  la  peste  t'étouffe  avec  ton  philtre  !  Tu  as  fait  crever  tous 
ceux  de  mes  miquelets  qui  ont  osé  goûter  de  ta  cuisine  infer- 
nale  !  s'écria  Poul. 

—  Si  mes  philtres  n'ont  pas  réussi  sur  ces  entêtés ,  capitaine, 
c'est  qu'ils  en  ont  pris  trop  ou  pas  assez  ;  et  comme  je  vous  ad- 
ministrerais moi-même  la  dose  de  celte  drogue  brillante  que  j'ai 
lieu  de  croire  si  réjouissante 

—  Et  je  t'administrerai  moi-même  cent  coups  de  nerf  de 
bœuf,  si  tu  oses  encore  me  parler  de  tes  ragoûts  d'empoison- 
neur ,  et  si  lu  t'avises  de  les  essayer  sur  mes  soldats  ;  enfends-tu 
bien  ? 

—  J'entends  parfaitement ,  gracieux  capitaine,  quoique  rien 
ne  soit  plus  innocent  que  le  petit  remède  que  je  voulais  vous 
proposer. 

Le  capitaine  allait  répondre  fort  durement  à  son  seig<  nt , 
lorsque  une  bruyante  rumeur  se  fit  entendre  dans  la  cour.  Poul 
sortit,  et  vit  le  brigadier  Larose  entouré  de  miquelets  ;  il  des- 
cendait de  cheval.  Il  était  pâle,  couvert  de  sang  et  de  pous- 
sière ;  sou  uniforme  en  désordre ,  son  mousqi'et  noirci ,  qui 
pendait  ù  l'arçon  de  sa  selle,  annonçaientassez  qu'un  engage- 
ment venait  d'avoir  lieu  entre  les  révoltés  el  les  dragons. 

Le  brigadier  semblait  soucieux  et  irrité. 

—  Ne  me  |)ressez  donc  pas  ainsi  !  dit-il  en  repoussant  bru- 
talement les  partisans  qui  l'entouraient  avec  curiosité  et  le 
pressaient  de  questions;  je  n'ai  rien  de  bon  à  voler.  Tout  ce 
que  vous  attraperez  de  moi,  ce  sera  quelque  bon  horion.  Si 


REVUE  DE  PARIS.  ôU 

VOUS  ne  me  laissez  pas  aller   retrouver  monseigneur  l'archi- 
prèlre... 

Le  capitaine  Poul ,  s'avançant  à  travers  les  miquelels ,  de- 
manda au  brigadier  quelles  étaient  les  nouvelles. 

—  C'est  ce  que  je  vais  dire  à  monseigneur  l'archipêtre ,  répon- 
dit brusquement  Larose.  Si  vous  voulez  le  savoir ,  capitaine , 
suivez-moi. 

—  Ne  sais-tu  pas  i>  qui  tu  parles?  s'écria  violemment  Poul , 
choqué  de  l'irrévérence  du  brigadier. 

—  Je  sais  bien  mieux  encore  à  qui  j'ai  à  parler  pour  obéir  aux 
ordres  de  mon  capitaine  ,  répondit  le  dragon  en  se  dirigeant  du 
côté  de  la  cellule  occupée  par  l'abbé  Du  Chayla. 

Poul ,  malgré  sa  colère ,  sentit  qu'il  n'obtiendrait  rien  d'un 
homme  aussi  opiniâtre  que  Larose.  Il  le  suivit  chez  l'archi- 
prêtre. 

L'abbé  Du  Chayla  travaillait  avec  le  capucin  son  secrétaire , 
lorsque  le  brigadier  entra  suivi  du  partisan. 

—  Monseigneur,  s'écria  Larose,  mon  capitaine,  M.  le  mar- 
quis de  Florac ,  est  mort  ou  prisonnier.  Le  cornette  est  tué 
pour  sûr.  Il  ne  reste  pas  vingt  dragons  de  noire  compagnie! 
Avant  une  heure  peut-être ,  vous  serez  attaqué  ici  par  les  fana- 
tiques. 

—  Ils  se  montrent  enfin  !  s'écria  Poul  avec  une  joie  farou- 
che. 

—  Oui,  oui  ;  et  vous  ne  les  verrez  peut-être  que  trop  tôt!  re- 
prit le  brigadier,  comme  s'il  eût  encore  été  sous  l'impression 
d'une  grande  terreur. 

Malgré  son  impassibilité  habituelle,  l'abbé  parut  frappé  de 
cette  nouvelle. 

—  Que  dites-vous?  Expliquez-vous  ,  dit-il  au  dragon. 

—  Vous  savez,  monseigneur,  que  d'après  les  ordres  de 
mon  capitaine  ,  j'étais  parti  pour  Montpellier  avec  des  lettres 
de  lui  et  de  vous ,  destinées  à  monseigneur  le  maréchal  de  Mon- 
trevel. 

—  Eh  bien  ?  dit  l'abbé  avec  anxiété. 

—  Je  ne  fais  en  route  d'autre  mauvaise  rencontre  que  celle 
d'une  jolie  dame  qui  me  demande  des  nouvelles  de  mon  capi- 
taine ,  et  me  fait  boire  d'un  certain  vin  et  manger  d'un  certain 
pâté... 


3i2  RKVUE  DE  PARIS. 

—  Mais  ces  Ie((res  !  ces  lettres  !  s'écria  l'abbé  en  interrompant 
Larose. 

—  C'est  juste ,  monseigneur  ;  le  vin  est  bu  ,  n'en  parlons  plus. 
J'arrive  à  Montpellier,  je  remets  mes  lettres  à  M.  de  Basville. 
M.  de  Basville  me  dit  d'aller  me  rafraîchira  l'office,  et  que  je 
partirai  le  lendemain  avec  deux  compagnies  de  fusiliers  du  ré- 
giment de  Calvisson  ,  qu'on  vous  envoyait  pour  renfort ,  monsei- 
gneur. Je  devais  leur  servir  de  guide. 

—  Et  ces  troupes?  demanda  l'archiprétre. 

—  Ces  troupes?  11  y  en  a  les  trois  quarts  de  tués,  et  le  reste 
s'est  débandé,  fuit  de  tous  côtés,  et  sera  sans  doute  égorgé  en 
détail  par  les  fanatiques. 

—  Les  rebelles  vous  ont  donc  attaqués  ?  ils  ont  donc  des  forces 
considérables  ! 

—  Eh!  quand  ils  seraient  dix  mille  ;  vingt  mille,  s'écria  Pou! 
d'un  air  méprisant,  ce  ne  serait  toujours  que  vingt  mille  pay- 
sans ou  gardeurs  de  vaches.  Je  voudrais,  mordieu!  en  leur 
montrant  seulement  les  casaques  de  mes  partisans,  les  voir  fuir 
comme  une  nuée  de  moucherons. 

Larose  allait  vertement  relever  cette  forfanterie  de  partisan, 
mais  labbé  reprit  : 

—  Où  avez-vous  été  attaqués? 

—  A  cinq  lieues  d'ici ,  sur  la  roule  de  Nîmes  ,  à  l'endroit  qu'on 
a  appelé  le  Col  de  Saint-André-d'Ancize  ;  nous  y  avons  rencontré 
M.  le  marquis  de  Florac  ,.  mon  capitaine,  qui  venait  au-devant 
de  nous  avec  sa  compagnie.  Parti  d'ici  ce  matin ,  il  avait  fait  un 
grand  circuit  pour  battre  et  éclairer  les  environs  en  venant  nous 
rejoindre. 

—  Il  est,  en  effet,  sorti  d'ici  ce  matin  au  point  dujour,  dit  l'abbé. 

—  Après  une  halte  d'une  heure  ,  nous  l'eprenons  le  chemin 
du  Pont-de-Montvert,  et  nous  continuons  de  nous  engager  dans 
le  défîlé.  Nous  avions  fait  deux  lieues,  et  nous  allions  en  sortii' , 
lorsque  un  cavalier  de  nos  veduttes  d'avanl-gardc  se  replie  pour 
annoncer  à  M.  le  marquis  qu'on  apercevait  ù  l'issue  du  défilé, 
sur  la  lisière  d'un  bois,  un  assez  grand  rassemblement  d'hommes 
sans  armes.  Mon  capitaine  commande  halle,  et  m'envoie  en  re- 
connaissance. Je  trouve  là  une  centaine  dé  paysans  et  de  mon- 
tagnards ,  tête  nue ,  occupés  à  écouler  un  homme  vêtu  de  noir 
qui  les  prêchait. 


REVUE  DE  PARIS.  313 

—  Quelle  audace!  en  plein  jour!  jusque  sous  les  yeux  des 
troupes!  s'écria  l'abbé. 

—  L'audace  n'est  pas  encore  là,  monseigneur,  elle  est  plus 
loin  ;  vous  allez  voir,  reprit  Larose.  Je  reviens  au  galop  rendre 
compte  à  M.  le  marquis  que  c'était  un  prêche.  «  Prends  dix 
cavaliers  avec  toi,  cliarge  ces  drôles  et  disperse-les,  me  dit 
mon  capitaine;  s'ils  résistent,  foule-les  aux  pieds  des  chevaux, 
et  ne  fais  tirer  qu'à  la  dernière  extrémité ,  car  ces  boucheries 
me  répugnent.  »  Je  prends  dix  hommes  avec  moi ,  je  m'avance  ; 
le  prédicant  allait  toujours  son  train.  —  De  par  le  roi ,  tirez 
d'ici,  lirez  vos  chausses,  et  gagnez  les  champs,  canailles, 
dis-je  à  ces  gens,  ou  sinon  vous  allez  sentir  le  poitrail  de  nos 
chevaux.  —  Passez  votre  chemin  'mon  frèie  ,  et  laissez  en  paix 
les  fils  du  Seigneur  implorer  sa  miséricorde  pour  les  maux 
qu'ils  souffrent,  me  répondit  le  prédicant.  —  Comment!  que  je 
passe  mon  chemin,  chien  d'hérétique!  lui  dis-je  en  marchant 
sur  lui  pour  le  prendre  au  collet;  c'est  quand  je  l'aurai  attaché 
à  la  queue  de  mon  cheval,  que  je  passerai  mon  chemin,  et  lu 
passeras  avec  moi.  En  disant  cela ,  je  happe  mon  homme  :  Mes 
frères  !  s'écrie-t-il  alors ,  à  genoux  !  et  entonnez  le  psaume  de  la 
délivrance  des  fils  d'Israël.  Et  voilà  mes  braillards  et  mes  brail- 
lardes ,  car  il  y  avait  jusqu'à  des  femmes  et  jusqu'à  des  enfants 
dans  ce  rassemblement,  qui  se  mettent  à  chanter  à  lue-téte 
leur  damné  psaume  sur  un  air  à  porter  le  diable  en  terre.  Impa- 
tienté d'entendre  ce  lintamare,  M.  le  marquis  se  détache  et 
arrive  au  galop  avec  quehpies  cavaliers  ;  il  veut  faire  taire  les 
chanteurs  à  coups  de  crosses  de  mousquets;  mais,  bah!  rien 
n'y  fait;  ils  ont  la  peau  trop  dure  à  l'endroit  de  la  religion.  Ou 
a  beau  les  rouer  de  coups ,  ils  continuent  déchanter;  seule- 
ment à  chaque  bourrade  ils  détonnaient  à  vous  rendre  sourds. 
Le  psaume  fini ,  le  prédicant ,  que  deux  de  mes  cavaliers  com- 
mençaient à  ficeler,  se  met  à  dire  à  M.  le  marquis  :  Au  nom  du 
Dieu  vivant,  je  proteste  contre  la  violence  que  me  font  vos  sol- 
dats. Nous  sommes  inoffensifs,  nous  adorons  Dieu,  ainsi  que 
l'ont  adoré  nos  pères;  laissez-nous  libres.  —  Oui ,  oui,  nous  ne 
faisons  aucun  mal ,  laissez-nous  libres,  répètent  les  chanteurs 
de  psaumes.  —  Au  nom  du  roi ,  dispersez-vous  à  l'instant ,  ou 
je  lire  sur  vous  comme  j'aurais  dû  le  faire ,  répond  mon  capi- 
taine. Mais  ce  que  vous  ne  croirez  jamais ,  monseigneur,  c'est 

1  27 


314  REVUE  DE  PARIS. 

que  ce  prédicant,  que  je  m'apprêtais  à  attacher  à  la  queue  de 
mon  cheval ,  se  met  à  dire  à  M.  le  marquis  :  Et  moi,  une  der- 
nière fois  ,  au  nom  du  Dieu  vivant ,  je  vous  somme  de  vous  reti 
rer ,  vous  et  vos  troupes ,  et  de  nous  laisser  prier  en  paix.  —Vous 
avouerez ,  monseigneur ,  que  quand  les  voleurs  veulent  se  mêler 
d'arrêter  la  maréchaussée,  ça  devient  trop  drôle;  aussi  M.  le 
marquis  ,  faisant  demi-four  ,  pour  ne  pas  tirer  à  hout  perlant, 
nous  fit  faire  une  décharge  ù  une  trentaine  de  pas. 

—  Vraiment?  il  s'y  est  enfin  décidé?  C'est  fort  heureux,  dit 
Poul  en  ricanant.  Et  il  a  sans  doute  donné  l'ordre  de  tirer  en 
l'air? 

—  Tout  à  coup,  monseigneur,  continua  Larose  trop  oc- 
cupé de  son  récit  pour  avoir  égard  à  l'interruption  du  parti- 
san ,  nous  entendons  un  chant  terrible  qui  avait  l'air  de  soitir 
de  dessous  terre  ;  un  feu  épouvantable  part  du  bois  et  nous 
prend  en  flanc  ;  nous  étions  tombés  en  plein  dans  une  embus- 
cade. 

—  Une  révolte  à  main  armée!  Ah  !  que  de  sang  ,  que  de  sang 
va  couler ,  dit  l'abbé  en  levant  au  ciel  son  regard  sombre. 

—  Et  l'infanterie  s'était,  je  l'espère  ,  mise  en  bataille  en  de- 
hors du  ravin  ,  pour  le  couronner  ,  s'écria  Poul. 

—  Malheureusement  non,  dit  Larose  :  elle  était  restée  l'arme 
au  bras  dans  le  défilé.  Qui  se  serait  attendu  à  être  attaqué?  Aus- 
sitôt après  leur  décharge  ,  les  fanatiques,  au  nombre  de  deux 
ou  trois  mille,  sortent  comme  des  furieux  de  la  forêt,  nous 
chargent  avec  rage  et  nous  rejettent  dans  le  ravin;  nous  y 
refoulons  notre  infanterie,  qui  venait  au  pas  de  course  ù  notre 
secours;  ainsi  nous  empêchons  son  feu.  Pour  nous  achever, 
une  foule  de  ces  brigands  se  montrent  sur  les  crêtes  du  défilé, 
et  de  là  nous  criblent  de  coups  de  fusil  et  de  quartiers  de  ro- 
chers ,  qu'ils  font  rouler  sur  nous.  L'entrée  du  chemin  creux  , 
par  laquelle  nous  aurions  pu  en  sortir,  était  défendue  avec 
acharnement  par  une  troupe  d'enragés  qui  avait  pour  chef 
un  démon  incarné  nommé  Jean  Cavalier,  autrefois  exilé  à 
Genève. 

—  Le  fils  de  Jérôme  Cavalier  qui  est  ici ,  dans  les  ceps?  le  fer- 
mier de  Sainl-Andéol  ?  demanda  l'abbé ,  ne  pouvant  se  rappeler 
sans  une  secrète  horreur  la  scène  de  la  claie. 

—  lui-même,  monseigneur.  Mais  il  faut  que  ces  bandits  aient 


REVUE  DE  PARIS.  315 

été  dressés  à  manier  les  armes  par  quelque  vieux  soldat  ;  je  n'ai 
javais  vu  de  feu  de  peloton  mieux  nourri  que  le  leur  :  on  eût 
dit  un  roulement  de  timbales.  Trois  fois  nous  avons  voulu  for- 
cer ce  passage,  (rois  fois  nous  avons  été  repoussés.  Le  ravin 
était  si  étroit  que  six  hommes  à  peine  pouvaient  y  marcher  de 
front;  nous  gênions  les  fantassins,  qui  nous  gênaient  ;  nous 
tombions  dru  comme  des  mouches  ;  enfin  ,  mon  capitaine  me 
dit  :  Larose  ,  nous  allons  tenter  une  dernière  charge;  si  lu  en 
réchappes,  et  si  tu  parviens  i^  passer  sur  le  ventre  de  ces  bri- 
gands, lâche  de  courir  à  l'abbaye  prévenir  monseigneur  l'ar- 
chiprêtrede  notre  déroule.  Au  moment  où  il  donnait  cet  ordre, 
le  feu  des  fanatiques  se  ralentit  un  peu;  nous  les  chargeons 
avec  tant  d'impétuosité  ,  que  nous  en  renversons  quelques-uns, 
en  faisant  une  trouée  dans  leur  masse;  mais  ils  se  reforment 
bientôt,  heureusement  derrière  moi  :  j'étais  passé.  Tout  en 
piquant  des  deux ,  je  me  retourne,  je  vois  mon  pauvre  capitaine 
tomber  de  son  cheval ,  et  cet  infernal  Jean  Cavalier  courir  sur 
lui  le  sabre  levé. 

—  Le  marquis  est-il  mort?  est-il  prisonnier? 

—  Je  ne  sais  ,  monseigneur;  si  j'avais  eu  la  moindre  chance 
de  le  secourir ,  je  ne  l'aurais  pas  abandonné  :  mais  je  vis  les  re- 
belles, se  reformant  après  cette  charge,  se  précipiter  en  masse 
dans  le  défilé ,  en  chantant  un  de  leurs  psaumes  d'une  voix 
éclatante.  L'infanterie  aura  été  massacrée.  Quant  à  la  cavalerie 
le  peu  qui  en  reste  a  pu  battre  en  retraite  et  arriver  à  l'autre 
issue  du  défilé.  Tout  ce  qu'il  y  a  ù  espérer ,  c'est  que  quelques- 
uns  des  fuyards  gagneront  Montpellier  et  y  donneront  l'alarme 
M.  le  maréchal  enverra  des  forces  imposantes ,  et  nous  serons 
secourus. 

Poul  avait  écouté  le  récit  de  Larose  avec  attention;  il  sem- 
blait profondément  réfléchir  et  oublier  sa  dédaigneuse  au- 
dace. 

—  Ceé  misérables  ouvrent  la  campagne  par  un  brillant  avan- 
tage sur  les  troupes  réglées  :  cela  ne  vaut  rien  ,  dit-il  en  ho- 
chant la  tète.  Le  cheval  qui  mord  une  fois  impunément  son  maî- 
tre ,  deviendra  dangereux  et  indomptable. 

—  Mais  vous  êtes  blessé!  dit  l'archiprêtre  au  brigadier  en  re- 
marquant le  sang  qui  souillait  son  uniforme. 

—  Oui ,  monseigneur,  à  l'épaule ,  je  crois ,  mais  c'est  peu  de 


316  REVUE  DE  PARIS. 

cliose,  car  je  ne  le  sens  pas.  Ah!  monseigneur,  quelle  guerre! 
quelle  guerre!  J'ai  fait  celle  de  Hollande,  celle  du  Palatinat; 
mais  je  n'ai  jamais  rencontré  de  forcenés  pareils  !  j'en  ai  vu 
qui ,  n'ayant  pour  toute  arme  qu'un  morceau  de  rocher  dans 
chaque  main ,  se  précipitaient  tète  baissée  dans  nos  rangs  et 
achevaient  nos  blessés  à  coups  de  pierre.  On  tuait  ces  enragés 
sur  le  corps  de  leur  victime ,  c'est  vrai  ;  mais  c'est  égal  ;  ah  ! 
c'était  atroce  à  voir. 

—  Que  pensez-vous  ,  capitaine?  dit  l'archiprêtre  à  Poul  avec 
son  calme  habituel.  Quelles  dispositions  jugez -vous  convenables 
pour  assurer  la  garde  de  nos  prisonniers,  dans  le  cas  oii  les 
rebelles  viendraient  attaquer  l'abbaye? 

—  Je  vais  aller  donner  un  nouveau  coup  d'œil  au  dehors  et 
faire  pour  le  mieux,  monsieur  l'abbé.  Quant  à  vous  ,  mon  gar- 
çon ,  ne  dites  pas  un  mot  de  ceci  à  mes  miquelets ,  vous  leur 
feriez  peut-être  partager  votre  panique. 

—  Si  les  dragons  de  Saint-Sernin  ont  tourné  bride,  c'est  que 
des  soldats,  pins  braves  que  des  miquelets,  auraient  lâché 
pied  ;  il  n'y  a  pas  là  de  panique,  répondit  Larose  d'un  air  cour- 
roucé. 

—  Je  ne  doute  pas  de  votre  courage  ,  ni  de  celui  de  votre 
capitaine .  mon  garçon  ;  mais  il  faut  une  certaine  habitude  pour 
supporter  de  sang-froid  la  première  attaque  de  ces  furieux.  J'ai 
vu  des  hordes  de  Bulgares  à  demi  sauvages ,  seulement  armés 
de  pieux  et  de  frondes,  mettre  en  déroute  les  plus  vieilles  et  les 
meilleures  troupes  impériales,  mais  cela  ne  durait  pas,  la  tac- 
tique et  la  discipline  l'emportent  bientôt  sur  ces  bandits  féroces, 

—  Je  compte  sur  vous  ,  capitaine ,  pour  assurer  la  défense 
de  l'abbaye  et  la  garde  de  nos  prisonniers  ,  dit  rarchiprètre  à 
Poul  ;  et  vous  Larose  ,  allez  trouver  le  frère  lai  qui  m'accom- 
pagne; il  a  quelques  connaissances  en  chirurgie  et  pourra  vous 
donner  les  premiers  soins. 

Le  partisan  et  le  brigadier  se  retirèrent;  l'abbé  Du  Chayla 
resta  seul  avec  son  secrétaire. 


REVUE  DE  PARIS.  317 

XXIV. 

l'attaque, 

La  nuit  était  claire ,  étoilée  ,  calme  ;  les  bâtiments  de  l'ab- 
baye se  délacliaient  en  noir  sur  le  bleu  foncé  du  firmament. 
Quelques  vives  lueurs,  sortant  des  fenêtres,  brillaient  dans 
l'ombre  et  se  reflétaient  au  milieu  des  eaux  du  Tarn  ,  en  légers 
sillons  de  feu.  De  rares  poinis  lumineux  scintillaient  aussi  au 
milieu  de  la  masse  sombre  et  lointaine  des  maisons  du  bourg 
bâties  à  droite  du  cloître;  à  sa  gauche  ,  une  montagne  boisée 
se  dessinait  vaguement  dans  les  ténèbres.  La  roule  de  Fressinet 
de  Lozère ,  qui  aboutissait  à  la  porte  de  l'abbaye  ,  se  distinguait, 
malgré  la  nuit,  par  sa  couleur  calcaire. 

Après  avoir  traversé  de  vastes  plaines  brunes  et  désertes , 
celte  roule  allait  se  perdre  à  l'horizon  ,  entre  deux  collines. 

Peu  à  peu  ,  les  lumières  du  bourg  s'éteignirent ,  onze  heures 
sonnèrent ,  les  fenêtres  de  l'abbaye  restèrent  seules  éclai- 
rées. 

Tout  à  coup  le  profond  silence  de  la  nuit  fut  troublé  par  un 
bruit  sourd  et  éloigné. 

Ce  bruit  se  rapprocha,  devint  plus  distinct;  c'était  le  piétine- 
ment d'un  grand  nombre  d'hommes;  une  masse  noire  parut  à 
l'horizon  sur  la  crête  de  la  colline  ;  la  blancheur  crayeuse  du 
chemin  de  Fressinet  disparut  bientôt  sur  les  flots  sombres,  si- 
lencieux, précipités,  de  celle  foule  qui  inonda  rapidement  la 
plaine  comme  un  torrent  débordé. 

Tout  à  coup  uue  voix  forte,  éclatante,  s'écria  :  —  Frères, 
arrêtez! 

La  foule  s'arrêta  muette  à  cinq  cents  pas  environ  de  l'ab- 
baye ;  Éphraïm  ,  c'était  lui,  à  la  léle  de  deux  mille  bûcherons 
et  montagnards  armés  qu'il  avait  rassemblés  sur  le  Rhan-Jas- 
trie,  Éphraïm  monta  sur  une  éminence  ,  du  haut  de  laquelle  il 
dominait  l'assemblé.  Ichab.od,  son  jeune  prophète,  était  debout 
près  de  lui,  toujours  pâle,  toujours  hagard ,  et  haletant  de 
cette  longue  course. 

27. 


318  REVUE  DE  PARIS. 

Pendant  la  route  ,  Éphraïm  ne  l'avait  pas  quitté;  le  farouche 
enfant  subissait  de  plus  en  plus  l'influence  du  forestier,  comme 
il  lui  imposait  de  plus  en  plus  la  sienne. 

Aux  yeux  du  garde  d'Aygoal ,  Ichabob  était  visité  du  Sei- 
gneur; aux  yeux  d'Ichabod  ,  Éphraïm  était  un  de  ces  sanglants 
exécuteurs  de  la  colère  de  Dieu  ,  si  souvent  cités  dans  les  som- 
bres instructions  du  verrier. 

Des  rapports  mystérieux  ,  profonds  ,  magnétiques  ,  sans 
doute  ,  commençaient  à  s'établir  entre  les  pensées  de  ces  deux 
êtres,  égarés  par  un  commun  et  sauvage  enthousiasme. 

Quelquefois  le  regard  d'Éphraïm  semblait  fasciner  l'enfant 
prophète ,  dont  la  pensée  délirante  évoquait  alors  les  plus  si- 
nistres prédictions ,  après  lesquelles  il  tombait  atteint  d'une  de 
ses  crises  cataleptiques. 

Mais  c'était  toujours  avec  une  sorte  de  terreur  soumise  qu'É- 
phraïm  baissait  à  son  tour  son  regard  devant  le  coup  d'œil  fixe 
et  brûlant  d'Ichabod  ,  lorsque  la  voix  grêle  de  l'enfant ,  rappe- 
lant les  plus  terribles  prophéties  des  Écritures,  appelait  à  grands 
cris  Israël  au  massacre  des  fils  de  Bélial. 

Les  religionnaires  ,  ["oupés  autour  d'Éphraïm  et  d'Ichabod  , 
attendaient  en  silence  les  ordres  de  leur  chef. 

—  Frères  ,  dit  le  forestier,  en  montrant  l'abbaye  du  bout  de 
sa  hache  ,  vos  pères,  vos  sœurs,  vos  mères  ,  vos  femmes ,  vos 
enfants  sont  là  dans  les  ceps.  Le  loup,  ravisseur  d'âmes,  l'ar- 
chiprêtre  de  Baal  est  celui  qui  les  y  enchaîne.  Il  est  entouré  de 
niiquelels  ,  de  ceux-là  qui  ont  massacré  Bienaimé  Frugeires  et 
sa  femme.  Le  sang  demande  du  sang.  Ichabod  !  Ichabod  !  Que 
te  dit  l'esprit  ?  Ordonne-t-il  le  sacriiice  ? 

Et  Éphraïm  attendit  les  paroles  du  prophète;  celui-ci  pro- 
nonça bientôt  d'une  voix  saccadée  ces  phrases  heurtées  emprun- 
tées au  livre  d'Isaïe  :  «  Mon  enfant,  je  te  dis ,  mon  enfant ,  de 
lever  mon  étendard  sur  une  haute  montagne,  de  hausser  la 
voix  pour  appeler  mes  soldats. 

»  J'ai  fait  venir  mes  guerriers  pour  être  les  ministres  de  ma 
fureur. 

»  Poussez  des  hurlements,  parce  que  le  jour  du  Seigneur  est 
proche  ,  la  grandeur  de  la  ruine  répondra  à  la  force  du  Tout- 
Puissant... 

»  Voici  le  jour  venu ,  le  jour  cruel ,  plein  d'indignation  , 


REVUE  DE  PARIS.  Éïi 

plein  de  furciir,  plein  de  colère  ,  pour  dépeupler  là  terre ,  pour 
en  exterminer  tous  les  méchants... 

n  On  sera  plus  avide  du  sang  des  hommes  que  de  l'or!  Qui- 
conque sera  trouvé  dans  les  murailles  de  Bahylone ,  sera  tué. 
Tous  ceux  qui  se  présenteront  pour  la  défendre,  tomberont 
SÔU3  l'épée.  » 

Plus  Ichabod  parlait ,  plus  son  agitation  augmentait,  plus  sa 
voix  devenait  aiguë  et  vibrante;  la  sueur  lui  coulait  du  front. 
Son  exhortation  terminée,  il  s'appuya  sur  Éphraïm,  comme 
s'il  eût  été  brisé  de  lassitude. 

Aussitôt  le  forestier  s'écria  d'une  voix  solennelle  et  éclatante  : 
—  Frères  ,  l'esprit  saint  le  dit  par  la  parole  de  ses  prophètes  : 
«  Quiconque  sera  trouvé  dans  les  murailles  de  Bahylone  ,  sera 
tué.  Tous  ceux  qui  se  présenteront  pour  la  défendre ,  tombe- 
ront sous  l'épée.  »  Qu'est-ce  que  l'abbaye  ?  N'est-ce  pas  Ba- 
hylone? 

—  A  Bahylone  !  à  Bahylone  !  crièrent  les  montagnards  les 
plus  voisins  d'Éphraïm  ,  en  agitant  leurs  armes  ;  tue  ,  lue  ,  les 
papistes  ! 

—  Que  la  volonté  du  Seigneur  soit  faite,  dit  le  forestier; 
frères ,  marchons  ! 

—  Frère,  comment  attaquerons-nous?  Quel  sera  notre  ordre 
de  combat?  demanda  Esprit-Séguicr  à  Éphraïm ,  au  moment 
oîi  il  se  mettait  en  marche. 

—  Comment  attatpier?  Quel  ordre?  répéta  celui-ci  avec  une 
sorte  de  dégaigneux  étonnemenl.  Comment  le  lion  attaque-t-il 
sa  victime?  Quel  ordre  suit  l'aigle  quand  il  tombe  sur  sa  proie? 
A  l'un  Dieu  a  donné  des  dents ,  à  l'autre  des  serres  ;  à  tous  deux 
son  courage  et  sa  force,  et  il  leur  dit:  «  Allez ,  et  déchirez 
brebis  ou  taureau,  colombe  ou  serpent.  »  Frères,  frères,  Ba- 
hylone est  devant  nous;  Bahylone  est  à  nous ,  puisque  Dieu  est 
avec  nous  ! 

—  Oui ,  oui ,  Dieu  est  avec  nous ,  répétèrent  les  montagnards 
exaltés  par  les  paroles  d'Éphraïm  ,  Bahylone  est  à  nous. 

—  Marchons  frères,  marchons;  l'heure  est  venue,  répéta- 
t-il,  et  il  s'avança  d'un  pas  rapide  vers  l'abbaye.  Il  tenait  Icha- 
bod d'une  main  et  de  l'autre  brandissait  sa  hache. 

Toute  cette  multitude  à  peine  armée  ,  sans  discipline  ,  sans 
plan  de  combat ,  sans  tactique ,  mais  exaspérée  par  un  fougueux 


320  REVUE  DE  PARIS. 

etbrûlanl  enthousiasme,  se  précipita  en  tumulte  sur  les  pas  de 
S(in  chef  aussi  aveugle  qu'intrépide. 

La  distance  qui  séparait  les  révoltés  de  l'abbaye  fut  bientôt 
franchie;  ils  arrivèrent  près  du  pont  sans  éprouver  la  moindre 
résistance ,  et  s'aperçurent  seulement  alors  qu'une  haute  et 
forte  palissade  avait  été  établie  à  son  extrémité  pour  défendre 
le  passages. 

Les  rebelles ,  rassemblés  en  masse  compacte  près  de  cette 
palissade  et  le  long  de  la  rive  du  Tarn,  se  consultaient  à  voix 
basse  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  pour  forcer  cet  obstacle  im- 
prévu, lorsque  Éphraïm  leva  le  premier  sa  lourde  hache  et  en 
donna  un  coup  terrible  sur  un  des  troncs  d'arbres  qyi  formaient 
la  palissade,  en  s'écriant  comme  le  prophète  :  —  J'ébranlerai 
jusqu'au  ciel  même! 

Les  bûcherons  imitèrent  le  forestier.  Leurs  haches  entamaient 
l'écorce  des  chênes,  lorsqu'une  fusillade  bien  nourrie,  sortant 
à  bout  portant  à  travers  les  interstices  de  la  palissade ,  mit 
quelques  religionnaires  hors  de  com!)at. 

Les  travailleurs  s'arrèlèrent  un  moment,  les  blessés  et  les 
moits  furent  transportés  sur  le  bord  de  la  rivière,  à  l'abri 
d'une  rangée  de  saules  qui  pouvait  les  garantir  du  feu. 

—  Frappez,  frappez  sans  relâche  à  la  porte  du  temple  ,  elle 
s'ouvrira,  s'écria  Ichabod  que  la  vue  du  sang  paraissait  mettre 
hors  de  lui;  et ,  le  premier  ramassant  une  hache,  il  attaqua  de 
nouveau  la  palissade.  Par  hasard,  plusieurs  nouveaux  coups  de 
feu  partirent  sans  l'atteindre. 

—  Le  Seigneur  est  avec  nous!  s'écria  Éphraïm;  il  protège 
celui  qui  a  sa  parole. 

Ces  mots  redoublèrent  l'ardeur  des  assiégeants:  malgré  la  fu- 
sillade meurtrière  qui  éclaircissait  leurs  rangs  ,  ils  travaillaient 
avec  rage  à  la  deslruclion  de  la  palissade ,  ne  parlant  qu'à  voix 
basse  afin  de  ne  rien  perdre  des  paroles  du  prophète  ou  des  or- 
dres d'Éphraïm. 

Ce  morne  silence,  seulement  interrompu  par  les  coups  du  feu 
ou  par  le  sourd  retentissement  des  haches  et  des  leviers,  était 
plus  effrayant  que  les  plus  furieuses  clameurs. 

Deux  camisards  venaient  encore  de  tomber  sous  le  feu  des 
raiquelels ,  lorsqu'Éphraïm  s'écria  : 

—  Frères,  que  quelques-uns  de  nous  se  jettent  à  genoux  et 


REVUE  DE  PARIS.  521 

travaillenl  à  saper  ce  retranchement;  les  coups  des  philistins 
ne  pourront  nous  atteindre.  Nos  frères  se  retireront  à  l'abri 
des  saules ,  jusqu'à  ce  que  ce  passage  soit  forcé. 

Les  fanatiques  obéirent;  Esprit-Séguier ,  Ichabod  et  cinq  ou 
six  camisards  armés  de  haches  restèrent  avec  le  forestier,  et  la 
palissade,  ainsi  attaquée  par  sa  base,  fut  vigoureusement 
ébranlée. 

Les  meurtrières  de  cet  ouvrage ,  pratiquées  à  hauteur 
d'homme,  devinrent  à  peu  près  inutiles  ;  les  miquelets  ne  pou- 
vaient que  très-difficilement  tirer  de  haut  en  bas  sur  les  rebelles 
agenouillés  au  pied  du  retranchement. 

Enfin  ceux-ci ,  après  les  plus  grand  efforts ,  parvinrent  à  se 
frayer  un  passage.  Les  arbres  tombèrent  avec  fracas  ,  aux  cris 
frénétiques  d'Israël  !  Israël  î  poussés  par  les  camisards.  Éphraïm 
à  leur  tète,  ils  escaladèrent  aussitôt  les  débris  de  la  palissade 
et  se  précipitèrent  sur  le  pont. 

Ce  pont,  long  de  vingt  pieds  et  large  de  dix,  était  encombré 
de  rebelles  qui  attaquaient  la  porte  de  l'abbaye  solidement 
barricadée  en  dedans  par  les  miquelets  qui  venaient  de  se  re- 
tirer dans  l'intérieur  du  cloître. 

Tout  à  coup  une  vive  lueur  éclaira  les  bâtiments  de  l'abbaye, 
la  plaine,  l'horizon,  le  ciel,  une  effroyable  explosion  se  fit 
entendre,  l'eau  du  Tarn  reflua  sur  ses  rives  en  bouillonnant. 
Le  pont  rainé  par  les  ordres  de  Poul  sautait  avec  un  bruit  ef- 
froyable en  mutilant  et  en  tuant  un  grand  nombre  de  cami- 
sards. 

Malheureusement  la  commotion  fut  si  violente  que  la  lourde 
porte  de  l'abbaye,  ébranlée  par  cette  affreuse  secousse,  tomba 
du  côté  des  assiégeants  en  entraînant  avec  elle  les  deux  pans  de 
vieilles  murailles  où  étaient  scellés  ses  gonds. 

L'explosion  avait  déchiré  le  pont  au  milieu  de  son  cintre  ;  les 
religionnaires ,  remis  de  leur  première  terreur,  franchirent 
cet  intervalle,  large  au  plus  de  quatre  pieds,  en  se  servant 
de  la  porte  comme  d'un  pont-volant  qu'ils  jetèrent  pour  réunir 
les  deux  ruines  de  l'arche  ;  alors  ils  se  précipitèrent  en  foule 
dans  l'intérieur  du  cloître. 

A  leur  grand  étonnement,  les  camisards  trouvèrent  cette  cour 
déserte. 

L'effet  de  la  mine  avait  été  si  terrible  ,  qu'un  moment  ils  re- 


Ô22  REVUE  DE  PARIS. 

doutèrent  une  explosion  nouvelle.  Ils  s'arrêtèrent  indécis,  in- 
terrogeant du  regard  Épliraïm  et  le  propiiète. 
Le  forestier  ,  inaccessible  a  la  crainte  ,  s'écria  : 

—  Frères ,  à  genoux  !  Remercions  Dieu  d'avoir  béni  nos 
armes. 

—  Frère,  dit  tout  bas  Esprit-Séguier  à  Éphraïm  ,  pourquoi 
ne  pas  mettre  à  mort  les  philistins  ,  et  offrir  leur  sang  à  Dieu  ? 
S'ils  nous  échappaient? 

—  Pour  sortir  de  l'abbaye,  ne  faut-il  pas  qu'ils  traversent 
cette  cour  et  le  pont  ?  Le  fleuve  rapide  et  profond  ne  cerne-t-it 
pas  ses  bâtiments  de  tous  les  côtés?  Le  seul  bateau  qui  pour- 
rait aider  à  leur  fuite  n'est-il  pas  détruit  ?  Prions,  prions,  frère  ; 
que  nos  voix  retentissantes  portent  l'épouvante  dans  l'esprit  de 
ces  tîls  de  Baal  cachés  et  tremblants  derrières  les  murailles  de 
celte  nouvelle  Babylone  !  Que  nos  chants  soient  pour  eux  la 
trompette  éclatante  du  jugement  dernier  !  «  Je  mettrai  le  feu 
dans  la  maison  de  Hazaël,  et  le  palais  de  Banadad  sera  con- 
sumé. Je  mettrai  le  feu  au  mur  de  Gaza, et  il  réduira  ses  palais 
en  cendres ,  a  dit  le  Seigneur.  » 

—  Le  feu  !  s'écria  Esprit-Séguier  avec  une  joie  féroce;  oui , 
oui ,  qu'il  ne  reste  pas  pierre  sur  pierre  de  cette  Ninive. 

—  Et  les  eaux  rougies  engloutiront  ce  que  le  fer  et  le  feu  au- 
ront épargné,  ajouta  Éphraïm. 

Puis,  se  mettant  à  genoux,  il  entonna  d'une  voix  forte  le 
psaume  de  la  délivrance,  que  les  camisards,  agenouillés  comme 
lui ,  répétaient  en  chœur  d'une  voix  formidable. 


XXV. 


LE  MARTYR. 

Pendant  ^attaque  de  l'abbaye,  l'archiprêtre  s'était  tenu  ren- 
fermé dans  sa  cellule  :  agenouillé  ,  il  priait. 

Une  lampe  jetait  sa  vacillante  clarté  sur  son  front  de  marbre 
et  sur  ses  pommettes  décolorées  ,  tandis  que  ses  orbites  pro- 
fondes et  le  reste  de  son  visage  amaigri  disparaissaient  dans 
l'ombfe. 


REVUE  DE  PARIS.  325 

Au  premier  bruit  du  combat  il  était  tombé  dans  ses  habi- 
tuelles et  formidables  angoisses  ;  il  frissonnait  d'éi)0uvante  en 
songeant  à  l'implacable  rigueur  qu'il  avait  toujours  déployée. 
D'un  courage  trop  indomptable  pour  craindre  la  vengeance 
mortelle  des  religionnaires,  ce  n'était  pas  le  martyre  qu'il  re- 
doutait ,  c'était  l'heure  du  jugement  de  Dieu. 

Quelquefois  l'ardeur  belliqueuse  de  son  caractère  toujours 
comprimée  l'emportait  malgré  lui.  11  voulait  combattre,  il  vou- 
lait prendre  la  croix  d'une  main  ,  une  épée  de  l'autre  ,  et  se  je- 
ter au  milieu  des  assaillants.  Mais  bientôt  jl  se  reprochait  ces 
velléités  guerrières  comme  un  sacrilège  ,  et  il  retombait  dans 
un  abîme  de  doutes  et  de  terreurs. 

Tout  à  coup  la  fenêtre  de  sa  cellule  se  brisa. 

Poul  y  parut  :  sa  barbe  et  sa  moustache  étaient  noircis  de 
poudre;  il  portait  un  corceletde  fer  par-dessus  son  buffle  ,  sur 
sa  (été  une  calolte  de  fer  à  mailles  d'acier.  A  la  main  il  tenait 
un  mousquet  encore  fumant. 

—  Le  radeau  est  prêt  j  venez,  dit-il  d'une  voix  basseet  brève  ; 
venez  vile. 

—  Vous  abandonnez  l'abbaye  et  les  prisonniers  !  s'écria  l'ar- 
chiprèlre  avec  indignation. 

—  J'ai  fait  tout  ce  qu'un  soldat  peut  faire,  rien  déplus, 
rien  de  moins.  Venez,  venez.  —  Mais  voyant  que  l'abbé  ne  bou- 
geait pas ,  le  partisan  ajouta  :  Chaque  seconde  perdue  vous 
coûte  une  année  de  votre  vie.  Oui  ou  non,  venez-vous? 

—  Jamais  je  n'abandonnerai  les  âmes  que  j'ai  missiou  d'ar- 
racher à  l'hérésie. 

—  Tout  à  l'heure  vous  serez  vous-même  une  âme ,  si  vous  ne 
venez  pas. 

—  Je  vous  ordonne  de  rester  et... 

—  Au  diable  !  tant  pis  pour  vous  !  s'écria  le  chef  des  mique- 
lets,  et  il  disparut. 

Le  capitaine  Poul  n'était  ni  d'un  âge  ni  d'un  caractère  à  s'exa- 
gérer ses  devoirs  militaires  jusqu'à  l'enthousiasme  ,  jusqu'à  la 
complète  abnégation  de  soi-même.  Vieux  soldat  mercenaire 
dans  toute  l'acception  du  mot,  probe  à  sa  façon,  il  payait  in- 
trépidement de  sa  personne  et  décolle  de  ses  gens ,  mais  il  n'al- 
lait jamais  au  delà  des  limites  du  possible  et  du  nécessaire.  Il 
avait  habilement,  bravement  résisté  aux  camisards  ,taiit  que 


524  REVUE  DE  PARIS. 

la  résistanceavait  été  utile;  lapalissade  du  pont  el  la  porle  de  l'ab- 
baye forcées  ,  il  avait  reconnu  rimpossibililé  de  tenir  plus  long- 
temps contre  des  forces  si  supérieures.  La  nuit  était  sombre,  il 
ne  pouvait  engager  un  combat  corps  à  corps  dans  robscurité. 
Les  cellules,  isolées  entre  elles  ,  étaient  incapables  d'être  défen- 
dues. Profitant  du  désordre  que  l'explosion  de  la  mine  avait 
causé  parmi  les  camisards  ,  il  avait  prudemment  opéré  sa  re- 
traite en  emportant  ses  blessés  et  en  barricadant  un  passage 
souterrain  qui  communiquait  de  la  cour  du  cloître  au  jardin 
extérieur,  baigné  paf  la  rivière  très-rapide  et  très-profonde  à 
cet  endroit. 

Sacbant  que  la  barricade  du  passage  retiendrait  quelques 
temps  les  camisards,  Poul  fit  placer  tous  ces  gens  dans  un  large 
radeau  construit  de  planches,  exécuté  en  quelques  heures  , 
avant  l'attaque,  et  qui  devait  assurer  sa  fuite  en  cas  de  défaite. 
L'arcbiprètre  ayant  refusé  de  l'accompagner,  le  partisan  s'em- 
barqua quelques  toises  au-dessus  d'une  des  brusques  sinuosités 
du  Tarn;  le  courant,  par  l'angle  qu'il  formait  avec  la  courbe 
du  rivage ,  poussa  le  radeau  sur  le  bord  opposé.  Poul  et  ses  mi- 
quelets  gagnèrent  la  campagne. 

Lorque  les  rebelles  eurent  chanté  leur  psaume,  ils  tinrent 
un  moment  conseil.  Le  profond  silence  qui  régnait  dans  l'ab- 
baye les  inquiétait  :  ils  craignaient  de  tomber  dans  une  nou- 
velle embuscade. 

Éphraïm  s'aperçut  le  premier  que  la  porte  du  passage  sou- 
terrain était  barricadée.  Après  d'assez  longs  efforts ,  cette  issue 
fut  praticable  ,  les  camisards  s'y  précipitèrent  en  foule.  Arrivés 
dans  le  jardin,  ils  le  parcoururent  san.s  rien  découvrir.  La  lu- 
mière qui  rayonnait  à  travers  la  fenêtre  de  la  cellule  de  l'abbé 
attira  leur  attention. 

Cette  croisée  était  presque  de  niveau  avec  le  sol  ;  Poul  l'avait 
laissée  ouverte  en  se  retirant.  Éphraïm  s'en  approcha  ,  vit  l'ar- 
chiprétre ,  bondit ,  rugit  comme  un  tigre ,  et  d'un  saut  fut  dans 
cette  ctiami)re. 

Ichabod  et  quelques  camisards  l'avaient  suivi.  Le  forestier , 
comme  s'il  eût  voulu  prouver  que  la  vie  du  prêtre  lui  apparte- 
nait, mit  sa  large  main  sur  l'épaule  de  Tabbé  ets'écnusvec  un 
accent  de  farouche  triomphe  el  de  dérision  cruelle,  en  faisant 
allusion  à  la  fuite  des  miquelets  :  «  l'es  braves  ,  ô  Theman,  se- 


REVUE  DE  PARIS.  325 

n  ront  saisis  de  terreur,  parce  qu'il  y  aura  eu  un  grand  carnage 
»  sur  la -montagne  d'Ésàil.  » 

L'archiprêlre  restait  assis  ,  tenant  ses  deux  mains  appuyées 
sur  les  bras  de  sa  chaire.  Il  était  aussi  digne,  aussi  calme, 
aussi  souverainement  imposant,  que  s'il  eût ,  du  haut  de  son 
siège  abbatial  ,  présidé  son  chapitre  de  Laval ,  en  assem- 
blée solennelle;  il  tourna  lentement  la  tête,  et,  sans  répon- 
dre à  Éphraïm  ,  il  lui  jeta  un  regard  si  majestueux ,  si  em- 
preint d'une  résignation  intrépide  ,  que  le  forestier  baissa  les 
yeux. 

—  Mort  !  "mort  au  fils  de  Bélial!  crièrent  les  caraisards  en  se 
précipitant  dans  la  cellule. 

—  Frères ,  justice  sera  faite  ;  il  faut  que  ma  vision  s'accom- 
plisse, dil  Éphraïm  ;  mais  ,  avant  tout ,  il  faut  découvrir  les  sol- 
dats ,  qui  nous  tendent  peut-être  quelque  embûche  ,  et  délivrer 
nos  frères.  La  mort  de  l'archiprêlre  de  Baal  sera  douce  à  leurs 
yeux.  Esprit-Séguier  ,  ajouta  le  camisard  en  s'adressant  à  sou 
lieutenant,  garrotte  ce  satan ,  je  reviens. 

Les  perquisitions  d'Éphraim  furent  vaines,  il  ne  découvrit 
pas  les  raiquelets.  Lorsqu'il  descendit  dans  les  caves  pour  dé- 
livrer les  protestants  prisonniers ,  quelques-uns  lui  apprirent 
qu'ils  avaient  vu  par  les  soupiraux  les  soldats  s'embarquer  sur 
un  radeau. 

Rassuré  sur  ce  point ,  Éphraïm  remonta  ,  suivi  des  malheu- 
reux que  l'archiprêtre  retenait  dans  les  ceps. 

Lorsqu'ils  apprirent  que  leur  iiersécuteurétait  au  pouvoir  des 
rebelles,  presque  tous  poussèrent  des  cris  de  meurtre  et  de  ven- 
geance. Jérôme  Cavalier,  des  femmes,  des  jeunes  tilles  et  quel- 
ques religionnaires  aussi  humains  que  le  fermier  ,  essayèrent 
en  vain  de  s'opposer  aux  projets  sanguinaires  du  plus  grand 
nombre  ;  ils  ne  furent  pas  écoulés.  Ne  voulant  pas  assister  à  la 
scène  effrayante  qui  allait  se  passer ,  ils  se  réfugièrent  dans  une 
des  cellules  abandonnées. 

L'archiprêtre,  assis  et  garrotté  dans  sa  chaire  ,  les  mains  at- 
tachées derrière  le  dos  ,  fut  apporté  par  deux  Cévenols  au  milieu 
de  la  cour  du  cloître. 

Quatre  piques  furent  plantées  en  terre  ;  à  leur  manche  ou  at- 
tacha quatre  torches  de  bois  résineux  ,  qui  jetèrent  une  clarté 
rougeâtre  sur  ce  terrible  tableau.  Les  arceaux  du  cloître  scm- 
1  '  28 


526  REVUE  DE  PARIS. 

blaient  teints  de  sang  et  se  découpaient  sur  l'ombre  noire  des 
galeries. 

Les  étoiles  brillaient  au  ciel  ;  on  entendait  au  loin  le  mur- 
mure de  la  rivière,  car  les  camisards  gardaient  un  silence  fa- 
rouche ,  presque  solennel.  Ils  croyaient  punir  un  coupable  et 
non  assassiner  un  innocent. 

A  la  droite  de  l'archiprêtre  enchaîné  était  Éphraïm  ,  appuyé 
sur  sa  hache  ;  à  sa  gauche  Ichabod  ,  vêtu  de  sa  tunique  rouge, 
les  yeux  levés  au  ciel,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  et  le  corps 
agité  d'un  tremblement  nerveux. 

L'abbé  promenait  sur  cette  foule  menaçante  un  regard  rayon- 
nant de  sérénité  ;  il  espérait  que  son  martyre  serait  peut-être 
accepté  par  Dieu  en  expiation  de  la  trop  grande  sévérité  qu'il 
avait  déployée. 

—  Frères ,  dit  Éphraïm  d'une  voix  retentissante  ,  que  ceux 
qui  ont  été  traînés  dans  les  ceps  prennent  place  au  premier 
rang,  il  leur  appailient.  Que  ceux  d'entre  les  soldats  de  l'Éter- 
nel qui  ont  été  frappés  dans  leur  famille  prennent  aussi  place  au 
premier  rang,  il  leur  appartient. 

Les  ordres  d'Éphiaïm  furent  exécutés  avec  un  recueillement 
funèbre;  le  garde  d'Aygoal  présidait  aux  apprêts  de  ce  sanglant 
sacrifice  avec  un  effrayant  sang-froid,  avec  une  régularité  lu- 
gubre :  on  eût  dit  un  pontife  ordonnant  une  cérémouie  reli- 
gieuse. 

L'archiprêtre  fut  entouré  d'un  cercle  étroit,  resserré  ,  com- 
posé de  ses  ennemis  les  plus  acharnés  ,  qui  attachafent  sur  lui 
des  regards  avides  de  vengeance, 

—  Tu  as  tué  par  réi)ée ,  tu  seras  tué  par  l'épée ,  dit  Éphraïm 
à  l'abbé  Du  Chayla.  «  Tu  seras  couvert  de  confusion  à  cause 
des  meurtres  que  tu  as  commis  et  de  la  violence  dont  tu  as 
usé  à  l'égard  de  Jacob,  ton  frère...  Tu  périras  pour  jamais.  » 

—  Mon  frère,  dit  l'abbé,  vous  profanez  la  parole  du  Sei- 
gneur. Ne  commettez  pas  un  nouveau  meurtre,  un  nouveau 
sacrilège.  Oh  !  ce  n'est  pas  ma  vie  que  je  vous  dispute,  elle  ap- 
partient à  Dieu.  C'est  votre  âme  que  je  veux  sauver.  Abjurez 
votre  fatale  hérésie,  revenez  à  la  véritable  Église.  La  clémence 
du  Seigneur  est  inépuisable.  Je  vous  le  dis  à  ce  moment  su- 
prême ,  abjurez,  abjurez  ••  vous  serez  pardonnes,  ô  mes  frères; 
ne  vous  perdez  pas  à  jamais  ? 


REVUE  DE  PARIS.  S87 

L'abbé  prononça  ces  mots  d'une  voix  ferme  et  douce ,  avec  un 
accent  rempli  de  tendre  pilié.  Les  approclies  delà  mort,  l'inef- 
fable espoir  que  les  douleurs  lui  seraient  comptées  par  la  divine 
miséricorde  détendaient  cette  âme  inflexible.  La  sublime  charité 
du  christianisme  lui  faisait  prendre  ses  bourreaux  en  une  com- 
misération profonde. 

Les  camisards  ,  indignés  ,  poussèrent  de  violents  mur- 
mures en  entendant  l'archiprêtre  les  engager  à  abjurer  leur 
foi. 

Éphraïra  domina  ces  rumeurs  menaçantes,  et  s'écria  :  —  Frè- 
res ,  frères ,  écoutez  !  la  voix  de  Dieu  va  parler,  Ichabod ,  Icha- 
bod  ,  que  dit  l'esprit? 

L'enfant  prononça  ,  d'une  voix  brève  et  stridente ,  ces  ver- 
sets de  l'Écriture ,  dont  on  pouvait  faire  l'application  à  l'archi- 
prêtre : 

«  Tu  ne  devais  pas  prendre  plaisir  à  considérer  l'affliction  de 
ton  frère,  au  jour  où  il  était  livré  à  l'étranger,  ni  te  réjouir 
de  voir  la  ruine  des  enfants  d'Israël ,  ni  te  glorilîer  insolem- 
ment lorsqu'ils  étaient  accablés  de  maux  ;  tu  périras  pour  ja> 
mais.  » 

—  Qu'il  meure  !  qu'il  meure  !  crièrent  les  camisards  en  bran- 
dissant leurs  armes. 

Ichabod  continua  :  u  Tu  ne  devais  ni  entrer  dans  la  ville  de 
mon  peuple  au  jour  de  sa  ruine,  ni  lui  insulter  comme  les  au- 
tres dans  son  malheur,  au  jour  où  on  l'exterminait;  lu  périras 
pour  jamais.  » 

Ichabod  se  tut  et  tomba  épuisé,  haletant,  aux  pieds  d'É- 
phraïm. 

—  Une  dernière  fois,  mes  frères,  abjurez,  abjurez  votre 
damnable  hérésie!  s'écria  l'archiprêtre.  Ah!  que  ma  mort  ne 
peut-elle ,  comme  celle  du  Christ,  vous  sauver  au  lieu  de 
vous  perdre  à  jamais  !  Je  bénirais  mon  martyre.  Mes  frères, 
il  en  est  temps  encore  ,  abjurez  et  revenez  au  culte  du  vrai 
Dieu. 

A  ces  mots  ,  la  rage  des  camisards  fut  à  son  comble;  il  fallut 
tonte  l'autorité  d'Ephraïm  pour  les  empêcher  de  massacrer  à 
rinstant  l'archiprêtre. 

—  Mes  frères!  s'écria  le  forestier,  coup  pour  coup ,  sang 
pour  sang.  Que  cenx  qui  pleurent  un  parent  lue  par  les  philis- 


328  REVUE  DE  PARIS. 

lins  frappent  d'abord  ce  fils  de  Bélial  !  qtie  chaque  blessure 
ait  un  nom! 

Celle  proposition  fut  accueillie  avec  une  sauvage  ivresse. 
Les  religionnaires  qui  avaient  à  venger  la  mort  d'un  des  leurs 
s'avancèrent.  Une  marche  lente  et  funèbre  commença. 

Éphraïm  remit  un  poignard  à  Esprit-Séguier,  qui  était  à  la 
léte  de  cette  lugubre  procession. 

Le  protestant  frappa  le  premier  l'archiprêtre  d'une  main 
ferme,  en  lui  disant  :  —  Voila  pour  mon  fr-^re,  que  tu  as  fait 
massacrer  à  l'assemblée  de  l'Alte-Fage,  à  la  porte  d'Alais.  Sois 
maudit! 

Et  il  remit  le  poignard  à  un  camisard  nommé  La|)orte. 

Le  coup  n'élait  pas  mortel.  L'archiprélre  ne  poussa  pas  un 
cri,  il  leva  les  yeux  au  ciel,  et  dit  d'une  voix  haute  et  ferme 
avec  un  accent  de  résignation  profonde  ce  verset  du  psaume  de 
la  pénitence  : 

—De  profundis  clamavi  ad  te,  Domine;  Domine,  exaiidi 
rocem  meani  (1). 

Laporte  s'avança  ensuite,  et  frappa  l'archiprêtre  en  disant  : 
—  Voilà  pour  mon  fils ,  que  tu  as  fait  rouer  vif  à  Montpellier. 
Sois  maudit  ! 

Et  il  donna  le  poignard  à  Cadoine  d'Anduze. 

L'abbé  perdit  beaucoup  de  sang  à  cette  seconde  blessure  ;  il 
pencha  la  têle  sur  son  épaule,  et  eut  encore  le  courage  de  dire 
d'une  voix  suppliante  et  affaiblie  : 

—  Libéra  me  do  sanguinibus,  Deus,  Deus  salutis  tneœ , 
et  cxultafnl  linfjua  rnea  pistitiam  Itiam...  (2). 

Cadoine  d'AniJu/e  frappa  ensuite  l'archiprêtre  en  disant  :  — 
Voilà  pour  mon  itère,  ministre  du  Seigneur,  que  tu  as  fait 
brûler  à  Nîmes.  Sois  maudit! 

Ce  dernier  coup  fut  mortel. 

L'archiprêtre  ferma  les  yeux ,  murmura  ces  dernières  pa- 
roles : 


(1)  «  Du  fond  (lo  l'abîme  ,  Seiffneur,  je  pousse  de»  cris  vers  vous  ; 
Seigneur,  ('coulez  ma  voix.  ><  (l's.  île  la  l'cnit.,  129.  ) 

(2)  «  0  iJieu  .' mon  Sauveur,  délivrez-moi  des  peines  que  méritent 
mes  actions  sanfjlanles  ,  et  je  publierai  avec  joie  votre  justice.  » 
(r».  delaPéiiit.,  129.) 


REVUE  DE  PARIS.  52» 

—  Miserere  met  Deus secundum  magnam mise- 

ricordiam  tuam  (1). 

Et  il  mourut. 

Malgré  la  mort  de  l'abbé  ,  la  procession  homicide  des  reli- 
gionnaires  ne  s'arrêta  pas. 

Tous  ceux  qui  avaient  quelques  représailles  à  exercer  contre 
l'archiprêtre  frappèrent  son  cadavre  avec  la  même  solennité , 
en  prononçant  les  mêmes  paroles  de  récrimination  et  de  malé- 
diction. 

Son  corps  reçut  cinquante-deux  blessures  ,  dont  vingt-quatre 
étaient  mortelles  (2).  Après  celte  épouvantable  exécution,  les 
religionnaires  quittèrent  l'abbaye  sous  la  conduite  d'Épliraïm. 
Ils  portèrent  le  cadavre  de  l'archiprêtre  au  carrefour  des  qua- 
tre routes. 

Il  y  fut  pendu  à  la  Croix-de-Sang, 

Ainsi  s'accomplit  la  vision  d'Éphraïm,  qui  s'écria  une  der-- 
nière  fois  d'une  voix  retentissante  : 

Ainsi  périssent  les  loups  ravisseurs  !  Ainsi  a  péri  l'ar- 
chiprêtre de  Baal! 

Presque  tous  les  huguenots  qui  avaient  pris  part  à  ce  meurtre 
se  retirèrent  dans  les  montagnes  inaccessibles  des  Cévennes 
sous  la  conduite  d'Éphraïm ,  et  s'y  organisèrent  en  partisans. 

La  guerre  civile  était  désormais  déclarée. 

L'assassinat  de  l'archiprêtre  des  Cévennes  par  les  gens  d'É- 
phraïm ,  le  massacre  des  dragons  de  Saint-Sernin  par  les  gens 
de  Cavalier ,  tels  furent  les  premiers  et   sanglants  défis  que 


(1)  «  Ayez  pitié  de  moi ,  mon  Dieu  !  seloa  l'étendue  de  votre  misé- 
ricorde. « 

(2)  Chaque  coup  qu'on  lui  portail  était  accompagné  d'un  :  —  voilà 
pour  avoir  fait  condamner  un  tel  ou  une  telle  à  la  mort  ;  —  voilà  pour 
avoir  fait  condamner  un  tel  aux  galères;  —  voilà  pour  les  violences 
que  tu  as  exercées  contre  mon  père  ,  ou  contre  ma  mère  ,  ou  contre  ma 
sœur.  —  Mais  comme  les  violences  dont  on  l'accusait  étaient  en  trop 
grand  nombre  pour  trouver  assez  de  place  sur  son  corps,  il  fallut 
mettre  fin  à  ces  sanglants  reproches  ;  bientôt  son  corps  ne  fut  plus 
qu'une  plaie.  Un  curé  historien  assure  qu'il  reçut  cinquante-deux 
blessures,  dont  vingt-quatre  étaient  mortelles.  {Hlsloire  des  C'ami- 
sards ,  Uv.  I.  ) 

28. 


330  REVUE  DE  PARIS. 

les  camisardsjetèrentau  pouvoir  royal  et  religieux  de  Louis  XIV, 
Le  grand  roi ,  par  les  persécutions  monstrueuses ,  par  les 
cruautés  inouïes  qu'incessamment  il  exerça  sur  ces  malheureux 
peuples  depuis  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  a  dû  compte  à 
Dieu  ,  et  doit  compte  à  l'histoire  des  flots  de  sang  et  des  hor- 
reurs sans  nom  qui  ont  épouvanté  l'Europe  pendant  cette  ter- 
rible guerre. 

EcGÈPiB  Sue. 


NIMES. 


21  iH.  U  WixscUnx  ÏTjf  la  làtmt  tft  jpona. 


Monsieur  , 

Il  est  une  guerre  incessante  au  sein  même  de  la  paix  ;  c'est  la 
guerre  de  la  province  contre  Paris.  La  province  se  croit  assu- 
jettie ,  Paris  se  croit  roi  :  deux  grandes  illusions  qui  perpétueront 
les  hosliiilés  indéfiniment.  11  y  a  des  torts  de  chaque  côté.  Paris 
prend  quelquefois  de  grands  airs  et  se  prélasse  uîï  peu  trop  dans 
sa  gloire  ;  il  dit  trop  fièrement  qu'il  est  le  siège  dé  l'intelligence , 
la  tête  du  royaume;  puis  il  fait  le  grand  seigneur  et  dépense 
énormément  pour  son  luxe  et  ses  plaisirs.  La  province ,  femme 
positive,  économe  et  à  principes  traditionnels,  la  province, 
piquée  au  vif,  repousse  les  forfanteries  parisiennes  par  de  la 
colère  toute  rouge  et  des  récriminations.  Son  rôle  de  femme  de 
ménage  de  ce  grand  et  beau  vaurien  l'humilie  et  lui  pèse.  Elle 
lui  lance  à  la  tête  de  violentes  et  sages  paroles,  des  anallïèmes 


332  REVUE  DE  PARIS. 

très-vertueux.  Elvire  pleure  et  menace;  don  Juan  chante,  boit 
et  mène  joyeuse  vie  dans  la  maison.  Or  la  statue  du  commandeur 
descendra-t-elle  de  son  piédestal  pour  cliàlier  de  sa  rude  main 
le  téméraire?  Verrons-nous  enfin,  en  cette  année  astrologi- 
que 1840  ,  la  province  tirer  vengeance  de  Paris  et  le  souffleter  à 
cœur  joie?  Quelques  bonnes  gens  croient  à  cela;  mais  tant  de 
mauvaises  gens  feignent  d'y  croire  ,  que  vous  et  moi,  monsieur, 
nous  sommes  décidés  à  ne  pas  y  croire  du  tout  et  à  le  dire 
franchement. 

Le  midi  de  la  France  n'est  pas  le  pays  le  moins  exaspéré  contre 
la  capitale ,  comme  on  dit  toujours  en  province.  Il  y  a  ici  pour 
elle  des  haines  très-vivaces.  La  colère  du  bas  Languedoc  est 
surtout  remarquable  par  de  bruyantes  démonstrations  et  par 
une  énergie  d'expression  souvent  fort  originale.  Vous  avez  beau 
chercher  à  prouver  qu'il  y  a  à  Paris  une  large  part  de  bien  pour 
une  large  part  de  mal  ;  que  la  ville  est  peuplée  d'une  infinité  de 
vertus  et  d'une  infinité  de  vices  ;  qu'elle  n'est  pas  toute  de  boue 
et  de  sang;  qu'elle  possède  encore  au  moins  dix  justes..,.  Savez- 
vous  ce  qu'on  vous  répond  alors,  monsieur?  Ninive ,  Babjr- 
lone ,  Sodotne,  Gomorrhe! 

En  pareille  occasion,  le  mieux  est  de  prendre  sa  canne  et  son 
chapeau,  et  d'aller  respirer  le  grand  air  sous  le  plus  beau  ciel 
du  monde.  Toutefois  le  bas  Languedoc,  en  ce  moment ,  a  encore 
les  pieds  dans  l'eau,  grâce  aux  interminables  pluies  de  sep- 
tembre, d'octobre  et  de  novembre.  Il  est  vrai  que  ce  pays-ci 
mourait  de  soif;  Nîmes  ,  entre  autres,  monsieur  ,  était  décidé  à 
aller  prendre  le  Rhône  au  pont  Saint-Esprit,  et  à  l'amener  bon 
gré  mal  gré  dans  les  magnifiques  bassins  de  sa  fontaine  tarie. 
L'exécution  de  ce  plan  eût  coiilé  quelques  millions,  mais  le  bas 
Languedoc  est  encore  riche,  il  lui  reste  du  bien;  le  détestable 
Paris  n'a  pas  tout  mangé. 

Puisque  j'ai  nommé  Nîmes  et  ses  environs,  j'ai  grande  envie 
d'y  faire  une  halle  aujourd'hui. 

Avant  la  conquête  romaine  ,  la  partie  du  bas  Languedoc  for- 
mant aujourd'hui  le  département  du  Gard  était  peuplée  de  Celtes 
ou  Gaulois  dont  le  nom  générique  était  ^o/ces, "divisés  en  deux 
nations  :  les  Volces  Tectosages ,  et  les  Volces  Arécomiques. 
Ces  derniers  occupaient  le  territoire  de  Nîmes ,  et  Nîmes  était  la 
capitale  de  cette  petite  république.  Lors  de  l'invasion  romaine , 


REVUE  DE  PARIS.  533 

Nîmes,  se  dévoua  à  César.  Auguste  lui  accorda  de  grands  privi- 
lèges; il  en  fit  la  capitale  d'une  riche  colonie  romaine  qu'il 
nomma  Colonia  Nemausensis  Augnsta.  Nimes  devint  donc 
une  ville  latine ,  ayant  les  lois  de  Rome ,  et  gouvernée  par  des 
magistrats  au  choix  de  César.  Ses  anciens  habitants  jouissaient 
avec  plénitude  du  droit  latin  qui  leur  donnait  la  faculté  d'ac- 
quérir le  litre  de  citoyen  romain.  Ce  fut  vers  l'an  287  que  Nîmes 
reçut  la  lumière  du  christianisme.  Saint  Basile  y  prêcha  l'Évan- 
gile le  premier  et  y  trouva  le  martyre.  Les  Vandales ,  les  Visi- 
goths  (sous  la  conduite  de  Wamba),  et ,  plus  tard ,  les  Sarrasins 
eavaliirenl  successivement  le  bas  Languedoc  et  la  cité  gallo- 
romaine  de  Nîmes.  En  753  ,  Pépin  prit  la  ville  et  le  territoire,  et 
y  établit  un  gouverneur  qui  fut  le  premier  comte  de  Nimes. 
Vers  l'an  892,  ce  comté  passa  dans  la  maison  de  Toulouse; 
en  1229,  Raimond  \'1I  le  céda  à  saint  Louis.  Vinrent  ensuite  ces 
longues  et  déplorables  guerres  dites  de  religion,  les  plus  impies 
de  toutes  les  guerres,  et  qui  couvrirent  de  sang  et  de  feu  cette 
belle  terre  du  bas  Languedoc ,  aujourd'hui  si  riante  sous  son 
ciel  d'azur. 

Telle  est  à  peu  près  l'origine  de  Nîmes,  et  je  vous  demande 
pardon  pour  ces  documents  exhumés  de  la  poussière  des  temps  ; 
c'est  presque  malgré  moi ,  monsieur ,  que  je  les  ai  transcrits  ici  ; 
j'ai  une  si  grande  frayeur  de  toute  prétention  scientifique  ! 

Serait-ce  par  dérision  que  l'empereur  Auguste  donna  le  nom 
de  colonie  des  bois  {Colonia  Nemausensis)  à  la  cité  de  Nîmes? 
On  serait  vraiment  tenté  de  le  croire  lorsqu'on  jette  un  coup 
d'oeil  sur  le  demi-cercle  de  collines  calcaires  qui  dominent  la 
ville  au  nord.  II  faut  avoir  une  foi  bien  robuste  pour  croire  que 
des  forêts  druidiques  ont  pu  exister  là  où  s'étendent  tristement 
quelques  maigres  bruyères ,  quelques  pauvres  lichens.  Une  de 
ces  collines  sert  de  base  à  la  Tour-Magne  (Turris-Magna), 
que  les  poètes  du  pays  veulent  absolument  appeler  un  phare 
depuis  que  M.  de  Chateaubriand  a  dit  dans  les  Martyrs  qu'Eu- 
dore  s'embarqua  au  port  de  Nimes.  Nîmes  un  port  de  mer  ! 
hélas  !  monsieur,  il  n'y  a  pas  quatre  mois  qu'elle  eût  payé  de 
la  moitié  de  son  revenu  la  plus  petite  mare  d'eau  douce  ou  salée. 
Aujourd'hui,  un  chemin  de  fer  unit  cette  ville  à  Beaucaire; 
Beaucaire  est  presque  devenu  un  faubourg  de  la  cité  nîmoise. 
La  vie  circule  entre  ces  deux  centres  de  population  avec  une  in- 


534  REVUE  DE  PARIS. 

croyable  activifé.  Mais ,  bon  Dieu  !  quelle  effrayante  apparition 
fut  ce  chemin  de  fer  aux  yeux  des  habitants  ruraux  dos  envi- 
rons !  Au  départ  du  premier  convoi ,  on  vit  des  laboureurs  et  des 
pâtres  fuir  à  toutes  jambes,  à  travers  les  campagnes,  au  milieu 
de  leurs  bestiaux  mugissants  que  la  panique  avait  gagnés.  On 
vit  des  femmes  se  jeter  à  genoux  dans  les  champs  voisins ,  lever 
les  mains  au  ciel  et  crier  miséricorde.  II  est  certain,  monsieur, 
que  le  cri  et  la  vitesse  de  la  locomotive  ont  quelque  chose  de 
bestial  dont  l'effet  dut  être  prodigieux  sur  ces  imaginations  mé- 
ridionales qui  s'allument  encore  si  vite  à  la  pensée  du  miracle. 
Et  cependant,  chose  remarquable,  savez-vous  chez  qui  le  che- 
min de  fera  trouvé  le  |)lus  d'enthousiastes  dans  ce  pays-ci? 
Chez  le  clergé,  monsieur.  Le  clergé  de  INimes  et  des  environs , 
et  celui  de  Beaucaire,  suffiraient,  je  crois  ,  pour  défrayer  l'en- 
treprise du  chemin  de  fer  ;  on  ne  voit  encore  que  wagons  remplis 
de  bons  ecclésiastiques.  Je  pourrais  citer  tel  curé  d'un  village 
voisin,  qui ,  jeune,  ardent .  plein  de  foi  dans  l'avenir,  s'écriait 
au  moment  où  ,  pour  la  première  fois,  il  se  sentit  emporté  dr.ns 
l'espace  :  «  Mon  Dieu ,  ô  mon  Dieu  !  c'est  trop  de  jouissance  !  » 
levant  ses  mains  jointes  et  pleurant  d'enthousiasme.  A  M;iii- 
cliester  ou  à  New-York,  un  pasteur  anglican  ,  en  pareil  c.ts, 
eût  scrupuleusement  contenu  son  admiration  et  calculé  la  vitesse 
de  la  course  en  raison  de  la  force  locomotive.  Le  calholicismf  a 
cela  de  remarquable,  surtout  dans  le  midi  de  la  France,  ((u'il 
procède  presque  toujours  par  élan  j  il  est  impétueux  dans  la 
prière  comme  dans  l'action.  Du  reste,  monsieur  ,  puisque  l'oc- 
casion de  le  dire  s'offre  igi ,  on  ne  saurait  trop  louer  le  zèle  et  la 
prudence  du  clergé  de  cette  époque  dans  le  déparlement  du  Gard. 
Ce  clergé  est  d'une  circonspection  rare,  d'une  charité  constante. 
Il  est  vrai  que  depuis  dix-huit  mois  un  pontife  excellent  lui  a  été 
donné.  Mgr.  Kart  était  l'homme  spécial  pour  le  diocèse  de 
Nîmes.  Il  fallait  ici  un  évèque  spirituel,  prudent,  simple  de 
manières,  chaleureux  de  cœur  et  d'intelligence  élevée.  Gré- 
goire XVI  et  le  gouvernement  français  l'ont  trouvé.  Mgr.  Kart  a 
remporté  entre  autres  une  grande  victoire  ,  il  s'est  fait  pardon- 
ner son  âge  par  les  vieilles  têtes  blanches  de  son  chapitre  ,  et  il 
n'est  pas  rare  d'entendre  dire  à  ses  vénérables  frères  les  cha- 
noines :  Nous  avons  là  un  petit  Fénelon.  Il  y  aurait  peut-être 
un  curieux  parallèle  à  établir  entre  lui  et  un  archevêque  voisin, 


REVUE  DE  PARIS,  355 

homme  de  grand  méii'e  aussi  assurément,  mais  dont  les  ma- 
nières et  les  formes  ponlificales  contrastent  tout  à  fait  avec  celles 
du  petit  Fénelon.  Les  deux  portraits ,  mis  en  opposition  ,  pour- 
raient donner  lieu  à  une  étude  originale  et  sérieuse  à  la  fois. 
Mais  n'y  a-t-il  pas  quelque  danger,  même  au  xix»  siècle,  à  aller 
placer  sa  tête  entre  deux  têtes  mitrées?  Je  me  retire,  et  je  re- 
viens à  Nîmes  profane. 

Je  vois  que  vous  avez  grand'peur  que  je  ne  vous  parle  des 
ruines  romaines  de  cette  ville  ,  si  souvent  décrites  et  visitées  ;  je 
connais  mon  terrain  et  je  sais  l'endroit  du  piège.  Nous  passerons 
donc  à  une  distance  respectueuse  du  sacrarium  de  Diane,  dont 
les  arceaux  brisés  pourraient  crouler  sur  nous  ;  mtus  ne  tou- 
cherons pas  même  le  pavé  de  mosaïque  et  de  marbre  des  pro- 
pylées qui  encadrent  ce  joli  temple  ,  dit  Maison  Carrée  par  les 
bons  Kimois,  apparemment  parce  qu'il  est  long;  mais,  bon  gré 
mal  gré,  nous  nous  arrêterons  pendant  quatre  minutes  devant 
le  cirque,  dit  les  Arènes,  ayant  désir  extrême  d'exhaler  notre 
colère,  non  contre  Agrippa  ,  son  fondateur,  mais  bien  contre 
les  membres  du  conseil  municipal  du  chef-lieu  du  dé|)artement. 
Qu'est-ce  qu'une  ruine,  sinon  un  témoignage  sacré  d'un  temps 
disparu  ?  Or  le  cirque  de  Nîmes  est  un  des  plus  grandioses  sou- 
venirs de  la  puissance  romaine  ;  le  temps  ,  qui  ne  détruit  jamais 
brutalement  les  antiques  monuments,  mais  qui  les  renverse  par 
degré  et  avec  une  certaine  grâce  sauvage  qui  ressemble  à  du 
goût,  le  temps  availbrisé  des  gradins  dans  l'amphithéâtre  nîmois; 
il  avait  rainé  et  creusé  certaines  masses  de  pierre  dans  les  piliers 
des  portiques ,  il  avait  fait  crouler  des  arcs  de  voûte  et  ouvert 
des  jours  dans  les  fosses  aux  lions  ;  par  ces  crevasses  la  lumière 
entrait  et  jouait  avec  des  tons  surprenants  ;  et  puis ,  monsieur, 
le  temps ,  cet  admirable  artiste ,  avait  jeté  au  milieu  de  toutes 
ces  grandes  ruines  des  arbustes,  des  lierres,  des  giroflées;  de 
beaux  figuiers  sauvages  croissaient  çù  et  là  entre  les  blocs  de 
travertin;  on  voyait  quelques  lilas  en  fleurs  s'élever  dans  \tpo- 
ditiuif  là  même  où  s'asseyaient  l'empereur  ou  le  proconsul ,  et 
ks  blanches  vestales  gallo-romaines.  Enfin  ,  ce  grand  cirque  en 
ruine  était  comme  un  musée  de  marbre  jeté  au  milieu  d'un  jar- 
din de  verdure  et  de  parfums  ;  tout  cela  avait  une  grâce  indéfi- 
nissable; tout  cela  était  coloré,  frais,  pittoresque,  sacré.  La 
majesté  du  passé  s'était  assise  rêveuse  et  touchante  sur  les  ruines 


Ô3G  REVUE  DE  PARIS. 

des  Arènes.  Eh  bien  !  les  Vandales  et  les  Visigolhs  sont  sortis  un 
jour  du  conseil  municipal  avec  leurs  ingénieurs ,  leurs  archi- 
tectes ,  leurs  maçons  ;  ils  se  sont  rués  dans  la  ruine  auguste  ;  ils 
ont  tout  taillé  à  coups  de  serpe  jusqu'au  plus  petit  lierre  qui 
essayait  encore  de  couronner  la  statue  de  Bacchus  ;  ils  ont  tout 
remanié,  tout  arrangé  à  leur  manière,  tout  rebâti,  tout  plâtré, 
tout  blanchi;  ils  ont  mis  des  soutiens  odieux  aux  arcs  qui  s'in- 
clinaient gracieusement  vers  le  sol;  ils  ont  bouché  les  crevasses 
des  voûtes  qui  ouvraient  une  échappée  limpide  sur  le  ciel  du 
Midi  ;  ils  ont  fait  les  maçons ,  les  manœuvres ,  les  badigeonneurs 
à  cœur  joie;  et  leur  œuvre  étant  accomplie,  ils  ont  croisé  les 
bras  d'orgueil  devant  la  ruine  insultée  et  se  sont  proclamés  les 
restaurateurs  du  monument  d'Agrippa.  Ils  en  ont  menti  ;  ils  n'en 
sont  que  les  Vandales.  Laissons  les  ruines  tomber  dans  la  soli- 
tude et  ne  contrarions  pas  l'œuvre  des  siècles  qui  est  l'œuvre  de 
l'esprit  du  monde.  D'ailleurs,  ne  voyez-vous  pas  qu'en  touchant 
aux  débris  antiques,  vous  tuez  la  science  archéologique  ou  que 
vous  la  faussez ,  ce  qui  est  pire  encore  ?  Si  les  Égyptiens  et  les 
Grecs  des  époques  modernes  s'étaient  plu  à  restaurer  les  ruines 
de  leur  pays ,  que  saurions-nous  de  l'Orient  aujourd'hui?  Prenez 
garde  :  vos  aïeux  vous  ont  légué  dans  leur  intégrité  ce  qui  leur 
restait  de  l'héritage  de  leurs  aïeux;  laissez  le  trésor  intact  à  vos 
enfants,  de  peur  qu'un  jour  ceux-ci  ne  s'élèvent  contre  votre 
mémoire  et  ne  vous  appellent  profanateurs  et  barbares. 

En  général  ce  qui  manque  aux  méridionaux  du  bas  Languedoc 
n'est  pas  l'esprit,  mais  le  goût,  cette  rare  et  délicate  qualité. 
Nîmes  a  autant  d'esprit  qu'aucune  ville  de  France,  mais  la  ville 
de  Nîmes,  par  exemple  (et  je  serais  désolé  d'allumer  ici  la 
guerre  civile),  a  moins  de  goût  qu'Avignon,  sa  voisine.  Et, 
d'abord  ,  comparez  le  costume  indigène  des  deux  pays  ;  com- 
parez l'architecture  des  maisons  ,  l'harmonie  des  deux  idiomes 
patois.  Montez  dans  la  classe  plus  élevée  ,  compa-ez  les  habitu- 
des de  la  société  dans  l'une  et  l'autre  ville.  Décidez  après.  A 
Nîmes,  le  costume  du  peuple  a  un  grand  défaut  ;  ce  n'est  pas 
un  costume,  il  ne  rappelle  aucune  époque,  et  ne  laissera  aucune 
tradition.  A  Nîmes  ,  les  maisons  sont  de  grands  coffres  plats, 
troués  de  fenêtres ,  sans  la  moindre  entente  de  l'art  architectu- 
ral. Trouvez-moi,  à  Nîmes,  un  seul  balcon  comme  les  trois  ou 
quatre  cents  balcons  que  je  vous  montrerai  à  Avignon.  A  Nîmes 


I 


REVUE  DE  PARIS.  337 

le  patois  est  rude  ,  criard  ,  saccadé,  hérissé  de  ces  consonnes 
raboteuses  ,  qui  font  le  malheur  des  oreilles  et  le  désespoir  des 
gosiers.  A  Nîmes,  enfin,  le  peuple  est  grossier,  barbare  dans  le 
sens  que  donnaient  à  ce  mot  les  Grecs  d'Athènes  et  de  Corinthe. 
Demandez  à  une  femme  qui  passe  où  est  le  chemin  de  la  fontaine 
ou  la  rue  qui  conduit  au  palais  épiscopal.  Si  elle  ne  lève  les 
épaules,  et  ne  vous  jette  au  nez  un  rire  brutal ,  elle  étendra  le 
bras  par  un  mouvement  roide,  et  vous  dira  dans  son  patois  de 
fer  :  «Allez  tout  droit.  ■>  Vous  allez,  n'est-ce  pas?  et  vous 
arrivez  à  un  point  diamétralement  opposé  à  votre  but.  Vous 
prenez  cela  pour  une  méchanceté?  Vous  avez  tort.  C'est  manque 
de  goût,  voilà  tout.  Cette  femme  n'a  pas  une  Ame  mauvaise, 
elle  travaille  avec  acharnement  pour  nourrir  sa  famille,  elle  ne 
vous  ferait  aucun  mal  le  cas  échéant;  seulement  elle  a  l'esprit 
aigre ,  les  manières  dures  ,  elle  n'a  aucun  goût ,  elle  est  bar- 
bare. 

Depuis  bien  longtemps ,  sous  ce  beau  ciel  du  département  du 
Gard,  ce  qu'on  nomme  la  société  est  divisée  en  deux  camps.  Il 
y  a  bien  quelques  indifférents  dans  la  région  du  milieu,  mais  ils 
finissent  par  prendre  parti  au  moment  d'une  collision.  La  source 
de  cette  triste  division  est  cachée  dans  les  brumes  du  xiv»  siècle, 
et  nous  ne  remonterons  pas  pour  la  chercher  un  long  cours 
d'orageux  événements.  Les  guerres  civiles,  dites  religieuses, 
enfantèrent  les  guerres  civiles  politiques,  et  leur  donnèrent  U!i 
tel  caractère  de  violence  et  d'àcreté,  qu'il  n'est  pas  étonnant  de 
retrouver  encore  ici  un  peu  du  vieux  levain  de  l'esprit  de  parti, 
le  pire  des  esprits.  En  général,  dans  le  Midi  comme  ailleurs,  il 
y  a  peu  de  convictions,  mais  beaucoup 'de  passions  politiques. 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  société  nîmoise,  riche,  spirituelle,  luxueuse 
dans  l'occasion,  est  restée  scindée  en  deux  parts.  Eh  !  qui 
pourra  jamais  rejoindre  les  deux  moitiés  de  l'orange?  Qui  per- 
suadera jamais  à  celui-ci  qu'il  a  tort,  à  celui-là  qu'il  n'a  pas 
raison?  Quel  apôtre  prendra  la  main  protestante  et  la  main 
catholique,  et  les  mettra  l'une  dans  l'autre?  Tous  ceux  qui 
vivent  aujourd'hui  ne  verront  pas  naître,  probablement,  l'aurore 
calme  et  limpide  de  ce  jour  de  réconciliation.  Juillet  de  18-30 
rouvrit  les  plaies  de  1815.  Le  malade  était  mal  guéri  ;  il  avait, 
sous  la  restauration,  des  rétours  fâcheux,  des  crises  accidentel- 
les, mais  du  moins  il  allait  et  venait  sans  trop  souffrir,  et  sou- 
1  '  29 


33S  REVUE  DE  PAKIS. 

vent  même  il  espérait  tant  qu'il  ne  sonffiait  plus.  Depuis  dJK 
ans  les  blessures  saignent  de  nouveau.  C'est  déplorable.  Les 
violences  des  journaux  ne  contribuent  pas  peu  à  perpétuer  le 
malaise  moral  de  ce  beau  pays.  Ici,  monsieur,  il  y  a  des  ^ens 
très-spirituels,  très-sensés,  et  qui  oublient  de  l'être  en  lisant  les 
journaux.  Le  méridional  a  une  spécialité  incontestable  ;  c'est 
une  foi  de  granit  dans  le  journal  de  sa  couleur.  Dites,  par 
exemple,  à  un  Nîmois  :  Vos  oliviers  porteront  des  oranges 
l'année  prochaine.  Peut-être  vous  répondra-t-il  :  C'est  possible. 
Mais  essayez  de  douter  de  l'infaillibilité  du  journal  à  qui  il  donne 
quatre-vingts  ou  quarante  francs  par  an;  vous  verrez  son 
vi.siige  s'allumer ,  et  dans  quel  style  il  vous  répondra.  Les 
emportements  de  la  presse  de  Paris  ont  des  échos  énormes  dans 
les  journaux  de  la  localité  déjà  très-ardents  par  eux-mêmes. 
Quoiqu'un  demandait  un  jour,  devant  moi,  à  un  habitant  de 
Nîmes  pourquoi  on  le  voyait  toujours  dans  un  état  d'enthou- 
siasme ou  de  colère  à  propos  de  politique.  —  Coamient  voulez- 
vous  que  je  tue  le  temps  ?  répondit  celui-ci.  Il  est  certain  que 
le  désœuvrement  chez  les  hommes  est  la  grande  plaie  du  Midi. 
Les  femmes,  au  contraire,  y  sont  d'une  activité  pour  le  travail 
qu'on  ne  retrouve  nulle  part;  ce  sont  des  Pénélope,  moins  les 
poursuivants. 

En  Provence  le  type  de  physionomie  qui  domine  est  le  type 
grec-ionien  ;  mais  dans  le  bas  Languedoc  c'est  le  gallo-romain, 
quelquefois  avec  un  alliage  mauresque,  il  n'y  a  pas  moyen  d'en 
douter.  Les  dames  de  Nîmes  sont  en  général  de  taille  médiocre, 
mais  bien  prise,  svelte;  elles  ont  l'œil  spirituel  et  doux,  chargé 
d'un  sourcil  très-marqué  ;  chez  elles  le  nez  mince  et  bien  formé 
annonce  la  finesse  ;  la  bouche  est  légèrement  bombée  ;  le  front 
j)eu  élevé  est  racheté  par  d'assez  belles  saillies  ;  la  main  est 
l)eli(e  mais  peu  allongée;  quant  au  pied,  il  est  admirable,  c'est 
m\  pied  arabe  de  première  race,  et  attaché  avec  une  perfection 
capable  de  faire  le  désespoir  des  plus  merveilleuses  jambes  de 
rOi)éra.  Leur  démarche  est  vive,  e(  leurs  manières  sont  un  peu 
brusques.  Elles  parlent  vite  et  avec  un  accent  gascon  très-franc, 
mais  qui  ne  manque  pas  d'une  certaine  grâce  quand  l'oreille 
s'est  accoutumée  à  ce  diapason.  Du  reste,  cet  accent  est  ici  en 
harmonie  avec  une  animation  mimique  qui  soutient  et  colore  la 
parole.  A  tout  prendre,  une  Nîmoise  est  une  jolie  femme  dont 


REVUE  DE  PARIS.  559 

on  aime  môme  les  défauts.  Il  en  est  un  cependant  qui  la  fîâte  un 
peu,  et  dont  un  étranger  qui  a  habité  le  nord  de  la  France  et  de 
l'Europe  peut  seul  s'apercevoir  :  c'est  un  goût  de  toilette  qui  se 
relève  comme  par  accès,  dans  certaines  circonstances,  et  qui 
tient  alors  de  la  folie.  A  mon  avis  la  femme  la  mieux  mise  est 
celle  qui,  chez  elle  ou  dans  la  rue,  n'a  rien  de  tranché  dans  son 
élégance,  et  qui  n'est  remarquée  que  i)ar  la  simplicité,  le  tiiii  et 
la  grâce  de  ses  vêtements.  On  peut  être  une  fLMnme  parfaitement 
mise  avec  un  chapeau  de  paille  de  chez  Herbault,  une  robe  de 
chez  Victorine,  et  des  gants  de  Boivin,  le  tout  ne  dépassant  pas 
une  valeur  de  dix  louis ,  surtout  si  vous  jetez  sur  les  épaules  de 
cette  femme  un  châle  de  mille  écus,  sombre  et  large,  mais  qui 
n'ait  ni  les  palmes  hyperboiiiiues  ni  les  couleurs  miroitantes  d'un 
cachemire  de  cent  écus.  Hélas!  nous  n'en  sommes  point  encore 
là  dans  le  Midi,  et  la  frénésie  pour  la  toilette  a  ici  bien  d'autres 
ambitions.  Par  exemple,  les  fureurs  de  chapeaux  sont  poussées 
fort  loin  à  Nîmes  et  en  général  dans  le  département  du  Gard. 
Paris,  ce  roué  qui  sait  son  monde,  connaît  parfaitement  le  tra- 
vers particulier  à  ce  pays-ci;  aussi  lui  envoie-t-il  avec  un.; 
atroce  perfidie  tantôt  de  véritables  jardins,  tantôt  des  niches 
extravagantes  de  plumes  et  de  dentelles,  qu'il  a  l'impertinence 
d'appeler  chapeaux  et  qu'il  se  garde  bien  de  risquer  ailleurs.  En 
vérité  les  Nîmoises  et  les  dames  des  environs  de  Nîmes  devraient 
bien  se  rappeler  un  peu  plus  souvent  qu'elles  ont  de  beaux  visa- 
ges, et  que  pour  être  belle  il  ne  faut  jamais  paraître  riciie. 
L'élégance  est  dans  la  sobriété  des  ornements  et  le  fini  de  la 
forme.  Je  sais  que  je  touche  là  un  sujet  fort  délicat,  tiucje  mets 
la  main  sur  du  feu ,  et  que  je  puis  soulever  contre  moi  (ie  très- 
menaçantes  irritations.  Mais  je  sais  aussi  qu'il  est  à  Niines 
comme  partout  de  charmantes  exceptions  en  fait  de  bon  goût 
et  que  ces  esprits  d'élite  auront  la  bonté  de  se  placer  dans  le 
cercle  privilégié  tracé  au  milieu  de  la  généralité.  Cette  idée  me 
rassure  un  peu  et  me  donne  presque  envie  de  me  fâcher  contre 
les  toilettes  effrénées  dont  on  surcharge  ici  les  petites  filles,  un 
jour  de  dimanche  ou  de  fête.  Que  les  mères  de  ce  pays-ci  sont 
folles  d'imaginer  que  des  cheveux  noirs  ou  blonds  retombanten 
boucles  abondantes  et  soyeuses  sur  les  épaules  de  leurs  enfants 
ne  valent  pas  des  paquets  de  roses  artificielles,  des  marabouts, 
des  collerettes  de  dentelles  et  toute  celte  riche  friperie  qui  ne 


340  REVUE  DE  PARIS. 

sied  qu'à  des  vieilles  joyeuses  assises  à  une  table  de  Pharaon  ! 
Eh  quoi  !  votre  fille  n'a  pas  encore  atteint  sa  huitième  année, 
elle  a  des  yeux  noirs  et  des  cheveux  blonds  cendrés  (  rare  et 
merveilleuse  beauté)  ;  elle  a  un  teint  doré  ,  diaphane  ;  elle  est 
élégante  et  souple,  légère  connue  une  abeille;  elle  a  un  rire 
éclatant,  une  joie  toujours  épanouie;  elle  est  née  sous  le  ciel 
bleu  et  velouté  du  Midi,  et  vous  lui  mettez  un  corset,  une  robe 
ù  volants,  une  dentelle  ébouriffante  autour  du  cou?  Vous  acca- 
blez d'un  châle  ses  jolies  épaules  ?  Vous  écrasez  d'un  chapeau 
orné  sa  tète  vive  comme  celle  d'un  oiseau  ?  Vous  donnez  à  cet 
enfant  une  chaîne  d'or,  une  montre,  un  éventail,  un  sac,  un 
Hacon,  un  manchon,  que  sais-je  encore  ?  Eh  !  de  grâce  !  n'attris- 
tez pas  la  jeunesse  de  votre  fille  ;  ne  faussez  pas  ses  idées,  et 
laissez-lui  croire  avec  juste  raison  que  la  plus  modeste  margue- 
rite des  champs,  le  plus  petit  rayon  desoleil  se  jouant  dans  sa 
chevelure  valent  mille  fois  les  boutiques  de  marchandes  de  modes 
et  de  joailliers. 

Cependant,  il  faut  en  convenir,  ces  mêmes  femmes,  si  folles 
d'atours  par  occasion,  sont  en  général  les  meilleures  ména- 
gères de  France.  Une  habitante  du  département  du  Gard  dans  sa 
maison  est  l'économie  et  l'ordre  incarnés.  Cette  passion  vani- 
teuse dont  nous  parlions  n'est  que  passagère;  elle  meurt  au 
bout  de  six  à  sept  ans  de  mariage  et  fait  place  à  une  sévérité  de 
costume  qui  va  jusqu'au  rigorisme.  Tout  est  extrême  dans  le 
iUidi.  Une  Languedocienne  à  trente  ans  abdique  ordinairement 
toute  prétention  aux  succès  avec  une  résignation  qui  va  jusqu'à 
l'héroïsme.  Une  fois  engagée  dans  cette  voie  de  privations  et  de 
renoncements,  elle  ne  connaît  plus  de  bornes  ;  l'éducation  des 
enfants,  les  soins  du  ménage,  les  réformes,  les  améliorations 
deviennent  des  tribulations  de  tous  les  instants  ;  ce  n'est  jdus 
une  femme,  c'est  un  martyr  avec  toutes  les  ardeurs  du  sacrifice. 
Aussi  sa  beauté  s'en  va-l-elle  bien  vite,  fanée  sous  le  vent  dessé- 
chant de  l'inquiétude,  et  son  caractère  enjoué  et  vif  se  voile  de 
tristesse  ou  s'aigrit  de  douleur.  C'est  vers  celte  époque  aussi 
que  la  dévotion  vient  la  saisir  pour  ne  plus  la  quitter  jusqu'au 
tombeau  qu'elle  prévoit  de  loin,  dont  elle  parle  souvent  comme 
d'un  lieu  de  repos,  et  où  elle  arrive  avant  l'âge. 

Voilà,  monsieur,  une  singulière  et  bien  triste  fin  pour  de 
charmantes  créatures  nées  sous  le  plus  riant  des  climats  et 


REVUE  DE  PARIS.  341 

avec  tous  les  instincts  de  rintelligence  et  du  bonheur.  Vous  aurez 
la  bonté,  n'est-ce  pas ,  en  ceci  comme  en  toutes  choses ,  de  faire 
la  pari  de  l'exception  ,  et  de  supposer  qu'il  y  a  quelques  exemples 
dans  le  bas  Languedoc  de  femmes  longtemps  belles,  longtemps 
admirées,  longtemps  heureuses;  cars!  vous  vous  refusiez  à  croire 
cela ,  vous  pourriez  m'engager  ici  dans  de  terribles  querelles. 
Il  y  a  à  Nîmes  une  promenade  publique  dont  Paris  serait  très- 
fier  ;  on  la  nomme  la  Fontaine.  On  la  doit  au  maréchal  duc  de 
Richelieu,  gouverneur  du  Languedoc  vers  le  milieu  du 
xviiie  siècle,  et  qui  jetait  partout  autour  de  lui  ses  prodigalités 
fastueuses,  mais  de  bon  goût.  Évidemment,  l'idée  première  du 
Jardin  de  la  Fontaine  se  rattache  aux  traditions  qui  nous  resteut 
des  thermes  antiques.  Avant  d'arriver  dans  des  bassins  larges 
et  profonds,  l'eau  de  la  source  s'épand  en  nappes  limpides  sous 
des  galeries  pavées  de  granit  et  soutenues  par  un  quadruple 
rang  de  colonnettes  de  marbre.  Néron  lui-même  ne  dédaignerait 
pas,  au  mois  d'août,  de  se  promener  dans  ce  délicieux  Nym- 
pheuin,  un  trident  à  la  main  et  la  tète  couronnée  d'iris  et  de 
roseaux.  Ces  bains ,  que  l'imagination  voluptueuse  du  plus  volup- 
tueux des  maréchaux  de  France  s'était  plu  à  créer,  n'ont  cepen- 
dant aucune  destination.  C'est  à  peine  si  pendant  la  canicule 
quelques  enfants  du  peuple  se  plaisent  à  courir  tout  nus  sous  les 
fraîches  galeries,  troublant  l'eau  de  leurs  ébats  et  la  rêverie  du 
lieu  de  leurs  acclamations  criardes.  Le  jardin  est  fort  beau, 
dans  le  goût  du  wiii"  siècle,  avec  des  charmilles  taillées  en 
éventail,  des  vases  gigantesques,  des  allées  de  marronniers 
aboutissant  à  des  groupes  de  marbre  blanc  ou  de  bronze.  Mais 
le  merveilleux  de  cela,  c'est  que  chaque  compartiment  de  ce 
jardin  est  entouré  par  les  eaux  des  bassins,  et  forme  autant 
d'îlots  de  verdure  et  de  fleurs.  C'est  là,  près  de  la  source,  que 
se  trouvent  les  ruines  du  temple  de  Diane  ,  à  qui  probablement 
cette  eau  était  consacrée.  Il  ne  reste  de  l'édifice  que  le  sanctuaire 
qui  est  dans  un  assez  bon  état  de  conservation.  On  y  a  réuni 
une  grande  quantité  de  blocs  mutilés  et  de  fragments  de  statues 
retrouvés  lors  des  excavations  faites  pour  les  bassins  de  la  fon- 
taine. Ce  temple  devait  être  fort  petit;  c'était  plutôt  une  sorte 
de  chapelle  appelée  sacrarmvi  par  les  anciens.  Si  la  colline  à 
laquelle  il  est  adossé  était  couverte  de  bois ,  comme  tout 
fervent  Nîjnois  doit  le  croire,  le  lieu  devait  être  d'un  mystère 

29. 


342  REVUE  DE  PARIS. 

charmant,  il  ne  serait  pas  improbable  qu'il  eût  servi  souvent  de 
rendez-vous  à  la  blanche  Phœbé  et  au  Grec  Endymion.  En 
créant  le  jardin  de  la  Fontaine  dans  celle  mythologique  soli- 
tude, M.  de  Richelieu  aurait-il  eu  la  pensée  de  renouveler  quel- 
quefois, à  son  profit,  les  nocturnes  galanteries  de  la  déesse? 
L'inscription  que  la  ville  de  Nîmes  reconnaissante  lui  a  fait 
graver  en  ce  lieu  n'en  dit  pas  un  mot.  Mais  pourquoi  la  ville,  si 
polie  au  xviii«  siècle  envers  M.  le  gouverneur  de  la  province, 
î'a-t-elle  été  si  peu  depuis  1830  envers  un  des  anciens  préfets, 
M.  le  baron  d'Haussez,  qui,  hélas  !  je  le  sais,  a  fatalement  signé 
les  ordonnances  de  juillet ,  mais  qui  n'en  avait  pas  moins  doté 
Nîmes  du  premier  bois  dont  peut-être  ses  collines  aient  jamais 
été  couronnées.  Ce  bois ,  planté  miraculeusement  sur  l'escarpe- 
ment de  rocher  qui  fait  face  au  jardin ,  est  aujourd'hui  de  la 
plus  belle  venue  ;  c'est  un  jardin  anglais  toujours  vert.  Jamais 
massif  de  verdure  n'a  mieux  égayé  un  paysage,  et  jamais  aussi 
arbres  et  plantes  n'ont  exigé  de  l'art  plus  de  soins  et  d'intelli- 
gence. La  reine  Sémiramis  elle-même  admirerait  les  beaux 
terrassements  de  ce  jardin  suspendu.  Or  cette  colline  enchantée 
fut  nommée  le  Motit  d'Hausses,  par  un  vote  général  de  recon- 
naissance. Pourquoi  la  ville  ingrate  veut-elle  aujourd'hui  chan- 
ger ce  nom?  Serait-ce  parce  que  son  ancien  préfet  est  un 
homme  déchu  du  pouvoir?  Voilà  bien  la  mobilité  méridionale, 
toujours  la  même  et  toujours  nouvelle  depuis  l'ostracisme  athé- 
nien jusqu'à  nous. 

Je  ne  quitterai  pas  Nîmes,  monsieur  sans  féliciter  quelques 
jeunes  gens  de  la  résolution  tout  artistique  qu'ils  ont  prise  der- 
nièrement, et  qu'ils  ont  eu  la  fermeté  d'exécuter.  Le  théâtre  de 
Nîmes  (comme  le  sont  tous  les  théâtres  de  province)  était  la 
proie  d'un  si)éculateur  qui  administrait  cet  établissement  comme 
il  eût  dirigé  une  usine.  Des  jeunes  gens  d'intelligence  et  de  goût 
se  sont  réunis  pour  demander  la  gestion  du  théâtre,  et  ils  l'ont 
obtenue.  Leur  but  iHait  noble,  et  giâce  au  ciel  iis  l'ont  atteint. 
Aujourd'hui  la  troupe  de  Wmes  est  fort  bonne,  elle  a  des  voix 
charmantes  jiour  l'opéra  ,  et  de  vrais  talents  i)0ur  le  drame  et 
la  comédie.  Les  jeunes  gens  directeurs  ne  gagneront  pas  un  sou 
à  leur  gestion,  mais  le  public,  les  acteurs,  l'art  et  le  bon  goût 
leur  devront  des  progrès ,  du  bien-être  et  des  remercîments. 

Jules  de  Saist-Félix. 


Critique  SitUvaivt. 


VIE, 


Correspondance  et  Écrits  do  Waslilnglon . 

AVEC   DUE  INTBODDCTIOIf  PAR  U.  GOIZOT. 


Jamais  peut-être  M.  Guizot  ne  s*était  aussi  complètement  ré- 
sumé que  dans  la  notice  sur  Washington  qu'il  vient  de  publier. 
Si  nous  appliquons  à  cet  écrit  de  deux  cents  pages  les  procédés 
de  l'analyse  mathématique ,  il  nous  sera  facile  de  le  réduire  à  un 
petit  nombre  d'axiomes  ,  de  principes  généraux,  dont  la  réunion 
constitue,  sous  la  forme  d'une  application  spéciale  aux  États- 
Unis  et  ri  Washington, louirenserablede  la  doctrine  politique  de 
M.  Guizot.  Telle  est  la  lâche  que  nous  voulons  entreprendre  ici . 
Quand  il  s'agit  d'un  travail  comme  l'essai  sur  Washington ,  où 
un  esprit  éminent  donne  l'exposé  complet  de  ses  idées  politi- 
ques, une  analyse  impartiale  et  fidèle  n'a  peut-être  pas  moins 
d'intérêt  qu'une  discussion. 

«  Deux  choses  grandes  et  difficiles  ,  dit  M.  Guizot ,  sont  de  de- 
voir pour  l'homme  et  peuvent  faire  sa  gloire  :  supporter  le  mal- 


344  REVUE  DE  PARIS. 

heur  et  s'y  résigner  avec  fermeté  ;  croire  au  bien  et  s'y  confier 
avec  persévérance.  Il  y  a  un  spectacle  aussi  beau  et  non  moins 
salutaire  que  celui  d'un  homme  vertueux  aux  prises  avec  l'ad- 
versité, c'est  le  spectacle  d'un  homme  vertueux  à  la  tête  d'une 
bonne  cause  et  assurant  son  triomphe.  « 

C'est  par  ces  belles  paroles  que  débute  l'illustre  publiciste ,  et 
nous  trouvons  déjà  dans  ces  quelques  lignes  d'une  éloquence 
si  calme  et  si  nerveuse  une  des  pensées  fondamentales  de  toute 
sa  vie.  La  notice  sur  Washington  ne  sera  que  le  développement 
de  ce  principe  :  le  premier  devoir  d'un  homme  pubUc  est  la 
vertu  ,  le  second  est  le  succès. 

Qui  ne  s'associerait  de  toute  son  âme  à  celte  fière  et  virile 
déclaration?  Dans  la  société  antique,  si  brutale  et  si  violente, 
lo  sage  n'avait  à  donner  aux  dieux  que  le  speclacle  de  sa  lutle 
contre  l'adversité.  Dans  la  société  moderne  ,  plus  humaine 
et  plus  juste,  le  sage  a  mieux  à  fajre  que  souffrir,  il  doit 
vaincre. 

Si  le  succès  obtenu  hors  de  la  vertu  est  un  attentat  à  la  mo- 
ralité même  de  la  constitution  sociale ,  la  vertu  paresseuse  et 
indifférente,  qui  ne  cherche  pas  le  succès,  a  bien  aussi  quelque 
chose  de  coupable.  La  foi  ne  suffit  pas,  il  faut  encore  les  œu- 
vres :  ce  que  la  religion  a  dit,  la  raison  le  dit  aussi. 

«  Qui  que  nous  soyons  ,  a  dit  un  jour  M.  Guizot ,  défions- 
nous  de  l'ambition,  mais  n'y  renonçons  jamais.  »  —  «  S'il  ne 
s'agit  que  d'avoir  des  honneurs  et  de  l'argent,  a-t-il  dit  encore, 
je  ne  suis  pas  ambitieux;  s'il  s'agit  de  la  réalisation  de  mes 
idées  ,  j'ai  de  l'ambition ,  et  sans  limites.  » 

Voyons  maintenant  quels  principes  secondaires  se  groupent 
autour  de  cette  première  maxime  comme  ses  corollaires. 

Avant  tout,  la  bonne  cause ,  et  l'on  ne  saurait  prendre  trop 
de  soin  i)0ur  s'assurer  (ju'on  ne  se  trompe  pas  dans  son  choix. 
Le  procédé  suivi  par  31.  Guizot  pour  constater  la  légitimité  de 
l'insurrection  américaine  ,  est  le  modèle  de  l'enquête  que  doit 
faire ,  selon  lui ,  tout  homme  public  avant  de  prendre  un 
parti. 

Il  invoque  successivement  l'histoire ,  la  foi  et  la  raison  ;  et  il 
ne  paraît  convaincu  que  lorsque  toutes  trois  ont  également  ré- 
pondu en  faveur  de  la  révolte  des  Ëlats-Uiiis  :  l'histoire ,  par 
ces  chartes  que  la  métropole  avait  accordées  à  ses  colonies  et 


REVUE  DE  PARIS.  315 

qu'elle  essaya  de  violer;  la  foi,  par  ces  croyances  à  la  frater- 
nité humaine  que  les  disciples  de  Penn  avaient  tant  à  cœur;  la 
raison  enfin  ,  i)ar  cet  esprit  philosophique  qui ,  parti  de  France , 
entreprit  à  la  fin  du  xyiii»  siècle  la  conciuète  du  monde. 

«  C'est  une  belle  alliance,  s'écrie  alors  M.  Guizot ,  que  celle 
du  droit  historique  et  du  droit  rationnel ,  des  traditions  et  des 
idées.  Les  peuples  y  gagnent  en  éner{jie  aussi  bien  qu'en  pru- 
dence. Quand  des  faits  anciens  et  respectés  dirigent  l'homme 
sans  l'asservir ,  et  le  contiennent  en  le  soutenant ,  il  peut  avancer 
et  s'élever  sans  courir  le  risque  de  se  laisser  emporter  au  vol  té- 
méraire de  son  esprit ,  i)our  aller  bientôt  se  perdre  sur  des 
écueils  inconnus  ou  s'endormir  de  lassitude.  » 

Nous  trouvons  ici  un  nouveau  principe  qui  vient  à  l'appui  du 
premier ,  et  qui  peut  se  résumer  ainsi  :  la  bonne  cause  en  po- 
litique est  celle  qui  cherche  la  fusion  des  traditions  et  des  idées. 
C'est  là  ,  en  effet ,  toute  la  formule  de  la  théorie  politique  pro- 
fessée par  31.  Guizot  dans  les  diverses  phases  de  sa  vie. 

Cette  formule,  on  le  sait ,  est  loin  de  satisfaire  les  esprits  ab- 
solus. La  méthode  qu'affectionne  M.  Guizot ,  et  qui  consiste  à 
faire  ,  en  quelque  sorte  ,  le  tour  des  questions  et  à  les  examiner 
sous  toutes  leurs  faces ,  rencontre  beaucoup  d'opposition.  Les 
uns  le  trouvent  trop  attaché  à  la  tradition  ;  les  autres,  trop  en- 
clin à  la  témérité.  Pour  les  premiers ,  c'est  un  novateur  impru- 
dent; pour  les  seconds ,  c'est  un  rétrograde  obstiné.  C'est  qu'en 
effet  nul  n'est  ù  la  fois  plus  ami  du  progrès  et  plus  conservateur 
que  lui.  Seulement,  au  lieu  de  croire  que  le  mouvement  en 
avant  est  destructif  de  tout  respect  pour  ce  qui  est ,  il  pense 
que  l'esprit  de  conservation  est  le  complément  nécessaire  de 
l'esprit  de  progrès  ,  et  que,  loin  de  se  nuire  et  de  s'affaiblir  mu- 
tuellement, ces  deux  esprits  se  fortifient  l'un  par  l'autre. 

Soutenir  et  contenir,  tel  doit  être  ,  pour  lui ,  }e  rôle  des  faits 
anciens  et  respectés.  Tout  fait  social  est  complexe  à  ses  yeux, 
et,  parmi  les  éléments  qui  le  composent ,  aucun  ne  peut  être 
vaincu  et  détruit  :  tous  doivent  grandir  en  commun  par  une  fé- 
conde et  puissante  harmonie. 

La  religion  elle-même,  cette  antique  foi,  que  tant  d'esprits  su- 
perficiels croient  incompatible  avec  les  exigences  de  notre  temps, 
a  trouvé  en  M.  Guizot  un  apôtre  fervent  et  infatigable  ;  nul  ne 
souffre  plus  profondément  que  lui  du  vide  que  laisse  en  nous  la 


346  REVUE  DE  PARIS. 

retraite  des  croyances  ,  et  nul  n'a  fait  plus  d'efforts  pour  mon- 
trer que  la  religion ,  comme  l'histoire ,  est  l'alliée  et  non  l'enne- 
mie de  la  liberté  moderne. 

et  Les  chartes,  dit-il ,  n'étaient ,  pour  les  colons  américains, 
qu'une  émanation  et  une  image  bien  imparfaite  de  la  grande  loi 
de  Dieu,  rÉvangile.  Leurs  droits  n'auraient  pas  péri  quand  les 
chartes  leur  auraient  manqué.  Par  le  seul  élan  de  leur  àme, 
soutenue  de  la  grâce  divine, ils  les  auraient  puisés  à  une  source 
supérieure  et  inaccessible  à  tout  pouvoir  humain.» 

Mais ,  quelles  qus  soient  la  beauté  et  la  grandeur  de  cette  al- 
liance ,  tant  cherchée  par  M.  Guizot  entre  le  droit  historique  et 
le  droit  rationnel ,  il  s'en  faut  bien  qu'elle  triomphe  aisément 
des  obstacles  sans  nombre  que  rencontre  la  solution  de  tout 
grand  problème  social.  Tout  progrès  politique  est  pénible  et 
dangereux,  quehiue  légitime  que  soit  le  but. 

Ici  se  dégage  le  troisième  principe  cjui  nous  paraît  ressortir 
de  ce  travail  de  M.  Guizot,  et  que  lui-même  a  formulé  en  ces 
termes  :  Les  peuples  libres  ne  doivent  pas  prétendre  à  la  paix  , 
mais  à  la  victoire. 

11  n'y  a  que  les  cœurs  faibles  et  les  esprits  sans  portée  qui  peu- 
vent être  surpris  et  arrêtés  par  les  dangers  et  les  labeurs  d'une 
entreprise  patriotique  ;  les  âmes  fortes  et  les  hautes  intelligences 
ne  sont  pas  étonnées  des  souffrances  qu'amène  tout  enfantement , 
même  le  plus  naturel  et  le  plus  attendu  ;  elles  les  ont  prévues  et 
se  sont  préparées  ù  les  braver. 

«  Jamais,  dans  l'histoire  des  sociétés  humaines,  dit  M.  Guizot, 
le  droit  nouveau  n'avait  engagé  le  combat  avec  aulant  de 
chances  de  succès  ,  que  lors  de  l'insurrection  des  Étais  Luis. 
Et  pourtant  que  d'obstacles  a  rencontrés  l'entreprise!  que  d'ef- 
forts ,  que  de  maux  elle  a  coûtés  à  la  génération  chargée  de 
l'accomplir!  combien  de  fois  elle  a  paru  ,  elle  a  été  réellement 
sur  le  point  d'échouer  !  » 

Ces  dangers  et  ces  efforts,  qui  sont  inséparables  de  toute 
oeuvre  politique  de  quelque  valeur ,  se  manifestent  surtout  (juand 
le  travail  à  mener  à  fin  est  une  insurrection  ,  une  révolte  : 
«C'est  un  acte  bien  grave  pour  tout  homme  de  sens  et  de  vertu, 
dit  M.  Guizot,  (pie  l'insurrection  ,  la  rupture  avec  l'ordre  établi, 
l'entreprise  d'établir  un  ordre  nouveau.  Les  plus  |)révoyants 
n'en  mesurent  jamais  toute  la  portée;  les  plus  braves  frémi- 


REVUE  DE  PARIS.  347 

raient  au  fond  Je.  leur  cœur  s'ils  en  savaienl  tout  le  péril.  >^ 
Donc,  point  d'illusion  ,  point  d'espérance  aveugle;  la  révo- 
lution la  plus  nécessaire  est  pleine  de  mystères  terribles;  mais 
est-ce  à  dire  que  l'insurrection  ne  soit  jamais  permise?  Non, 
sans  doute  :  l'homme  de  cœur  doit  hésiter  beaucoup  avant 
d'oser:  mais,  quand  le  sentiment  de  son  droit  est  bien  profond 
en  lui ,  il  doit  marcher  droit  aux  obstacles.  On  a  déjà  cité  plu- 
sieur  fois  le  passage  oîi  M.  Guizot  établit  en  thèse  générale  le 
droit  d'insurrection  dans  certains  cas  exceptionnels.  Nous  allons 
le  citer  encore  : 

«  Évidemment ,  dit-il  ,  le  jour  était  venu  où  le  pouvoir  perd 
son  droit  à  la  fidélité  ,  où  naît  pour  les  peuples  celui  de  se  pro- 
léger eux-mêmes  par  la  force,  ne  trouvant  plus,  dans  l'ordre 
établi,  ni  sûreté  ni  recours  ;  jour  redoutable  et  inconnu  que 
nulle  science  humaine  ne  saurait  prévoir  ,  que  nulle  constitution 
humaine  ne  peut  régler,  qui  pourtant  se  lève  quelquefois, 
marqué  par  la  main  divine.  Si  l'épreuve  qui  commence  alors 
était  absolument  interdite  ,  si ,  du  point  mystérieux  oii  il  réside, 
ce  grand  droit  social  ne  pesait  pas  sur  la  tête  des  pouvoirs 
mêmes  qui  le  nient,  depuis  longtemps  le  genre  humain,  tombé 
sous  le  joug ,  aurait  perdu  toute  dignité  comme  tout  bonheur,  « 
M.  Guizot  ne  se  contente  pas  de  cette  ferme  et  grave  profes- 
sion de  foi  ;  après  avoir  montré  les  périls,  il  indique  le  moyen 
de  les  vaincre;  ce  moyen  ,  c'est  une  confiance  inaltérable  dans 
le  triomphe  de  la  bonne  cause,  quelles  que  soient  ses  traverses. 
«  Un  doute  triste  et  mêlé  d'effroi  s'élève  dans  l'âme,  s'écrie- 
t-il  éloquerament,  à  la  vue  de  tant  et  de  si  douloureuses  épreuves 
infligées  à  la  révolution  la  plus  légitime  ,  de  tant  et  de  si  péril- 
leuses chances  imposées  à  la  révolution  la  mieux  préparée  poul- 
ie succès  :  doute  injurieux  et  précipité.  L'homme ,  par  orgueil , 
est  aveugle  dans  son  espérance,  aveugle,  par  faiblesse,  dans  son 
découragement.  La  révolution  la  plus  juste  ,  la  plus  heureuse  , 
met  à  découvert  le  mal  moral  et  matériel, 'toujours  si  grand, 
que  recèle  toute  société  humaine.  Mais  le  bien  ne  périt  point 
dans  cette  épreuve,  et  dans  l'alliage  impur  auquel  elle  le  con- 
damne, quoique  imparfait  et  mêlé,  il  conserve  son  pouvoir 
comme  son  droit;  s-'il  domine  dans  les  hommes,  il  prévaut  aussi 
tôt  ou  tard  dans  les  événements,  et  les  instruments  ne  manquent 
jamais  à  la  victoire.  » 


3i8  REVUE  DE  PARIS. 

Nous  aimons  ii  ciler,  parce  que  nous  ne  saurions  rendre  ces 
austères  maximes  avec  autant  d'énergie  et  de  concision  que 
M.  Guizot  lui-même.  Tout  notre  soin  consiste  à  extraire  ce  qui 
est  général  de  ce  qui  est  particulier ,  et  à  présenter  à  nu  ce  qui 
est  enveloppé  de  considéralions  spéciales  sur  les  États-Unis. 
Selon  M.  Guizot ,  il  est  quelquefois  permis  de  détruire  un  ordre 
politique,  mais  ce  n'est  qu'à  la  condition  d'être  eii  état  d'en  for- 
mer un  nouveau.  Avant  tout,  il  veut  la  liberté,  mais  il  veut  aussi 
Tordre,  et  cet  ordre,  il  veut  qu'il  soit  fondé  par  la  liberté  même. 
C'est  ici  le  moment  de  faire  connaître  sa  théorie  du  gouverne- 
ment qui  n'est  que  le  complément  de  sa  théorie  de  l'insurrec- 
tion. Le  problème  du  gouvernement  consiste  pour  lui  à  rappro- 
cher sans  violence  des  éléments  discordants ,  à  rallier  librement 
des  forces  contraires  ;  en  un  mot,  à  former,  suivant  une  expres- 
sion célèbre  que  Washington  a  consacrée  avant  lui ,  une  com- 
binaison de  )uste  milieu. 

Le  juste-milieu  !  le  sens  de  ce  mot  est  difficile  à  bien  définir  ; 
la  règle  qu'il  consacre  est  difficile  à  bien  pratiquer.  De  même 
qu'avant  de  se  faire  une  opinion,  M.  Guizot  conseille  d'examiner 
attentivement  le  pour  et  le  contre  de  toute  chose,  de  même,  avant 
d'agir  ,  il  veut  qu'on  cherche  à  concilier  les  impulsions  les  plus 
diverses.  Or  sait-on  ce  que  c'est  que  ce  principe  en  politique? 
Ce  n'est  rien  moins  que  la  consécration  de  la  liberté. 

Oui,  la  liberté.  De  même  que  les  esprits  absolus  font  les  ca- 
ractères despoli(iues,  de  même  les  esprits  éclectiques  font  les 
caractères  libéraux.  Pour  bien  connaître  la  moyenne  des  idées 
et  des  besoins  d'un  pays,  il  faut  que  toutes  les  idées  puissent 
s'exprimer  ,  tous  les  besoins  se  manifester  librement.  Dès  l'in- 
stant qu'il  n'y  a  plus  tendance  au  juste  milieu,  il  y  a  oppression. 
Toute  idée  qui  prévaut  uniquement  est  exclusive  et  ennemie  des 
autres  ;  le  juste  milieu  seul  admet  la  libre  discussion. 

H  s'en  faut  bien  ,  par  exemple,  que  la  démocratie,  quand  elle 
est  exclusive,  soit  libérale.  La  démocratie  exclusive,  c'est  l'op- 
pression du  petit  nombre  par  le  grand ,  comme  l'aristocratie 
exclusive,  c'est  l'oppression  du  grand  nombre  par  le  petit,  comme 
la  monarchie  exclusive,  c'est  l'oppression  de  tous  i)ar  un  seul. 
Quel  que  soit  le  principe  qui  domine,  on  ne  peut  éviter  son  op- 
pression qu'en  le  pondérant  par  les  autres ,  et  la  pondération , 
c'est  le  juste  milieu. 


REVUE  DE  PARIS.  349 

II  suit  de  là  que  la  direction  de  tous  les  gouvernements  ne 
doit  pas  être  uniforme  ,  et  qu'elle  doit  varier  les  éléments  dont 
la  société  se  compose-  Le  juste  milieu  d'Amérique  n'est  pas  le 
même  que  le  juste  milieu  de  France,  C'est  par  cette  considération 
bien  naturelle  qu'il  est  facile  de  répondre  à  ceux  qui  se  sont  éton- 
nés de  voiries  républicains  des  États-Unis  confier  l'éloge  de  leur 
l)Ius  grand  homme  à  un  monarchiste  comme  M.  Guizot. 

La  république  fédérative  était  le  juste  milieu  en  Amérique  du 
temps  de  Washington,  comme  la  monarchie  constitutionnelle 
est  le  juste  milieu  en  France  du  temps  de  M.  Guizot.  La  républi- 
que n'est  pas  une  forme  de  gouvernement  mauvaise  en  soi,  elle 
a  régi  des  peuples  qui  sont  grands  dans  l'histoire  ;  mais  il  y  a 
diverses  sortes  de  républiques  ,  comme  il  y  a  diverses  sortes  de 
monarchies,  et  chacune  de  ces  formes  de  gouvernement  est  dé- 
terminée par  la  société  qu'elle  régit. 

Deux  tendances  partageaient  la  société  naissante  des  États- 
Unis  :  la  tendance  unitaire  et  aristocratique, qui  aurait  fini  par 
s'absorBer  dans  la  monarchie;  la  tendance  anti-unitaire  et  démo- 
cratique, qui  menait  au  fractionnement  des  États  et  au  nivelle- 
ment absolu.  M,  Guizot  loue  Washington  d'avoir  pris  position 
entre  ces  deux  tendances,  et  de  les  avoir  maintenues  l'une  par 
l'autre ,  pour  le  progrès  commun,  en  appelant  à  la  fois  dans  le 
conseil  les  chefs  des  deux  partis,  Hamilton  et  Jefferson. 

Personnellement,  Washington  inclinait  au  fédéralisme,  et 
M.  Guizot  laisse  entrevoir  la  même  préférence.  C'est  qu'en  effet, 
quand  on  se  trouve  chargé  de  conduire  la  démocratie ,  celle 
force  si  active,  si  ardente,  si  impérieuse,  il  est  nécessaire,  même 
pour  se  maintenir  dans  le  juste  milieu ,  d'appuyer  avec  une 
force  toute  personnelle  sur  les  principes  contraires  qui  ont  par 
eux-mêmes  moins  d'énergie  et  d'entraînement ,  et  qui  n'en  sont 
pas  moins  nécessaires  à  la  conservation  de  l'ordre  social. 

Ce  qui  justifie  surtout  Washington  de  son  goût  pour  le  fédé- 
ralisme, c'est  ce  qui  est  arrivé  depuis  sa  mort.  Quand  ce  caractère 
si  ferme  et  cet  esprit  si  sage  se  sont  retirés,  la  démocratie  a 
forcé  les  barrières,  et  le  parti  démocratique  gouverne  depuis  ce 
jour  les  États-Unis.  Qu'en  est-il  résulté?  Que,  sans  l'impulsion 
puissante  sortie  de  la  main  dé  Washington ,  et  qui  entretient  en- 
core la  vie  de  ce  vaste  corps,  l'Union  américaine  serait  déjà  dis- 
soute et  livrée  à  des  convulsions  qu'elle  n'évitera  peut-être  pas. 
1 


350  .  REVUE  DE  PARIS. 

Soutenir  et  contenir,  telle  est  encore  la  formule  de  M.  Guizot 
pour  la  pratique  du  gouvernement ,  comme  pour  la  conception 
même  de  sa  théorie  politique;  c'est  le  progrès  dans  la  conser- 
vation et  par  la  conservation  ,  l'ordre  dans  la  liberté  et  par  la 
liberlé. 

Mais  la  politique  de  liberté  et  d'ordre  tout  ensemble ,  la  politi- 
cpie  de  juste  milieu  ,  n'est  possible,  selon  M.  Guizot,  qu'à  une 
condition  essentielle  :  c'est  que  le  pouvoir  soit  fort  et  respecté. 
Or  comme  le  pouvoir  n'a  pas  à  son  service,  dans  les  pays  libres 
comme  dans  les  gouvernements  absolus ,  l'interdiction  de  toute 
discussion  et  l'usage  sans  contrôle  de  la  force  matérielle,  il  ne 
peut  se  faire  respecter  et  obéir  que  s'il  réunit  ces  deux  forces 
dans  ceux  qui  l'exercent,  l'ascendant  du  talent  et  l'énergie  de  la 
volonté. 

«  Naturellement,  dit-il,  et  par  la  loi  essentielle  des  choses, 
kl  pouvoir  est  en  haut,  à  la  tête  de  la  société  ;  il  doit  être  con- 
stitué selon  cette  loi,  et  tout  système,  tout  effort  contraire  por- 
tent tôt  ou  tard,  dans  la  société  même ,  le  trouble  et  l'affaiblis- 
sement. »  Et  ailleurs:  «Le  gouvernement  sera  toujours  dit-il, 
et  partout  le  plus  grand  emploi  des  facultés  humaines  ,  par 
conséquent  celui  qui  veut  les  âmes  les  plus  hautes.  Il  y  va  de 
l'honneur  comme  de  l'intérêt  de  la  société  qu'elles  soient  attirées 
et  retenues  dans  l'administration  de  ses  affaires  ;  car  il  n'y  a 
l)oint  d'institutions,  point  de  garanties  ,  qui  puissent  les  y  rem- 
placer, fl 

Ce  n'est  pas  tout  d'être  éminent  par  l'esprit  et  le  caractère,  il 
fciut  encore  être  fort  par  la  volonté.  M.  Guizot  loue  particuliè- 
rement Washington  d'avoir  voulu  résolument  ce  qu'il  voulait , 
et  d'avoir  fait  toujours  respecter  dans  sa  personne  le  caractère 
du  président  des  États-Unis.  S'il  est,  en  effet,  une  qualité  qui 
soit  nécessaire  au  chef  d'un  peuple  libre,  c'est  celle-là.  Injurié, 
(raité  indignement  par  ses  ennemis  ,  poursuivi  d'insultes  gros- 
sières qui  n'auraient  pu  s'appliquer  ,  comme  il  l'a  dit  lui-même 
si  douloureusement ,  qu'à  un  malfaiteur  notoire  et  même  à 
un  filou  vulgaire,  Washington  persista  toujours  dans  son  des- 
sein, et  c'est  là  sa  plus  grande  gloire. 

M.  Guizot  cite  plusieurs  exemple^  de  clitte  opiniâtreté  avec 
laquelle  Washington  a  fait  le  bien  de  son  pays.  Les  principaux 
sont  la  fondation  du  crédit  national  américain,  le  rappel  de  l'a- 


REVUE  DE  PARIS.  351 

gent  révoliilionnaire  français  et  la  paix  avec  l'Angleterre. 
M.  Guizot  cite  en  même  temps  des  fragments  de  lettres  de  Wa- 
shington sur  les  relations  de  l'autorité  supérieure  avec  ses  agents 
secondaires,  et  sur  la  nécessité  absolue  d'une  forte  unité  admi- 
nistrative. 

«  Tant  que  j'aurai  l'honneur ,  écrivait-il  .  de  gouverner  les 
affaires  publiques,  je  ne  placerai  jamais  sciemment,  dans  aucune 
charge  importante,  aucun  homme  dont  les  maximes  politiques 
soient  contraires  aux  mesures  générales  du  gouvernement.  Ce 

serait,  à  mon  avis,  une  sorte  de  suicide  politique Dans  un 

gouvernement  libre  comme  le  noire  ,  quand  les  citoyens  sont 
maîtres  de  manifester  et  manifestent  en  effet  leurs  sentiments  , 
souvent  imprudemment,  quelquefois  injustement,  faute  d'être 
bien  informés ,  il  faut  bien  passer  quelques  effervescences  acci- 
dentelles ;  mais  après  la  déclaration  que  j'ai  faite  de  mon  sym- 
bole politique,  le  pouvoir  exécutif  de  ce  psys  n'a  jamais  souffert 
et  ne  souffrira  jamais ,  tant  que  j'y  présiderai,  qu'aucun  acte 
inconvenant  de  ses  agents  demeure  impuni.  » 

Tels  sont  les  principes  de  Wasiiington  :  tolérance  extrême 
dans  les  idées  générales ,  adoption  de  toutes  les  tendances  lé- 
gitimes ,  recherche  assidue  pour  trouver  la  ligne  moyenne  oui 
résulte  de  la  combinaison  des  besoins,  mais  ,  une  fois  cette  ligne 
trouvée,  élévation  dans  le  pouvoir  ,  unité  vigoureuse  dans  l'im- 
pulsion ,  susceptibilité  jalouse  dans  l'exercice  de  l'autorité. 

Tout  cela  ne  prépare  pas  sans  doute  une  existence  bien  douce 
et  bien  tranquille  pour  ceux  qui  acceptent  le  fardeau  du  gou- 
vernement. Aussi  M.  Guizot  se  laisse-t-il  entraîner  un  moment 
pour  eux  à  une  compassion  aiïectueuse  qui  laisse  deviner  bien 
des  blessures  personnelles.  Après  avoir  parlé  de  ce  mélange  de 
crainte  et  de  foi  que  l'homme  public  doit  porter  dans  les  affai- 
res, comme  le  chrétien  devant  Dieu,  et  de  cette  espérance  in- 
quiète et  pleine  de  travail  qui  doit  suffire  à  contenir  son  cou- 
rage ,  M.  Guizot  laisse  échapper  ces  mots  : 

«  Le  pouvoir  est  lourd  à  porter  et  1  humanité  rude  à  servir, 
quand  on  lutte  vertueusement  contre  ses  passions  et  ses  erreurs. 
Le  succès  même  n'efface  point  les  impressions  tristes  que  le  com- 
bat a  fait  naître,  et  la  fatigue  contractée  dans  cette  arène  se 
prolonge  au  delà  du  repos.  » 

Mais  le  Uécouragement  n'est  pas  un  sentiment  qui  puisse  du- 


352  REVUE  DE  PARIS. 

rer  longtemps  dans  cette  âme  forte  et  sereine,  et  M.  Guizot  re 
prend  bientôt  après ,  avec  son  expression  habituelle  de  résigna- 
tion mâle  et  de  résolution  austère  :  «  Pour  les  hommes  dignes 
de  celte  destinée,  toute  lassitude,  toute  tristesse,  même  légitime, 
est  une  faiblesse.  Leur  mission,  c'est  le  travail;  leur  récompense, 
c'est  le  succès  de  l'œuvre,  toujours  dans  le  travail.  Bien  souvent 
ils  meurent  courbés  sous  le  faix  avant  que  la  récompense  arrive. 
Washington  l'a  reçue.  Il  a  mérité  et  goûté  le  succès  et  le  repos. 
De  tous  les  grands  hommes,  il  a  été  le  plus  vertueux  et  le  plus 
heureux.  Dieu  n'a  point ,  en  ce  monde,  de  plus  hautes  faveurs  à 
accorder.  » 

Ainsi  se  termine  l'introduction  aux  lettres  de  Washington,  et 
cette  conclusion  éloquente  est  le  digne  complément  du  début. 
Désormais  l'idéal  du  citoyen  dans  un  pays  libre  est  tracé. 

Si  la  lecture  de  cet  écrit  nous  a  laissé  quelque  regret ,  c'est 
qu'au  lieu  de  paraître  en  tête  d'une  collection  volumineuse,  il 
n'ait  pas  été  imprimé  à  part  et  vendu  à  boa  marché.  11  aurait 
servi  de  puissant  contre-poids  à  toutes  ces  publications  révolu- 
tionnaires qui  se  répandent  en  si  grand  nombre  dans  les  masses, 
et  qui  en  pervertissent  les  idées.  La  multitude  y  aurait  appris  à 
connaître  et  à  sentir  la  vraie  grandeur,  le  vrai  patriotisme  et  le 
véritable  amour  de  la  liberté. 

Tel  qu'il  est ,  il  sera  souvent  relu  et  médité  par  quiconque 
saura  le  comprendre.  On  a  dit  que  M.  Guizot,  en  l'écrivant, 
avait  eu  de  fréquents  retours  sur  lui-même.  Cela  se  peut.  Quand 
on  est  capable  d'écrire  ainsi  le  portrait  à'un  homme  vertueux 
à  la  tête  d'une  bonne  cause,  on  est  digne  d'aspirer  à  lui  res- 
sembler. 

Léoihce  de  Lavergne. 


UN 


BALLET  NOUVEAU 

A  SAINT-PÉTERSBOURG. 


A  M.  LB  DIRECTEUR  DE  X.A  REVUE  DE  PARIS. 


Saint-Pétersbourg,  —  16  décembre  1839. 

J'ignore  complètement,  monsieur,  où  les  journaux  français 
puisent  leurs  renseignements  sur  les  nouvelles  étrangères  dont 
ils  remplissent  leurs  colonnes;  mais  il  faut  avouer  qu'ils  nous 
en  content  de  belles,  la  plupart  du  temps.  Depuis  taïi tôt  dix- 
huit  mois  que  j'habite  la  Russie ,  il  ne  s'est  pas  passé  un  seul 
mois ,  que  dis-je  !  pas  une  seule  semaine ,  où  je  n'aie  pu  vérifier 
par  moi-même  non-seulement  l'inexactitude,  mais  la  fausseté 
flagrante  de  quelque  fait  publié  chez  vous  comme  un  article 
de  foi. 

Sans  aller  bien  loin  chercher  des  preuves  de  ce  que  J'avance, 
l'autre  jour  ,  tandis  que  nous  étions  ici  en  train  d'applaudir 
Mi'e  Taglioni  dans  le  dernier  ballet  que  le  Théâtre-Impérial 

50. 


354  REVUE  DE  PARIS. 

vient  de  monter  pour  elle ,  au  moment  même  où  nos  bravos  et 
nos  bouquets  constataient  le  nouveau  triomphe  de  la  danseuse 
sans  rivale ,  tout  d'un  coup  il  nous  arrive  de  France  je  ne  sais 
plus  trop  quiille  anecdote ,  dont  le  dénoùment  était  que  M'ie  Ta- 
glioni,  devenue  folle,  allait  entrer  sous  peu  dans  un  couvent. 
Et  voyez  les  conséquences  d'une  fausse  alerte  !  Dès  le  lendemain, 
il  nous  était  impossible  d'ouvrir  un  journal  étranger,  anglais 
ou  italien,  allemand  ou  espagnol,  sans  y  retrouver  la  même 
nouvelle  ,  répétée  avec  une  gravité  désespérante,  d'après  le  té- 
moignage des  journaux  français.  Si  ce  singulier  bruit  fût  venu 
à  nous  quinze  jours  plus  tôt ,  peut-être  eussions-nous  pu  ne  pas 
tout  d'abord  en  rire;  car,  à  cette  époque,  M"e  Taglioni,  à 
cause  d'une  indisposition  dont  j'ignore  et  dont  je  ne  m'inquiète 
pas  de  savoir  l'origine,  avait  momentanément  déserté  la  scène, 
en  effet.  Mais  au  beau  milieu  d'une  magnifique  représentation 
à  son  bénéfice  ,  le  moyen  de  craindre  pour  elle,  je  vous  prie  î 
Toutefois  ,  permettez-moi  de  regretter  en  passant,  et  en  thèse 
générale,  que  la  presse  française  trouve  son  plaisir  à  de  sem- 
blables plaisanteries.  En  aucun  cas,  il  n'est  de  l'intérêt  de  la 
presse  qu'on  ait  le  droit  de  mettre  sa  véracité  en  doute  ;  et  il  est 
même  telle  circonstance  où,  la  vie  privée  d'une  artiste  étant  en 
cause ,  la  presse  devient  responsable  des  troubles  et  des  angois- 
ses dont  pourraient  souffrir  les  familles,  surprises  par  une  alarme 
donnée  de  loin.  Le  mensonge,  en  pareil  cas,  dans  le  cas  dont  je 
viens  de  parler,  par  exemple,  est  donc  à  la  fois  maladroit, 
cruel  et  de  mauvais  goût. 

Après  ce  petit  exorde ,  qui,  je  le  crains  bien ,  n'insinuera  rien 
du  tout  à  ceux  que  je  désirerais  le  plus  de  convaincre ,  j'arrive 
à  la  première  représentation  de  YOmbre,  ballet  eu  trois  actes  , 
donné  le  4  de  ce  mois  au  Théâtre-Impérial  de  Saint-Pétersbourg. 

Les  dépenses  faites  pour  la  mise  en  scène  de  cet  ouvrage  se 
sont  élevées  à  un  chiffre  énorme;  mais,  en  revanche,  on  doit 
dire  qu'elles  n'ont  pas  été  faites  inutilement.  Tous  les  costumes 
sont  d'une  élégance  et  d'une  magnificence  dont  rien  n'approche  ; 
la  gaze  et  le  velours,  la  soie  et  l'or,  y  sont  prodigués.  Quant 
aux  décorations ,  pour  la  (juantité  comme  pour  la  qualité,  cela 
lient  de  la  féerie.  Quatre  changements  à  vue,  exécutés  presque 
coup  sur  coup,  offrent  tout  d'abord  une  variété  réellement 
éblouissante ,  et  capable  d'étonner  l'ceii  le  plus  habitué  au  luxe 


REVUE  DE  PARIS.  555 

déployé  dans  ces  sortes  de  diverlissements.  Et  cependant  nous 
ne  sommes  encore  iju  au  premier  acte!  Au  deuxième  acte,  il 
n'y  a  qu'une  seule  décoration  ;  mais  ce  serait  grand  dommage  , 
vraiment ,  qu'il  y  en  eût  d'autres  ;  car  celle-là  est  d'une  origina- 
lité si  charmante,  qu'on  serait  tenté  de  vouloir  qu'elle  restât  en 
place  jusqu'ù  la  fin  du  ballet.  Imaginez  un  jardin ,  un  parc  ,  le 
site  le  plus  délicieux  de  la  terre  ;  non  point  une  de  ces  campa- 
gnes banales  comme  on  en  voit  d'ordinaire  sur  tous  les  tliéâlres, 
représentée  uniquement  par  ((uelque  moitié  d'arbres  rabougris 
qui  tordent  leurs  malheureux  bras  au  bord  d'une  coulisse,  mais 
une  campagne  véritable  ,  toute  fraîche  et  toute  humide  encore 
de  la  rosé  du  matin  :  vaste  parterre  de  Heurs  et  de  verdure  s'é- 
tendant  jusques  sur  le  devant  de  la  scène,  entouré  de  toute  sorte 
d'arbustes  que  semblent  effleurer  la  brise ,  avec  une  eau  limpide 
et  transparente  dans  le  fond. 

Du  milieu  de  cette  belle  prairie  boisée  et  riante,  nous  voilà 
transportés,  maintenant ,  au  troisième  lever  de  la  toile,  dans 
un  salon  immense,  décoré  avec  tout  le  goût  et  toute  la  splen- 
deur imaginables.  Tout  à  l'heure,  c'était  la  nature  ;  à  présent  , 
c'est  l'art  qui  nous  convie  à  ses  merveilles.  Ces  tentures  et  ces 
draperies  sont  tout  simplement  des  chefs-d'œuvre  ,  et  ces  ara- 
besques sont  copiées  avec  une  précision  religieuse  d'après 
Raphaël.  Pour  arriver  à  ce  somptueux  appartement ,  où  trois 
cent  cinquante  personnes  délilent  à  l'aise  en  exécutant  des  dan- 
ses ,  il  y  a  soixantes  marches  à  descendre.  Regardez  !  Ne  dirait- 
on  pas ,  à  des  proportions  si  colossales  ,  quelque  reste  d'un  pa- 
lais babylonien.  Pourtant,  ne  pensez  pas  que  ce  soit  là  le  dernier 
mot  de  cette  magique  mise  en  scène.  Une  septième  décoration 
va  vous  apparaître,  la  dernière;  la  plus  belle  de  toutes,  par 
conséquent.  Voilà  que  le  palais  s'écroule,  en  effet  ;  tant  de  ri- 
chesse ne  sont  déjà  plus  qu'un  vaste  monceau  de  ruines.  Rassu- 
rez-vous. Comme  à  un  coup  de  baguette  enchantée,  ces  ruines 
subissent  soudain  une  transformation  glorieuse.  A  cette  place 
même  où  votre  oreille  croyait  entendre  d'avance  le  chant  lugu- 
bre de  la  chouette ,  s'élèvent  les  divins  fondements  d'une  de- 
meure éternelle.  Vous  pénétrez  vivants  dans  l'Elisée. 

Quel  est  donc  le  sujet  qui  a  exigé  un  cadre  si  somptueux  ? 
m'allez-vous  dire.  Palience  !  nous  y  voici. 

Après  toutes  les  créations  si  diverses  de  M"e  Taglioni,  vous 


356  REVUE  DE  PARIS. 

concevez  sans  peine  rembarras  dans  lequel  devaient  se  trouver 
les  chorégraphes.  Quel  type  nouveau  rêver  pour  celle  qui  avait 
été  une  orientale  dans  la  Révolte  au  Sérail,  une  divinité  grec- 
que dans  le  Pas  de  Diane,  une  nymphe  des  eaux  dans  la  Fille 
du  Danube ,  une  créature  aérienne ,  presqu'un  ange ,  dans  la 
Sylphide  ;  une  ardente  espagnole,  presqu'une courtisane,  dans 
la  Gitana?  L'air ,  les  eaux ,  et  enfin  la  terre,  ^1"*=  Taglioni  n'a- 
vail-t-elle  pas  tout  envahi?  L'univers  entiers,  depuis  le  fond  de 
la  mer  jusqu'aux  étoiles  ,  était  son  empire  ;  en  quel  lieu  la  con- 
duire ,  désormais ,  où  elle  ne  fût  entrée  victorieusement  déjà  par 
droit  de  conquête?  A  quelle  hauteur  monter,  dans  quel  abîme 
descendre,  oh  l'on  ne  retrouvât  la  trace  parfumée  et  lumineuse 
que  cette  aile  blanche  laisse  partout  en  passsant?  Sérieuse  était 
la  difficulté  ,  je  vous  jure  !  Car  M""  Taglioni  appartient  à  cette 
famille  d'infatigables  artistes  ,  poussés  sans  relâche  vers  l'idéal 
par  une  secrète  et  noble  ardeur;  génies  inquiets  et  tourmentés, 
pour  qui  toute  difficulté  vaincue  n'est  qu'une  impulsion  vers  de 
nouvelles  difficultés  à  vaincre,  que  ne  satisfait  jamais  qu'à 
demi  le  plus  solennel  triomphe ,  et  qui  mourraient  s'il  leur  fal- 
lait repasser  deux  fois  par  le  même  sentier.  Sachant  cela  ,  et 
vous  souvenant  du  titre  du  ballet  nouveau  ,  que  j'ai  désigné 
par  son  nom ,  tout  à  l'heure ,  vous  me  dispenseriez  certainement 
de  vous  apprendre  que  la  scène  se  passe  dans  le  royaume  de 
l'invisible,  et  que  l'héroïne  du  ballet  n'est  ni  plus  ni  moins 
qu'un  doux  fantôme,  l'ombre  gracieuse  et  sereine  d'une  pauvre 
jeune  fille  morte  d'amour. 

Sans  vouloir  contester  à  M.  Taglioni  l'invention  du  charmant 
sujet  qu'il  a  mis  en  œuvre,  je  crois  cependantque  l'idée  première 
en  était  venue  à  quelqu'un  avant  lui.  L'écrivain  de  France  qui  pos- 
sède au  plus  haut  degré  ,  peut-être,  l'instinct  et  le  sentiment  ar- 
tistes, dans  le  sens  poétique  et  presque  fantastique  du  mot;  celui 
de  tous  les  critiques  dramatiques  dont  la  plume  a  été, sans  con- 
teste, le  plus  délicatement  inspirée  par  M""  Taglioni,  M.  Jules 
Janin  n'a-t-il  pas ,  dans  le  Journal  des  Débats^  si  j'ai  bonne 
mémoire,  adressé  à  M"«  Taglioni  celte  ravisante  et  mélodieuse 
apostrophe  :  Jdieu  donc,  ombre  dansante!  quand  la  sylphide, 
en  1837,  prenait  son  vol  vers  Saint-Pétersbourg?  Une  ombre 
dansante ,  tel  est  effectivement  tout  le  ballet  nouveau. 

Une  chaste  jeune  fille  paraît  d'abord,  blanche  et  pâle,  le 


REVUE  DE  PARIS.  357 

cœur  plein  d'amour  et  de  chantantes  espérances;  un  bouquet  de 
fleurs  est  dans  sa  main.  Elle  se  met  à  danser,  la  blonde  enfant j 
ignorant  que  la  mort  est  si  près  d'elle.  Pourquoi  donc  porte-t- 
elle si  souvent  ce  bouquet  à  ses  lèvres?  C'est  qu'elle  croit  y  res- 
pirer l'amour  de  celuiqu'elle  aime,  et  non  pas  le  poison  mortel 
qu'une  main  jalouse  y  a  caché.  Hélas  î  le  poison  circule  déjà 
dans  ses  veines  ;  son  pied  léger  ne  sent  plus  le  sol  qu'il  foule , 
sur  son  œil  s'étend  un  voile  ;  elle  tombe ,  elle  est  morte  ;  pleu- 
rons-là  !  Non,  cependant;  car  la  voici  qui  revient  dans  notre 
monde ,  pauvre  ombre  amoureuse  d'un  vivant  !  Elle  glisse  dans 
l'air  comme  une  nuée  flottante,  à  travers  le  feuillage  frémissant 
du  saule,  sur  l'herbe  verte  ou  sur  l'élincelante  surface  des  lacs 
et  des  fleuves,  cherchant  partout  celui  dont  elle  a  emporté  l'i- 
mage dans  un  coin  de  son  blanc  linceul.  Elle  le  retrouve  enfin, 
après  bien  des  balancements  mélancoliques  entre  le  ciel  et  la 
terre  ;  mais  à  quoi  bon  !  Des  bras  de  chair  peuvent-ils  embrasser 
une  ombre?  Heureusement  la  Providence  intervient,  bonne  mère  ! 
et  l'union  des  deux  amants  se  réalise  bientôt  dans  un  monde 
meilleur. 

Le  pas  que  danse  en  commençant  M^'o  Taglioni ,  au  premier 
acte ,  s'appelle  le  pas  du  bouquet.  Vous  devinez  quel  en  peut  être 
•  le  caractère,  d'après  la  situation  que  je  viens  de  vous  signaler. 
Ce  n'est  pas  encore  l'ombre  dansante ,  ce  n'est  pas  encore  la  vi- 
sion mystérieuse  qui  laissera  son  lumineux  sillon  dans  l'espace , 
tout  à  l'heure,  comme  un  rayon  du  soleil;  non,  c'est  la  fiancée 
modeste  et  rougissante,  dont  le  front  s'épanouit,  dont  l'œil  pé- 
tille d'une  pudique  ivresse,  dont  l'innocente  poitrine  se  soulève 
sur  un  cœur  palpitant.  Dans  les  nobles  attitudes  de  cette  jeune 
fille,  ne  lisez-vous  pas  qu'elle  aime  ;  dans  ses  bonds  étourdissants, 
qu'elle  est  heureuse  comme  l'oiseau  qui  chante  sur  le  buisson 
fleuri?  Oui;  mais  quelque  chose  en  elle  ne  vous  apprend-il  pas 
aussi  que  sa  dernière  heure  est  proche  ?  Voyez  !  par  intervalles 
sa  taille  s'incline  douloureusement,  effet  d'une  soudaine  défail- 
lance ;  on  dirait  une  rose  de  mai  à  peine  éclose  dont  une  bise 
froide  courbe  la  belle  tige  sans  pitié.  Quoi  !  cela  est-il  bien  vrai  ? 
La  mort  ne  se  laissera-t-elle  pas  fléchir  par  tant  de  charmes? 
La  destinée  sera-l-elle  inexorable ,  et  pourra-t-elle  bien  trancher 
une  vie  si  pure  et  si  limpide?  Un  ange  de  Dieu  ne  descendra-t-il 
pas  pour  sauver  cette  vierge  pleine  de  grâces?  Prières  inutiles  ! 


558  REVUE  DE  PARIS. 

vain  espoir  !  —  M"e  Taglioni  s'est  fait  particulièrement  applau- 
dir, dans  ce  pas  du  bouquet,  par  les  excellentes  qualités  dont 
elle  a  déjà  si  souvent  fait  preuve  ailleurs ,  et  qui  semblent  néan- 
moins toujours  nouvelles,  chaque  fois  qu'elle  les  montre;  je 
veux  dire  la  noblesse  du  port,  l'élégance  des  mouvements,  l'ai- 
sance du  geste  aux  moments  les  plus  difficiles,  la  décence  eni- 
vrante de  la  pantomime,  la  netteté  générale  et  perpétuellement 
irréprochable  de  l'exécution. 

Mais,  où  elle  a  été  plus  que  jamais  incomparable,  oîi  elle  s'est 
surpassée  elle-même,  oîi  elle  est  arrivée  à  toutes  les  hauteurs 
d'une  création  qu'on  peut  appeler  à  bon  droit  surnaturelle,  c'est 
dans  le  pas  du  second  acte  ;  un  pas  qu'elle  danse  sur  des  fleurs. 
Je  vous  prie  de  prendre  mon  mot  au  pied  de  la  lettre.  Vous  sa- 
vez ce  beau  jardin  dont  je  vous  énuraérais  plus  haut  les  délices  ; 
eh  bien  !  c'est  dans  ce  jardin  que  M"»  Taglioni ,  dégagée  de  la 
forme  terrestre,  vient  se  livrer  à  ses  doux  ébats.  J'ignore  de 
quelle  matière  sont  les  fleurs  que  la  scène  représente  ;  ce  que  je 
sais  bien  ,  c'est  que  l'illusion  est  complète ,  et  qu'on  voit  positi- 
vement la  divine  danseuse  courir  sur  des  camélias,  sur  des  lis, 
sur  des  jonquilles  que  son  passage  ne  fait  pas  même  frissonner. 
Vous  vous  rappelez  Mi'e  Taglioni  dans  la  Fille  du  Danube  et 
dans  la  Silphyde;  comme  tout  le  monde,  vous  pensiez  alors  , 
en  la  voyant,  que  le  corps  humain  ne  |)0uvait  arriver  à  une  lé- 
gèreté plus  grande  ;  le  miracle  que  vous  déclariez  impossible , 
M"e  Taglioni  l'a  pourtant  accompli.  Ce  n'est  plus  une  nymphe, 
ce  n'est  plus  unesilphyde  qui  danse;  c'est  une  ombre  véritable, 
c'est  une  âme!  et  la  blanche  plume  tombée  du  col  de  cygne, 
emportée  au  loin  par  le  vent  qui  la  berce,  ne  serait  ici  qu'une 
faible  comparaison.  Rien  de  ce  qui  touche  le  moins  du  monde 
à  la  réalité  ne  saurait  donner  idée  delà  merveille,  vous  dis-je! 
Figurez-vous  donc  ,  si  vous  le  pouvez  ,  une  vaporeuse  créature, 
qui,  s'éloignant  lentement  de  la  scène  où  elle  s'est  balancée  long- 
temps sans  toucher  terre ,  finit  par  s'évanouir  à  l'horizon,  comme 
une  apparition  céleste  ,  en  dansant  sur  l'eau  !  Assister  ù  jjareil 
spectacle,  c'est  faire  un  rêve.  Avez-vous  remarqué,  queltjuefois, 
par  une  nuit  claire  et  calme,  ces  long  fils  d'or  qui  vont  et  vien- 
nent sur  la  cime  des  arbres ,  qui  se  jouent  capricieusement , 
rapides  et  impalpables ,  sur  le  front  obscur  de  quehjue  église 
muette  ;  telle  est  la  juste  image  de  la  danse  immatérielle  inveu- 


REVUE  DE  PARIS.  359 

tée  en  cette  occasion  par  M"e  Taglioni.  Je  ne  vous  dis  rien  du 
pas  de  trois  ,  que  M""  Taglioni  danse  au  dernier  acte ,  et  pen- 
tlant  lequel  elle  demeure  insaisissable  pour  son  amant,  aux  yeux 
de  qui  seul  elle  est  visible  ;  ce  pas  est  conçu  ,  tout  naturelle- 
ment, dans  les  mêmes  données  que  le  pas  qui  précède.  Il  vous 
suffit  de  savoir  que  M"e  Taglioni  le  danse  avec  la  même  per- 
fection. 

Le  lendemain,  l'empereur,  comme  témoignage  de  sa  satis- 
faction personnelle,  a  envoyé  à  M.  Taglioni  une  très-belle  ba- 
gue ,  et  une  magnifique  parure  en  diamants  et  en  turquoises  à 
M"e  Taglioni.  C'est  là  une  manière  d'applaudir  qui  en  vaut  bien 
une  autre!  Au  moment  où  je  vous  écris ,  du  reste,  le  succès  de 
/'Omère  va  croissant ,  s'il  est  possible.  Les  dilettanti  de  Saint- 
Pétersbourg  savent  maintenant  où  passer  le  plus  grand  nombre 
de  leurs  soirées ,  cet  hiver. 

Vicomte  DES***. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Pages. 

L'archiprêtre des  Cévennes,  par  M.  Eugène  Sue.    ...  G 

Le  cliâleau  de  La  Brosse-Saint-Ouen ,  par  M.  X.  Marmier.  37 
Critique  littéraire.  —  Œuvres  de  George  Sand,  —  Lélia  , 

par  M.  Auguste  Bussière 71 

Rennes  en  1788  ,  par  M.  Emile  Souvestre 90 

André  Vésale  (1514-1544) ,  par  M.  E.-J.  Delécluze.     .     .  110 

Faustine  Bloro  ,  par  M.  Frédéric  Mercey 155 

Madame  De  Fresnes  ,  par  M.  Francis  Wey 167 

William  et  Marie,  par  M.  Henri  Heine 205 

Le  Bonhomme  de  pain  d'épices ,  par  M.  Paul  de  Musset.     .  231 

L'archiprétre des  Cévennes,  par  M.  Eugène  Sue.     .     .     .  267 
Nîmes.  —  A  M.  Le  directeur  de  la  Revue  de  Paris ,  par 

M.  Jules  de  Saint-Félix 331 

Critique  littéraire.— Vie,  correspondance  et  écrits  de  Was- 
hington ,  avec  une  introduction  par  M.  Guizot  ;   par 

M.  Léonce  de  Lavergne 343 

Un  Ballet  nouveau  à  Saint-Pétersbourg ,  par  M.  le  vi- 
comte de  S''"* j     .     .  559 


FIN   DE  LA  TABLE.